Les
fêtes et les translations de saint Jacques
dans le livre III du Codex Calixtinus
in ANDRÉ MOISAN - LE LIVRE DE SAINT JACQUES
ou CODEX CALIXTINUS DE
COMPOSTELLE
Etude
critique et littéraire
Librairie Honoré Champion,
Editeur. 7, quai Malaquais - PARIS. 1992
Le
livre III, qui clôt la partie liturgique et hagiographique
du Codex, est d'emblée le plus court avec ses quatre
chapitres (f. 155v-162r). Il traite de la translation
du corps de saint Jacques de Jérusalem à Compostelle,
selon une double tradition que le prologue de Calixte
s'emploie à harmoniser (chap. I - II). II établit ensuite
un calendrier des fêtes liturgiques, qu'il veut clair
et définitif (chap. III), avec un appendice sur les
"trompettes" de saint Jacques (chap. IV).
Ces pages qui sont en grande partie (f. 155-160) de
la main du Scriptor II, mais qui n'ont pas été altérées,
ainsi qu'en témoigne la copie de Ripoll, ne sont pas
ornées des belles miniatures et initiales que l'on trouve
par ailleurs; tout au plus quatre initiales assez peu
habiles, et de la place prévue pour une ornementation
qui n'a pas été réalisée, alors que le livre IV s'ouvre
(f. 162) par les grandes scènes peintes que l'on sait.
De ce fait, le livre III n'a guère eu la faveur des
médiévistes. P. David n'y voit que "l'oeuvre d'un
remanieur tardif', un livre "étrange, si contraire
à l'esprit du livre l, l'élément sans doute le plus
récent introduit dans le premier Codex Calixtinus",
en somme une récupération de récits traditionnels que
le livre I n'avait pas retenus. A y regarder de plus
près, et compte-tenu du contexte général du Liber, on
s'aperçoit qu'aux yeux du rédacteur, il avait bel et
bien son importance dans la trilogie habituelle à l'hagiographie:
le livre l, par la variété et la richesse des textes
qui célèbrent l'apôtre connu par les Evangiles et les
Actes, constituait une sorte de Vita en forme de florilège,
le livre II formait l'habituel Liber miraculorum, l'essentiel
du livre III termine l'ensemble par les récits de la
Translatio reliquiarum. Rien donc que de logique et
en bonne place, la brièveté n'entrant pas en ligne de
compte. Bien plus, l'application et l'ingéniosité de
Calixte-Picaud se déploie ici plus peut-être qu'ailleurs,
tandis qu'il veut mettre de l'ordre dans la tradition
embrouillée des fêtes liturgiques, et s'emploie à accorder
deux récits de translation passablement différents,
le tout dans le respect de la tradition.
A)
Les fetes liturgiques
Il
s'agit d'une tradition plutôt confuse, tant pour la
date du martyre de l'apôtre Jacques "le Majeur"
à Jérusalem et sa célébration que pour la translation
de son corps à Compostelle. Il est cependant nécessaire
de débrouiller la question, si l'on veut comprendre
l'intervention du transcripteur au chapitre III. Les
indications réunies sont dues aux travaux de L. Duchesne
pour l'édition et l'étude des textes les plus anciens,
à la synthèse de A. L. Ferreiro pour le Moyen Age, à
la Patrologie de Migne, ainsi qu'aux travaux essentiels
de dom Dubois sur les martyrologes.
Tout
d'abord, Jacques dit le Majeur, frère aîné de l'évangéliste
Jean et fils de Zébédée, fut décapité par Hérode Agrippa
I, selon les Actes des Apôtres (XII, 1-5), à Jérusalem,
à une date que l'on situe entre 41 et 44. Il fut le
premier apôtre à donner le témoignage du sang. Si la
date n'en est pas précisée, la tradition a de bonne
heure appliqué à Jacques l'époque de la Pâque, bien
indiquée dans le contexte pour l'emprisonnement de Pierre.
On a aussi ajouté des détails pour former un récit de
sa mort, à la suite de Clément d'Alexandrie repris par
Eusèbe, récit en deux versions qu'on lit dans les deux
Passions du livre I. De plus, la date du 25 mars était
hautement symbolique pour l'antiquité chrétienne: jour
de l'Incarnation, neuf mois avant le 25 décembre, jour
de la Passion qu'a recueilli le Martyrologium Hieronymianum,
même s'il n'y a rien d'historiquement assuré. Diverses
sources ont naturellement fait coïncider le martyre
de saint Jacques avec l'anniversaire de la mort de Jésus,
son Maître.
Mais
il y a aussi confusion fréquente avec Jacques "le
Petit, le Mineur" ou "le Juste", fils
de Marie, la soeur de la Sainte Vierge et de Cléopas,
et donc cousin de Jésus, appelé "frère du Seigneur"
(Mat. XIII, 15) dans le langage biblique, auteur, selon
la tradition, de l'Epître de Jacques, premier évêque
de Jérusalem établi, selon certains, par Jésus lui-même
ou par les apôtres (Jérôme), et mort lapidé en 62 d'après
Josèphe. Alors que ce Jacques "le Petit"
n'était pas du nombre des douze apôtres de Jésus, on
l'a souvent confondu avec Jacques, fils d'Alphée, l'un
des Douze (Mat. X, 3). Rien d'étonnant par conséquent
à ce que la date du 25 mars soit attribuée aussi à Jacques
le Mineur et que les trois Jacques aient pu être échangés.
Il faut savoir, en effet, que les martyrologes ont été
élaborés à partir des calendriers des diverses églises,
et qu'on a tenté d'harmoniser des données discordantes,
quitte à les recueillir telles quelles, sans pouvoir
les accordera. Exiger plus de clarté dans les traditions
anciennes serait se méprendre. Il reste donc que la
tradition du martyre historique, pour le frère de Jean
(Actes XII, 1-5) au temps de Pâques, est acquise, en
dépit des confusions auxquelles elle a prêté.
Cependant,
le dies natalis de Jacques le Majeur ne pouvait guère
être célébré le 25 mars, à cause de l'occurrence de
la Semaine Sainte. Aussi lisons nous, dans les documents
les plus anciens, la date du 27 décembre, fictive certes,
mais résultant d'un regroupement de fêtes d'apôtres
aussitôt après la Nativité du Christ. Ici, la compagnie
de Jean (encore actuellement célébré à cette date) apparaît
mieux, même si des confusions avec "le Mineur"
apparaissent encore. La fixation de la Saint-Jacques
à la date voisine du 30 décembre est une donnée intéressante
pour notre propos, et les recherches de dom Férotin
sur les anciennes liturgies espagnoles prennent ici
toute leur importance. En résumé, on retiendra que les
liturgies mozarabes consignées dans des manuscrits espagnols
du XIe siècle, dont celui de Compostelle (1055), ne
portent aucune mention pour le 25 juillet, mais sont
unanimes à fixer au 30 décembre le dies festus sancti
lacobi Maioris, sans qu'il soit question de translation.
Dans les bréviaires et missels imprimés de la liturgie
ancienne, le désordre règne à nouveau, mais dom Férotin
ne s'est pas laissé impressionner. En concurrence, la
date du 25 juillet, fictive elle aussi, était celle
du calendrier romain et occidental, et ce depuis longtemps.
La réforme menée en Espagne au XIe siècle pour unifier
une liturgie particulière et disparate au profit de
la liturgie romaine, promue, après d'autres papes, par
Calixte II, avec le concours de son ami Gelmirez, dont
il avait élevé le siège à la dignité d'archevêché, explique
la permanence des deux dates du 25 juillet et du 30
décembre. L'Historia Compostellana note, pour les années
1120 et 1121, la célébration du 25 juillet, selon les
nouvelles normes. Engagé dans la réforme et le promotion
du culte de saint Jacques, et devant une telle floraison
plutôt embarrassante, qu'allait faire Calixte-Picaud
?
Il
retient l'indication des Actes des Apôtres, avec la
précision du 25 mars qu'il a lue dans la tradition,
date confirmée, soutient-il, dans une vision d'un fidèle
qu'il connaît: Jacques est mort aux jour et heure où
son Maître subit la Passion. Après avoir mentionné la
date du 25 juillet selon le Martyrologium Hieronymianum,
il met sans hésitation au compte du saint pape (beatus)
Alexandre 1er (+ 119) la fixation de cette date, en
même temps que celle de Saint-Pierre-aux-liens le 1er
août. Il en appelle aussi pour cette date au martyrologe
de Bède. Les trois dates essentielles sont alors fixées:
25 mars, date du martyre, 25 juillet, transport du corps
d'Iria à Compostelle, 30 décembre, dépôt dans le tombeau.
Suit l'exposé du bien fondé du report de la célébration
du 25 mars au 25 juillet, selon l'usage romain (merito
sancta ecclesia ... ce/ebrare consuevit). Le report
de la fête de la translation des reliques et de l'élection
(choix) de Jacques comme apôtre (mentions toujours jointes
dans le livre I) au 30 décembre a été établie, selon
la tradition (fertur) et pour la Galice, par l'empereur
défunt Alphonse, bona memoria dignus. Calixte la confirme
de son autorité: c'est la vieille fête chère aux gens
de Galice qui est maintenue, et dont l'objet est
précisé.
Cette
solennité est ensuite présentée dans son déroulement
fastueux, tel que l'a voulu et inauguré l'empereur d'Espagne
Alphonse, rex venerabilis, tel qu'Aimeri Picaud a dû
le voir, si l'on en juge par la précision de la mise
en scène. Le jour de la fête est ponctué par l'éclat
des trompettes, au palais royal et dans l'armée qui
bénéficie pour la circonstance de gratifications diverses;
la table princière est ouverte à tous, même au petit
peuple. En l'honneur des apôtres, le roi déposera sur
l'autel, à la messe, douze pièces d'or et d'argent.
Une procession s'organise, où l'empereur apparaît en
grand apparat, entouré de la cour et de l'armée. Son
sceptre d'or qu'il tient à la main, son diadème d'or
orné de pierres précieuses, son épée prestigieuse qu'on
porte nue devant lui, sont un éblouissement. Devant
lui s'avance l'évêque du lieu, revêtu des habits liturgiques
les plus somptueux, précédé de ses soixante-douze chanoines
et des clercs, les uns revêtus d'ornements chamarrés,
d'autres portant candélabres, croix, encensoirs et châsses,
d'autres poussant des chariots sur lesquels brillent
les cierges offerts par la piété des fidèles. Derrière
le cortège, la foule de toutes conditions en habits
de fête, les femmes dans leurs plus beaux atours. L'auteur
devenu reporter prend plaisir - on le sent - à distinguer
dans la foule bigarrée ce qu'ont observé ses yeux émerveillés:
rien de trop beau pour une foule en liesse, heureuse
de célébrer la fête de son saint patron.
On
s'est demandé de quel roi Alphonse il pouvait s'agir.
Alphonse II le Chaste (791-842) est à écarter, même
si la découverte du tombeau et du corps de l'apôtre
eut lieu sous son règne: on devait être loin de l'ampleur
de la solennité décrite, qui a tellement un air de vu
et de vécu pour son rapporteur. Il faut aussi écarter
Alphonse VII, roi de Léon et de Castille (1126-1157)
et empereur d'Espagne (1135-1147): car le personnage
auquel il est fait allusion est présenté comme mort
par le rédacteur qui use constamment de l'imparfait
à son sujet. Pour A. de Mandach, "l'instauration
de la grande procession de la Translation (29 déc. !)
remonte bel et bien à Alphonse IV, 'Charlemnagne' lui-même".
C'est aussi l'avis de P. David. En faveur de cette hypothèse
pourrait jouer le fait que sous Alphonse VI (1065-1109)
se fit la substitution du rite romain au rite mozarabe,
mais l'institution des soixante-douze chanoines - à
moins qu'il n'y ait anticipation voulue par le rédacteur
- est due à l'évêque Diego Gelrnirez, dans le cadre
des réformes qu'il entreprit dès la première année de
son épiscopat. L'Historia Compostellana est explicite
sur ce point, ce .qui nous reporte au règne d'Alphonse
I, roi d'Aragon et de Navarre, de Castille et de Léon
(1104-1134), dit aussi "le Batailleur", mort
en 1134. Dans le contexte historique évoqué plus haute,
il se trouve sur le devaant de la scène, ayant épousé
la princesse Urraca, belle-soeur en premier mariage
de Gui de Bourgogne-Calixte II, tous mêlés à l'épiscopat
de Gelmirez (+ 1139). On sait aussi que le Guide lui
est très favorable, toutes raisons qui plaident en sa
faveur.
Le
livre III se termine par un chapitre IV de quelques
lignes: De tubis sancti Jacobi (fol. 162r), sorte d'annexe
qui fait allusion à l'une des pratiques de la dévotion
populaire. Ces "trompes" n'ont rien à voir
avec les traditionnelles coquilles (crusillae) décrites
au folio 81, et qui sont, avec le bourdon, l'attribut
des "marcheurs de Dieu". Il s'agit ici de
coquilles en spirales (caracola en espagnol), dont les
pêcheurs se servaient pour annoncer à leur retour, la
vente du poisson, et que les pèlerins sont à même de
ramasser sur les plages de Galice. Sanctifiées par la
piété populaire, elles ont le pouvoir d'écarter la fureur
des tempêtes.
B)
Les deux récits de la translation
Ce
que la tradition affirme sur la translation du corps
de saint Jacques de Terre Sainte en Galice ne pouvait
être ignoré d'un compilateur attentif à recueillir tous
les éléments susceptibles d'illustrer son culte: c'est
l'objet des chapitres Iet II. Ainsi qu'il l'avait fait
au livre I pour les deux récits de la Passion, la magna
et la modica, en les admettant l'une et l'autre comme
complémentaires, il recueille, avec une sorte de vénération,
et pour célébrer la fête du 30 décembre, une translatio
magna assez développée et fleurie, ainsi qu'une lettre
du pape Léon, postérieure et plus sobre. Les deux récits
présentent cependant assez d'éléments divergents pour
que le transcripteur s'emploie, dans un prologue aussi
habile que laborieux, à tout accorder. Derrière ces
récits, où l'imagination tient évidemment une large
part, se profilent les questions encore controversées
de la réalité des reliques de l'apôtre à Compostelle,
des circonstances de leur arrivée, et de leur découverte.
Ces points épineux ne peuvent ici qu'être effleurés,
mais les références qui seront données aux positions
les plus en vue aideront à prolonger la recherche.
La
Translatio magna (f. 156v-159r) part de la dispersion
des Apôtres après la Pentecôte. A Jacques échoit, par
la volonté divine, l'évangélisation de l'Espagne (nutu
Dei hesperie horis appulsus). Sept disciples recrutés
sur place l'aident dans sa mission de défricheur: Torquat,
Second, Indalèce, Ctésiphon, Euphrase, Cécilius, Hésyque.
L'apôtre retourne avec eux à Jérusalem, où il subit
le martyre par la main d'Hérode. Ses disciples recueillent
son corps qu'ils emportent sur le littoral; ils y trouvent
un bateau (navim sibi paratam inveniunt) qui les transporte,
en sept jours et sans encombre, à Iria en Galice. Dans
le but de donner au corps saint une sépulture appropriée,
ils se dirigent vers l'est, trouvent une matrone du
nom du Luparia, et lui demandent de leur céder un temple
païen (delubrum) situé dans une de ses propriétés, à
cinq milles d'Iria. Païenne et mal disposée, elle les
adresse au roi du pays. Tandis que quelques disciples
veillent le corps, les autres se rendent près du. roi
qui les reçoit fort mal; ils prennent la fuite, mais
les hommes du roi se lancent à leur poursuite. Grâce
à Dieu, un pont s'écroule au moment où ceux-ci s'y engagent:
ils périssent noyés et les disciples leur échappent.
De retour près de Luparia, ils racontent la vengeance
du Ciel contre ces idolâtres. Pour se débarrasser d'eux,
la femme les envoie dans la montagne où ils doivent
affronter un dragon gigantesque qui terrorise la contrée.
Ils en triomphent et exorcisent le lieu, qui s'appelait
mons illicinus (mont des yeuses) et devient mons sacer
(mont sacré). Ils doivent aussi dompter des boeufs sauvages.
Convaincue de leur puissance, la matrone se convertit,
ainsi que ses proches. Le temple est alors vidé de ses
idoles qui sont brisées; on creuse pour construire un
tombeau, qu'une église abritera. Les disciples reprennent
alors leur prédication, tandis que deux d'entre eux
(anonymes) resteront là jusqu'à leur mort pour garder
le corps de l'apôtre.
Cette
version, que L. Duchesne situe vers le milieu du IXe
siêcle, n'est pas de première main, et ne représente
pas une tradition purement locale; elle n'est même qu'un
plagiat et une combinaison d'éléments antérieurs - ce
qui n'est pas rare en hagiographie - dont le savant
critique dit avec justesse: "L'auteur de la Translatio
s'est emparé d'une histoire qui circulait à l'autre
extrémité de l'Espagne sur des saints des environs de
Grenade et l'a transportée en Galice". En effet,
on peut lire celle-ci, à quelques variantes près, dans
les Martyrologes de Bède (+ 735), Adon (+ 875) et Usuard
(+ 876)30. La transposition apparaît comme flagrante,
même si le nom de saint Jacques n'apparaît jamais dans
les notices. Les sept disciples aux noms identiques
ont été ordonnés évêques à Rome par les apôtres et envoyés
par eux en Espagne. Ils se présentent d'abord à Acci,
mais les païens se précipitent sur eux et les obligent
à fuir. Ils franchissent un pont qui s'écroule après
leur passage, engloutissant leurs poursuivants. La senatrix
Luparia, frappée par le miracle, se convertit et donne
l'exemple. Les apôtres se dispersent ensuite, pour aller
fonder des églises dans sept villes différentes qui
gardent leurs tombeaux. Celui de Torquat d'Acci verra
fleurir et fructifier un olivier planté près de lui.
Les
détails essentiels (sept disciples, la matrone Luparia,
le pont écroulé) sont communs aux Martyrologes et à
la Translatio, qui en emprunte d'autres à la tradition
qu'ils représentent. En tout cas, il fallait quelque
habileté pour adapter au terrain galicien la légende
des sept premiers évêques évangélisateurs de l'Espagne,
même s'il était "assez naturel que l'on mît en
rapport avec saint Jacques les sept saints considérés,
au moins dans certaines parties de l'Espagne, comme
ayant été les premiers apôtres de ce pays?». Force était
de tenir compte de cette vieille tradition, si l'on
voulait que l'apôtre Jacques eût été le tout premier
évangélisateur de la Galice. Nouveau casse-tête pour
la rédacteur du Codex, qui hérite de noms de personnes
et de lieux interpolés et qui, pour tout accorder, devra
faire le point dans un prologue devenu nécessaire.
Une
autre tradition, moins développée et représentée par
l'epistola beati Leonis pape (f. 159-160r), lettre supposée
adressée aux évêques du monde entier, offre des différences
notables avec la précédente. On l'a attribuée faussement
au pape Léon II (795-816), contemporain de la découverte
du saint tombeau. En réalité, elle n'est que la troisième
relation d'une légende dont le premier témoin, d'un
latin barbare, se lit dans un manuscrit de Saint-Martial
(fin IXe s.), et la seconde mouture dans un manuscrit
postérieur de l'Escurial. Le plus ancien texte, ainsi
que l'a démontré L. Duchesne, dépend de la Translatio
et des catalogues De ortu et obitu Patrum, le second
empruntant aussi à Adon. La troisième version, celle
qui nous intéresse ici, est celle du Codex. Elle affirme
d'entrée de jeu que le corps de saint Jacques est conservé
entièrement, tête comprise (corpus integrum) à Compostelle.
L'apôtre fut martyrisé à Jérusalem par ordre d'Hérode,
onze ans après la Pentecôte, avec son disciple Josias,
sous le grand-prêtre Abiathar. Ses disciples (non cités
et non comptés) emportent en secret son corps à Joppé,
et le mettent dans un bateau qui les emmène sans encombre
jusqu'à Hyria. Ils se rendent dans une petite propriété
appelée Liberum donum, à huit milles, ubi nunc [corpus]
veneratur, Là se trouvait une grande idole, et près
d'elle une cavité (cripta) avec des outils de maçons,
ce qui permet aux disciples d'abattre la statue païenne.
Ils creusent alors et construisent une crypte (arcuatam
domum), dans laquelle ils édifient un sarcophage en
pierre pour y déposer le corps de l'apôtre, le tout
abrité par une petite église. Ils vont évangéliser la
contrée avec succès, tandis que deux d'entre eux, Théodore
et Athanase, assureront la garde du tombeau. A leur
mort, ils seront ensevelis l'un à droite, l'autre à
gauche de leur maître.
Dans
cette version plus simple et moins imaginaire, l'histoire
se trouve dégagée de la présence des sept saints; il
n'est pas dit non plus que saint Jacques ait lui-même
évangélisé l'Espagne. Ne sont cités nommément que les
deux disciples gardiens du tombeau, avec des noms nouveaux
étrangers à la liste d'Acci, et avec la précision sur
leur sépulture. La senatrix a disparu avec le roi païen,
le pont, la montagne, le dragon et les boeufs; le nom
ancien de Compostelle est dit Liberum donum. L. Duchesne,
qui situe cette rédaction vers la fin du XIe siècle,
la met en rapport avec les découvertes probables faites
dans la crypte lors de la reconstruction de la basilique
commencée en 1082 ; il y voit l'intention de dégager
la légende du "système" des sept saints d'Acci.
La lettre du pape Léon est en un sens plus satisfaisante
que le récit de la Translatio, et elle semble avoir
la préférence de Calixte-Picaud, la première n'étant
cependant pas éliminée, parce que n'étant pas en opposition
avec celle-ci. Ce qui, du point de vue du collecteur
- et c'est l'objet du prologue - peut être prouvé. Le
clerc de Parthenay n'est pas un archéologue, et l'on
ne peut exiger de lui qu'il rende compte des trois sépultures
de la crypte, de l'appellation Liberum donum. Les résultats
des fouilles récentes, consignés et analysés par J.
Guerra Campos, l'eussent satisfait, car ils comportent
des éléments fort intéressants sur la topographie du
site compostellan, beaucoup moins fantaisiste qu'on
aurait pu le croire à la simple lecture du Calixtinus.
Le Monte (Pico) Sagro, le Castro Lupario et le nom d'origine
celtique de Compostelle, Libredon, latinisé en Liberum
donum, ainsi que les trois tombes mises à jour en 1879
avec leurs trois squelettes, dans le sous-sol de la
cathédrale, sont pleins d'enseignements"- Il suffit
de renvoyer le lecteur à ce chantier toujours ouvert.
Picaud
affirme d'emblée dans le prologue de Calixte (f. 156)
que l'apôtre eut douze disciples, chiffre symbolique,
mais qui est l'addition exacte des noms qu'il a relevés,
la lettre du pape Léon ne lui faisant pas problème,
puisqu'elle ne fait pas de comptes. Tout d'abord, trois
en Palestine: Ermogène, le mage converti devenu évêque,
son disciple Filetas devenu archidiacre d'Antioche après
la mort de Jacques, saint Josias, l'écuyer d'Hérode,
mort martyr avec l'apôtre, tous convertis par lui, ainsi
que le rapporte la Passio magna (f. 48v-53r). La place
est libre, puisque ceux-ci meurent en Terre Sainte,
pour neuf autres disciples in Gallecia. Les sept évêques
ordonnés à Rome par Pierre et Paul, cités dans la Translatio
magna et repris dans le prologue un par un, cette fois
avec le lieu de leur apostolat selon les indications
et les termes mêmes d'Adon, auxquels sont adjoints Athanase
et Théodore qui auront leur sépulture de chaque côté
du tombeau de leur maître, selon les indications de
la lettre du pape Léon, tous ces éléments font le bon
compte. Et pour que tout soit clair, l'arrangeur affirme
que ces neuf évangélisateurs avaient été choisis sur
place par l'apôtre Jacques au temps où il prêchait en
Espagne; deux restèrent sur place, les sept autres le
suivirent dans son retour à Jérusalem, et ce sont eux
qui ramenèrent ensuite son corps en Galice. Plus tard,
ils évangélisèrent l'Espagne, après avoir reçu à Rome
l'épiscopat des mains des apôtres Pierre et Paul. Ainsi
- et le tour est joué, si l'on peut dire - les sept
évêques évangélisateurs de la vieille tradition étaient
tout simplement d'anciens disciples de l'apôtre Jacques
en Galice. Le fait que deux d'entre eux soient restés
sur place s'accorde avec les mentions du pape Léon,
les allusions hagiographiques qu'elles semblent utiliser,
et les données archéologiques que leur sépulture ne
manqua pas d'évoquer après la découverte du tombeau
de l'apôtre et des deux qui l'entouraient.
Notre
compilateur, toujours soucieux d'asseoir ses preuves,
fait appel à l'autorité du Martyrologe de saint Jérôme
(plus célèbre que ceux d'Adon, etc ...), pour la tradition
des sept évêques évangélisateurs de l'Espagne. C'est
aller vite en besogne (mais qui allait oser mettre en
doute le prestige de saint Jérôme et les "archives"
du pape Calixte ?) que d'invoquer le nom de Chromace,
évêque d'Aquilée. La demande qu'il fit à son ami Jérôme
de rassembler dans un martyrologe ce qu'avaient consigné
les archives d'Eusèbe de Césarée est bien connue, ainsi
que la réponse de Jérôme; mais, outre que le Martyrologium
Hieronymianum n'est qu'un pur catalogue de noms sans
éléments biographiques, on y chercherait en vain la
mention globale des sept saints en question.
Notons
enfin que la mise à part des récits de la translation
dans le court livre III n'est pas pour surprendre, tandis
que les deux Passions encadraient les quatre homélies
pour la fête du 25 juillet. Dans la trilogie hagiographique
(vie, miracles, translation du saint), l'ordre est en
effet immuable. Telle fut bien l'intention du rédacteur
et ordonnateur du Liber-Codex, le Scriptor I. Le grand
sermon Veneranda dies pour la fête de la Translation,
qui exalte le pèlerinage et sa route, ne fait aucune
allusion aux deux récits qui viennent d'être étudiés;
se prêtent-ils d'ailleurs à un exposé devant un auditoire
populaire? Il se contente (f. 75v-76r) de dénoncer,
en les énumérant, les fables dites ou écrites sur le
sujet, pour ne retenir comme authentique que ce qui
est consigné dans le Codex, et a sciemment mis à part
des traditions respectables qui relevaient davantage
de l'information et de la discussion que de l'exhortation
et de l'exemplarité.
P.
David, on l'a vu au début de ce chapitre, a peu de considération
pour les "récits populaires de translation";
sorte de pièce rapportée par un "remanieur tardif'.
Après l'étude de cette section dans le cadre général
du Liber, impression et certitude sont tout autres.
C'est bien la même main qui écarte, dès le livre I,
ce qu'elle juge faux et qui recueille avec autant de
respect qu'elle l'avait fait pour les Passions, deux
traditions qu'elle se fait fort d'harmoniser. L'ingénieux,
quoique laborieux, prologue s'inscrit en faux contre
un tardif racolage. Malgré sa brièveté, et la relative
pauvreté de son ornementation, à mettre d'ailleurs au
compte du Scriptor II, le livre III fait bel et bien
partie du Liber sancti Jacobi apporté à Compostelle
par son rédacteur qui l'a "signé" de sa manière
habituelle.
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