La
réforme liturgique dans le livre I du Codex Calixtinus
in ANDRÉ MOISAN - LE LIVRE DE SAINT JACQUES
ou CODEX CALIXTINUS DE
COMPOSTELLE
Etude
critique et littéraire
Librairie Honoré Champion,
Editeur. 7, quai Malaquais - PARIS. 1992
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Le
premier livre du Codex Calixtinus est consacré à la
réforme du culte de saint Jacques à Compostelle. Il
est le plus important de l'ouvrage par son étendue (f.
2v-139r), sa structure très ordonnée et son objet même
: c'est là que le rédacteur réalise le but essentiel
de son entreprise, donner à l'un des trois grands pèlerinages
de la chrétienté la liturgie solennelle qu'il réclame
et qui lui manque en ce début du XIIe siècle. Un ensemble
très élaboré de textes pour la messe, l'office et la
prédication, voit ainsi le jour, prolongé par les livres
II (miracles qui illustrent le culte) et III (translation,
qui est à son origine). Paradoxalement, ce corpus est
peu connu, sans doute à cause de sa fonction sacrée
qui l'éloigne du grand public plus apte à goûter le
Guide du pèlerin, tandis que les fervents de l'art épique
s'intéressent essentiellement à la Chronique de Turpin.
Pourtant, l'étude approfondie de la mise en place du
livre I est révélatrice de l'unité du Jacobus et de
la paternité du Scriptor I. Cette analyse littéraire
ne semble pas avoir été vraiment tentée jusqu'ici. Certes,
la longueur des sermons du Pseudo-Calixte (près des
deux tiers du sermonnaire), la subtilité des enchaînements
et l'abus de la typologie sont-ils déroutants pour l'esprit
moderne, en dépit des bonnes intentions, voire du pittoresque
de diverses pages. On pourrait en effet étendre à maints
folios la remarque ponctuelle de B. de Gaiffier, bollandiste
pourtant rompu au style des hagiographes: "Il faut
une large dose de bonne volonté pour lire jusqu'au bout
les développements symboliques que suggère à l'auteur
le récit évangélique". Cet aspect des choses une
fois admis, l'étude de ce florilège de textes garde
son intérêt : les textes bibliques et patristiques ont
été judicieusement utilisés, et surtout, Airneri Picaud,
le véritable auteur des sermones Calixti, révèle, par-delà
sa truculence, une réelle et intelligente piété. Il
est donc opportun d'examiner les raisons d'une telle
réforme, ainsi que sa réalisation dans l'office, le
missel et le sermonnaire.
A)
Une réforme et son esprit
En
rédigeant le Jacobus, le clerc de Parthenay et ceux
qui l'ont soutenu avaient pour ambition de donner un
nouveau lustre au culte de l'Apôtre, au lieu même -
et là seulement - où les pèlerins se pressaient à son
tombeau. En harmonie avec la ferveur des peuples venus
de l'Europe entière, attirés par la beauté du sanctuaire
et soulevés par la renommée des miracles, il devenait
nécessaire d'instaurer un culte solennel et surtout
conforme aux directives romaines. Cette célébrité appelait
le déploiement d'une liturgie alimentée aux textes sacrés
et à la tradition patristique. Ce ne pouvait être à
l'initiative d'un clerc de passage frappé par la pauvreté
du culte, dont il avait pu être témoin. C'est au contraire
porté en quelque sorte par le milieu socio-culturel
déjà évoqué qu'Aimeri Picaud et ses éventuels collaborateurs
se sont mis à la tâche, plus précisément avec le soutien
de l'archevêque Diego Gelmirez, dont on sait la forte
amitié qui le liait au pape Calixte II et la volonté
d'instaurer à Compostelle l'ordo romanus, en dépit de
la résistance de ceux qui voulaient conserver, ici comme
dans toute l'Espagne, la liturgie mozarabe, Se couvrir
de l'autorité et du nom même de ce pape était assurément
la manière la plus efficace.
La
liturgie que pratiquaient avant 1140 les 72 chanoines
attachés au sanctuaire témoignait d'un esprit anarchique
que dénonce Picaud dans l'épître inaugurale de Calixte
(fol. 2). Certes la Passion du Pseudo-Abdias fournissait
des répons (f. 2r) - et le réformateur ne manquera pas
d'en exploiter la veine -, mais le désordre se manifeste
dans le choix d'autres répons et antiennes de l'office,
où l'on adapte, pour un apôtre martyr, des textes qui
n'ont rien de spécifiques, alors que les Evangiles et
les Actes des Apôtres ne manquent pas de références
précises à l'apôtre Jacques le Majeur, le frère de Jean.
Des semblants de réforme ou d'adaptation ont dû être
tentés, mais rien n'est satisfaisant. On sait d'ailleurs
la résistance que le chapitre opposa à l'oeuvre rénovatrice
de Gelmirez et la piètre image que le Codex donne de
ces gardiens du sanctuaires, L'office ancien en usage
à Compostelle et élaboré sur place avait-il l'ordonnance
du rite mozarabe? Il semble plutôt que les injonctions
romaines avaient déclenché un début de réforme. On chercherait
en vain, en dehors de quelques bribes, des textes caractéristiques
des liturgies propres à l'Espagne dans l'ensemble construit
par la réforme de Picaud : il veut imposer la liturgie
universelle de l'Eglise, grâce à un choix de textes
mieux appropriés.
L'idée
directrice est claire : Precepimus, affirme Calixte,
ne aliquis amplius aliqua responsoria de eo cantare
ab libitum suum presumat, nisi autentica responsoria
evangeliorum, quae hic liber continet... Quicquid enim
de sancto lacobo cantatur, ingentis auctoritatis esse
debet (f. 2v). Par la suite, les argumenta et prologi
ne manqueront pas pour expliquer les raisons des choix,
l'élaboration et la valeur historique des sources extra-bibliques,
comme l'imposition d'un nouveau calendrier de fêtes.
Le lecteur est frappé par le nombre de chapitres mis
à l'actif du pape Calixte. En plus des homélies qui
lui sont propres, le choix et la mise en place des textes
liturgiques lui reviennent en totalité. Par exemple,
officium festivum sancti lacobi a beato papa Calixto
dispositum (f. 101r), missa a domno papa Calixto edita
(f. 114r, 122v). Le ton est péremptoire pour une réforme
radicale, écartant les tentatives partielles et maladroites
tentées jusque Ià,
Est-ce
à dire pour autant que l'intransigeance ne laisse place
à aucune souplesse ? Il est vraisemblable que Picaud
a reçu l'aide, à Compostelle et ailleurs, d'hommes d'Eglise
pour la composition de nouvelles pièces liturgiques
(oraisons, préfaces), la collecte et l'adaptation (sinon
la transcription) des pièces chantées de diverses provenances
et dont la richesse a fait dire au spécialiste dom G.
Prado qu'aucun saint n'avait été honoré d'un tel monument
musical au XIIe siècle. Il s'est fait accueillant en
tout cas à un florilège de textes neufs, hymnes, proses,
répons et versets sous la signature d'auteurs contemporains
comme Guillaume, le patriarche de Jérusalem, ou plus
anciens tel Fulbert de Chartres, sans parler de lui-même
et de son quasi-compatriote Fortunat. Ces attributions,
on l'a dit, restent invérifiables, celles d'amis, de
maîtres célèbres à l'époque, de gens rencontrés. A la
fois ferme et tolérant, le réformateur retient la Passio
modica tirée de l'Histoire Ecclésiastique d'Eusèbe,
à l'intention de ceux qui trouveraient trop longue la
Passio magna : elles ont toutes les deux, précise t-il,
valeur historique, malgré des éléments différents, la
seconde découlant de la première comme le ruisseau de
sa source (f. 18, 48r, 2r). De même, les deux récits
de la Translatio du corps de l'apôtre de Jérusalem à
Compostelle s'accordent l'un à l'autre, le rédacteur
s'employant à gommer les contradictions apparentes sur
le nom et le nombre des disciples qui interviennent.
Il ne manquera pas d'utiliser à l'occasion ces pièces
maîtresses particulièrement appropriées au but recherché.
La
fête de saint Jacques le Majeur, celle de son martyre
ou dies natalis, était jusqu'alors célébrée le 30 décembre,
quelques jours après celle de son frère l'apôtre Jean.
Les calendriers mozarabes du XIe siècle, dont celui
du ms. de Compostelle de 1055, sont formels, comme le
constate dom Férotin : "Il n'est pas douteux que
l'Eglise gothique d'Espagne n'ait célébré en ce jour
la mémoire du martyre de saint Jacques le Majeur. Tous
les monuments anciens de la liturgie mozarabe sont d'accord
sur ce point". Cette seule fête d'hiver parut trop
peu aux yeux du clerc saintongeais qui crut de son devoir
d'adopter la date du martyre dans la liturgie romaine,
le 25 juillet. L'ancienne date sera récupérée comme
celle de la solennité de la translation, à laquelle
on joindra, pour ne rien oublier, la commémoraison de
l'élection de Jacques comme apôtre par le Christ. Les
deux fêtes seront élevées au même rang avec chacune
leur octave, mais il est visible que celle du martyre
a bénéficié de plus de soin dans le déploiement des
textes liturgiques. Quant à la fête des Miracles du
3 octobre (f. 128 ajouté et notes marginales des fol.
20r, 152v et 161r), elle est dite avoir été instituée
par Anselme, l'archevêque de Cantorbéry (+ 1109). On
est plutôt amené à penser que les miracles recueillis
et mis par écrit par le prélat (f. 149-152) ont donné,
sinon à Picaud lui-même, du moins aux chanoines de Saint-Jacques,
et donc postérieurement à la remise du Codex à leur
église, l'idée de célébrer cet autre aspect de la gloire
de l'apôtre, Les dates de fête une fois fixées, il fallait
élaborer office, messes et sermonnaire.
B)
L'office de saint Jacques
Pour
les deux solennités du 25 juillet et du 30 décembre,
l'office de Matines sera de type canoniaI (3 x 3 leçons)
et non monacal (3 x 4 leçons), comme il sied à des chanoines
qui ont la charge du sanctuaire et de la prière chorale
officielles. La plus grandiose des fêtes est celle d'été
qui voit affluer les pèlerins; elle est donc précédée
d'une vigile qui prépare clergé et peuple à la célébration
du martyre. Les matines du 25 juillet se présentent
comme l'élément le plus propre à éclairer et à nourrir
la piété, avec leurs neuf psaumes et leur neuf lectures
répartis sur 3 nocturnes : Sit, cum responsis lectio
trina (f.2v). Dans l'argumentum qui suit cette section
(f. 101-113), on explique que, durant l'octave, on pourra
reprendre l'office à neuf psaumes ou se contenter de
trois psaumes et de trois lectures prises dans le sermonnaire.
Au second jour de l'octave, si l'on veut célébrer saint
Josias, on prendra les neuf leçons dans la Passio magna,
où se lit précisément la passion de ce juif qui se convertit
en se jetant aux pieds de saint Jacques et subit le
même martyre, après en avoir reçu le baptême (f. 51·-52).
L'occurrence du dimanche avec la vigile ou la fête pose
problème. La vigile sera donc célébrée le samedi avec
jeûne, messe et matines ou le dimanche sans jeûne. Les
six psaumes et répons des deux premiers nocturnes seront
pris de dominica, ceux du troisième nocturne seront
de vigilia; les neuf leçons seront tirées du sermon
de Calixte Vigilie noctis pour la vigile. Si le 25 juillet
tombe un dimanche, la solennité du martyre aura la priorité,
bien qu'on puisse célébrer aussi, soit avant soit après
l'office de la fête, celui du dimanche. L'octave est
fixée au 31 juillet, avec l'office de la fête, et non
le 1er août, jour où l'on doit fêter saint Pierre-aux-liens.
La célébration de la translation et de l'élection sera
la simple reprise, avec octave, de la solennité du 25
juillet.
Aucune
indication très précise n'est donnée quant à la répartition
et à la longueur des lectures, mais il est clairement
dit où puiser. Ce qui n'étonne pas sous la plume d'un
réformateur dont on connaît la souplesse alliée à la
fermeté. Les chanoines feront donc leur choix ou dans
les pages variées du sermonnaire (avec les Passions)
ou dans celles du Liber miraculorumn, tous textes dont
la valeur historique est hautement revendiquée. Certes,
l'abondance et la richesse de cet ensemble ne sauraient
être épuisées à l'office. Aussi les usagers sont-ils
invités à prolonger au réfectoire la lecture des livres
I et II. La suite du Codex, moins austère et plus fleurie,
ce qui ne nuit en rien à sa valeur historique, pourra
aussi agrémenter les repas: les récits de la translation
et la description de la procession de la fête (I. III),
les expéditions de Charlemagne contre les païens d'Espagne
racontées par l'archevêque Turpin (l. IV), le récit
pittoresque de la route du pèlerinage avec ses heurs
et malheurs (l. V).
En
laissant de côté pour l'instant ce qui concerne l'origine
patristique et calixtinienne de ces lectures, il faut
mettre à l'actif de Picaud la collecte et la mise en
place des récits de la Passion et de la Translation,
chacun précédé d'un utile protogus Calixti. La Passio
modica (f. 18v-19) se fonde sur un passage de l'Histoire
ecclésiastique d'Eusèbe (+ 339), qui inclut un fragment
par ailleurs perdu de Clément d'Alexandrie (+ avant
215), et sur une page des Antiquités judaïques de Josèphe
(+ après 100), autorités qui sont invoquées en plusieurs
autres endroits pour asseoir l'historicité des textes.
La Passio magna (f. 48v-53r) procède d'une compilation
de Passiones et d'Acta de l'apôtre, créée au VIe siècle
et attribuée à l'évêque de Babilone, Abdias. Plus riche
et plus agréable à lire, elle comporte notamment une
longue prière du martyr (f. 52). Le premier récit de
la Translation (f. 156r-159r), que le clerc français
a pu transcrire à Compostelle, comme il le vit faire
par un autre Français, explique plus longuement que
le second appelé faussement par la tradition epistola
beati Leonis pape (f. 159-160r), le transport du corps
de Terre Sainte en Galice et sa déposition à Compostelle
par les disciples de saint Jacques. Par deux fois donc,
Picaud accueille une double tradition, soucieux qu'il
est, en dépit des points divergents, d'apporter à la
célébration liturgique des bases historiques qui la
légitiment.
Pour
les autres Heures de l'office, Laudes, Petites Heures,
Vêpres et Complies, le rédacteur applique sans faille
son principe de recourir à des textes authentiques et
appropriés tirés de l'Ecriture, des Pères, de l'histoire,
sans s'oublier lui-même: bénédictions pour les lecteurs
aux matines, capitules pour les Heures, répons et antiennes
divers. Les derniers chapitres du livre de L'Ecclésiastique,
qu'on appelle l'hymnus patrum, où sont célébrés les
grands noms de l'histoire du peuple hébreu, avec adaptation
à saint Jacques, des références justifiées aux récits
des évangélistes, aux Actes des Apôtres, à Eusèbe de
Césarée, à saint Jérôme, à saint Grégoire, à un évêque
miraculé, divers répons, versets et antiennes composés
par Calixte ou puisés dans le sermon de la vigile (f.
103v-104r) alimentent ces textes secondaires. Enfin,
les hymnes des Matines et des Laudes de la vigile attribuées
à Fulbert de Chartres, celles des premières Vêpres,
Matines, Laudes et secondes Vêpres de la fête rédigées
par Guillaume, le patriarche de Jérusalem, l'un des
dédicataires du Liber-Codex (f. 1r), illustrent la manière
du réformateur qui veut que l'on chante la gloire de
saint Jacques multis modis et vocibus. Rien donc que
de très cohérent, de varié et d'ordonné dans ce florilège.
C)
Les messes de saint Jacques
C'est
dans le propre des messes (f. 114-127) que Calixte-Picaud,
vraisemblablement aidé pour la collecte des textes et
des mélodies, exprime le meilleur de la dévotion à l'apôtre
de la Galice. Chaque jour en effet, de la vigile du
24 juillet à l'octave du 1er août, bénéficie presque
totalement d'une messe propre, dont les textes ont été
choisis Spiritu Sancto dictante (f. 113r). De plus,
tout pèlerin, qui peut venir de fort loin, pourra tous
les jours, en dehors de Noël, des Jours Saints et de
la Pentecôte, assister à une messe de saint Jacques
avec des oraisons spéciales pour lui (f. 2v, 122v).
Le 1er août, à cause de la fête de saint Pierre-aux-liens,
une seule messe chantée après l'office de Prime (f.
127v-128r). La messe ajoutée pour la fête des Miracles
ne peut guère qu'emprunter tous ses textes à d'autres
jours. La solennité du 30 décembre a ses textes propres
repris au jour de l'octave (5 janv.).
La
vigile et la solennité du martyre, la principale des
trois fêtes, doivent être célébrées avec le plus grand
éclat. Dans une veillée illuminée, dont le monumental
sermon Vigilie noctis sacratissime traduira la grandiose
ambiance en vue de favoriser la ferveur des pèlerins
qui se pressent, la bénédiction des fonts baptismaux
et l'administration du baptême rappellent un des grands
moments de la Nuit pascale, ce qui constitue, dans le
lent déploiement des chants et des processions, une
extraordinaire mise en valeur des mystères chrétiens
devant une foule accourue de tous les horizons. La messe
de la nuit - et elle seule - aura trois lectures (f.
114v-115). L'hymne Salve festa dies de Calixte, en distiques
et avec refrain, vient scander les processions d'entrée
du 25 juillet et du 30 décembre. Deux types de lectures
sont retenus : la première tirée des livres de La Sagesse
et de L'Ecclésiastique adaptée à l'apôtre, des Actes
des Apôtres ou de l'Histoire ecclésiastique qui relatent
le martyre, la seconde des Evangiles en des scènes où
apparaît l'apôtre: vocation et envoi des apôtres, épisode
des fils de Zébédée, Transfiguration, Agonie de Gethsémani.
La lecture d'une page d'Eusèbe peut surprendre, mais
Calixte a soin de s'expliquer sur cette pratique de
la vieille liturgie d'Espagne: il faut accorder la même
valeur historique à l'Histoire qu'aux Actes. Il
avertit aussi que l'extrait de La Sagesse (XIX, 12-16)
pour le 30 juillet est destiné à flétrir la conduite
des mauvais hôtes sur le chemin de Saint-Jacques (f.
113v-126r), intention qui ne pouvait échapper au pourfendeur
de tous les abus dans le sermon Veneranda dies. .
D'autres
pièces d'allure plus libre ont un aspect décoratif.
Chaque jour sera chantée une prose avant l'évangile,
à la gloire du saint patron: Gratulemur et Ietemur (25
et 31 juil., 30 déco et 5 janv.), Clemens servulorum
(26, 28, 30 juil., 1er août, 3 oct.), Boanerges qui
n'est qu'un extrait de la première (27, 29 juil.). Fidèle
à son idée de florilège, Calixte-Picaud termine le Propre
de saint Jacques (et le livre l, f. 130v-139) par un
ensemble de pièces signées destinées à être chantées,
ad libitum: un Benedicamus de saint Jacques, oeuvre
de maître Anselme, quatre conduits d'un ancien évêque
de Bénévent, de Fulbert de Chartres, du cardinal Robert
[Pullen] et de Fortunat, un Benedicamus d'un docteur
galicien. Mais c'est la messe farcie, farsa officii
misse sancti lacobi.. cantanda quibus placebit, attribuée
à l'évêque Fulbert et destinée aux fêtes du martyre
et de la translation, qui retient le plus l'attention
(f. 133-139). Une véritable virtuosité s'y déploie,
qui met en oeuvre l'art musical dont l'Ecole de Paris
fut l'initiatrice aux XIe et XIIe siècles. Le prêtre
saintongeais Picaud, que l'on perçoit à travers son
oeuvre tellement ouvert à la culture, se fait accueillant
au nouvel art vocal. Les choeurs qui se répondent dans
le chant d'ouverture aux mélodies mouvantes, l'introït
avec son refrain de procession, le Kyrie avec ses invocations
prolongées, la proclamation du récit du martyre en dialogue
chanté, terminé comme le Sanctus par des vocalises et
des acclamations, le Benedicamus sancti Iacobi du docteur
galicien constituent un ensemble festif de grande valeur.
Comme si la louange ne devait cesser, le Calixtinus
rassemble en finale (f. 185-191) des textes attribués
à des dignitaires dont Picaud a dû connaître plus que
le nom : Aton, évêque de Troyes (7 pièces), maître Albert
de Paris, Joscelin, évêque de Soissons (2), Aubri, archevêque
de Bourges, maître Ayrard de Vézelay, un ancien évêque
de Bénévent, maître Gautier de Châteaurenard (3), maître
Jean Legal, Fulbert, évêque de Chartres, maître Droard
de Troyes (2). Cette partition, avec ses monodies fleuries
et ses dialogues à deux et trois voix, a été reconnue
par le grand musicologue H. Anglès, comme un des monuments
les plus précieux de la musique ancienne en Espagne.
La dernière pièce avant la lettre d'Innocent II et le
miracle de Vézelay qui closent l'oeuvre du clerc français,
l'hymne Ad honorem regis summi résume les vingt miracles
du livre II (f. 190v-191). La signature Aymericus Picaudi
presbiter de Partiniaco mise en tête est comme un clin
d'oeil de l'organisateur de l'office de saint Jacques
D)
Le sermonnaire
Destiné
à alimenter la prédication des messes et les lectures
de l'office, le sermonnaire précède (chap. I - XX) l'office
et le missel. Dix-sept pièces d'inégale longueur le
constituent, neuf puisées dans les oeuvres des Pères
de l'Eglise, sept attribuées au pape Calixte, en réalité
de la main d'Aimeri Picaud, la dernière faisant appel
aux deux groupes. Mais la masse la plus importante,
presque les deux tiers des folios, revient au clerc
poitevin. La répartition de l'ensemble est assez souple:
Bède et Calixte pour la vigile, trois sermons au choix
de Calixte et un de Bède pour le 25 juillet, deux de
Jérôme (26, 27 j.), Calixte (28 j.), Jérôme (29 j.),
Grégoire (30 j.), Maxime et Léon ou Jérôme et Maxime
pour l'octave (31 j.), deux sermons de Calixte et un
de Grégoire pour la translation-élection (30 déc.),
Jérôme, Augustin, Grégoire et Calixte pour le sermon
de l'octave (5 janv.). Calixte, qui se donne le titre
d'editor, sait donc faire appel aux grands classiques
de la chaire; le contraire eût été se priver de la compagnie
et du concours des autorités qui étaient en bonne place
dans toutes les bibliothèques, et assuraient une sorte
de fonds commun des traités spirituels et oratoires.
En dehors du titre maintenu d'omelia pour Bède (25 j.)
et Grégoire (30 j., 30 déc.) dans la table et dans les
titres, lequel désigne des instructions familières,
celui d'expositio dans la table (f. 3) et qui indique
des développements explicatifs (ici, les Commentaires
de saint Jérôme), laisse la place à celui de sermo,
seul retenu pour les titres des chapitres, et qui a
le sens de discours religieux en chaire, destiné à commenter
peu ou prou, de manière suivie ou fort lâche et intermittente,
l'évangile du jour.
Les
extraits patristiques n'offrent pas un intérêt majeur
pour le médiéviste; quelques remarques ont cependant
leur utilité. Pour la vigile, Bède commente le début
de l'épître de l'apôtre Jacques le Mineur, qui exhorte
à la patience dans les épreuves (Jac. l, 1-14). Pour
le jour de la fête du martyre, l'homélie de Bède in
natali divi Jacobi apostoli est simplement transcrite,
après lecture de l'épisode des fils de Zébédée (Mat.
XX, 20-28). Le 26 juillet, Jérôme commente le choix
des apôtres (Mat. X, 1-15); le 27, il explique la transfiguration
(Mat. XVII, 1-9) et le 29, l'Agonie à Gethsémani (Mat.
XXVI, 37-46). L'extrait de l'homélie du pape Grégoire
pour la fête de saint Etienne martyr (avec le nom de
Jacques substitué) reprend pour le 30 juillet l'épisode
des fils de Zébédée (Marc X, 35-45 - en fait Luc XXI,
9-19). Le sermon du pape Léon (+ 461) pour l'octave
du 31 juillet pose un problème à examiner avec les sermons
de Calixte. Le même jour, Jérôme (pour les 2/3) et un
évêque Jean commentent l'épisode des fils de Zébédée
(Mat. XX, 20-28). Pour la fête de la translation-élection,
Picaud utilise telle quelle l'homélie de Grégoire en
l'honneur de saint André, sur le premier appel des apôtres
(Mat. IV, 18-25). Le dernier sermon (5 janv.), sur le
même thème, est attribué à la fois à Jérôme, Augustin,
Grégoire et Calixte. pour tous ces textes, le repérage
est relativement facile. Les interventions du transcripteur
sont modestes: substitution du nom de Jacques à un autre,
transposition de textes destinés à d'autres offices,
petite introduction ou (et) conclusion. Essentiellement,
et en contraste avec les sermons de Calixte, les extraits
des Pères sont de longueur raisonnable, strictement
ordonnés à leur but, sans les multiples digressions
de Picaud. Les commentaires de l'Evangile sont en effet
de type pastoral: ils ont été prononcés par des pasteurs
pour leur peuple ou du moins rédigés pour un profit
spirituel immédiat, et donc sans les déductions, voire
les abus, d'une typologie envahissante dont était friand
l'intellectualisme médiéval, sans non plus les apports
des sciences profanes, qui ont leur place plutôt dans
d'autres traités. La lecture de l'édition n'est pas
des plus aisées. Les fautes sont imputables aux défectuosités
du manuscrit utilisé pour la rédaction du Codex, ou
à une mauvaise lecture de celui-ci par l'éditeur: nombreuses
écorchures du texte dans sa littéralité, ponctuation,
mots passés, inversions, substitutions de mots. Peut-être
s'agit-il tout autant d'une hâte du copiste, surtout
si l'on songe à un collaborateur du saintongeais, un
de ses confrères du prieuré d'Asquins qui aurait transcrit
ces textes pris à la proche abbaye de Vézelay. Il est
remarquable en tout cas que les sermons de Calixte n'ont
pas de ces fautes, sans doute transcrits ou dictés ou
surveillés de près par leur auteur. Il appartiendra
à l'édition critique de démêler ces faiblesses propres
aux sermons tirés de la Bibliotheca Patrum.
Les
sermons de Calixte ont un intérêt indéniable en dépit
de leurs défauts. Les lecteurs du Jacobus trouvent ici
l'homme et l'écrivain qui se révèlent dans les parties
suivantes (I. IV et V) de l'ouvrage qui n'ont pas trait
à la liturgie. Il importe d'abord de dégager l'essentiel
de chaque sermon, en dépit de sa longueur et de sa complexité,
avant d'en examiner le type littéraire. Le sermon Vigilie
noctis sacratissime pour le 24 juillet s'adresse à une
foule accourue de tous les horizons et que la veille
de nuit doit mettre en condition spirituelle pour la
fête. Le langage de ce premier contact est rude, destiné
à provoquer la conversion des coeurs, ainsi que le fait
tout prédicateur qui ouvre une mission ou une retraite.
La première partie (f. 6v-11r) invite les pèlerins à
veiller, à sortir de leur torpeur, à purifier leur conscience
pour célébrer la gloire du saint patron. Le diable étant
à l'oeuvre même en ces jours, il faut éviter le mal
et s'adonner à la vertu. Les fidèles sont alors prêts,
dans une église nettoyée et ornée, pour se réjouir et
chanter le cierge à la main, à l'imitation des Hébreux,
dans une nuit qui rappelle la nuit solennelle de Pâques
: Hec igitur nox nocti Paschalis sollempnitatis in multis
consimilis est (f. 10v). Malheur à qui ne célébrerait
pas la fête, toute occupation cessante ! Puis s'insère
le commentaire de l'évangile de la messe (Marc III,
13-19, f. 11r-15r) sur le choix des apôtres. La typologie
s'étale: la montagne de l'appel, c'est le Christ et
les douze apôtres ont été préfigurés dans l'Ancien Testament.
La sainteté des évêques et des prêtres, continuateurs
des apôtres, est exposée avec force. L'évocation de
Judas amorce la dernière section, (f. 15r-18r) qui fustige,
avec un ton enflammé, la simonie, le simulacre et l'inconduite
de certains clercs de l'époque. L'exhortation finale
s'appuie sur la louange des apôtres illustrée par des
vers de Fortunat. L'ensemble est cohérent et vise plus
la préparation des pèlerins que la louange de saint
Jacques qui s'étalera tout au long des festivités.
Le
sermon Celebritatis sanctissime pour le 25 juillet (f.
19v-24) célèbre la passion de l'apôtre dont le récit
vient d'être donné selon la version de la Passio modica.
La louange est d'abord emphatique pour celui qui fut
le premier apôtre martyr, et même de belle venue, sans
typologie ni étymologie excessives, mais par la suite
les enchaînements de la pensée se compliquent. En effet,
après une contemplation de la Transfiguration sur le
mont Thabor (où Picaud se plaît à rappeler qu'il est
allé en pèlerinage), il prend prétexte de la présence
de Moïse et d'Elie à la gauche et à la droite du Christ,
pour signifier la vie présente et la vie céleste. Passant
alors aux fils de Zébédée (évangile du jour), il fait
de Jacques le modèle de la vie active et de la voie
purgative, base de la vie spirituelle, et de Jean le
symbole de la vie contemplative et de la voie illuminative.
La leçon de spiritualité est donnée, même si la démonstration
relève parfois du tour de passe-passe. Autre sermon
pour la même fête, Spiritali igitur iocunditate (f.24v-31r),
qui est d'une moins bonne veine, car la louange permanente
(énumérations sans fin) y est excessive et la pensée
du coup alourdie. Durant son apostolat, saint Jacques
a opéré des dizaines de sortes de miracles, supplantant
les plus célèbres médecins de l'Antiquité, et favorisé
de toutes les qualités humaines et spirituelles, Fortunat
étant encore appelé à la rescousse. Le saint martyr
est ensuite célébré avec des passages d'une typologie
qui en arrive à être factice et délirante (f. 27v-28r).
Jacques devient enfin, tipice, in fide, un des douze
fils du patriarche Jacob. Un troisième sermon (presque
le double des autres), Adest nobis, veut commenter le
récit du martyre selon les Actes des Apôtres (f. 31v-44),
mais sans les boursouflures du précédent. Après la louange
rythmée de l'apôtre (10 fois Hodie), l'exégèse du texte
se déroule dans une interprétation spirituelle, constante
et qui va en se diluant, du passage qui précède la mention
du martyre (Actes XI, 27). Des raccrochages se font
aussi aux pages de Clément d'Alexandrie et de Josèphe,
mais la typologie reste la seule grille de lecture,
envahissante et lassante. Ce n'est que lorsqu'il s'attache
au texte sacré (XII, 19-23) et à Josèphe, que le prédicateur
revient sur terre; il lui est d'ailleurs facile de voir
en Hérode mourant (apostrophes du fol. 42v) le type
même du pécheur impénitent voué à l'enfer. Quant à l'apôtre
un moment vaincu par le tyran, il a eu la fécondité
du grain jeté en terre: les foules accourent à son glorieux
tombeau.
Le
sermon du lendemain, Preclara sollempnitas hodierna
(f. 57-64r), s'adonne à l'exégèse linéaire du texte
où Jésus et ses disciples sont chassés par les Samaritains
(Luc IX, 51-56). La phrase lpse faciem suam firmavit
est le point de départ d'un labyrinthe, celui d'une
typologie effrénée et qui occupe le terrain. Pour ne
citer que le plus saisissable: le symbolisme dont sont
porteurs la bouche, le nez, les humeurs, les yeux avec
leurs sept tuniques qui désignent les sept dons de l'Esprit
et que contrefont les sept vices. Suit une correspondance
habilement ficelée entre ces sept dons et les sept demandes
du Pater. Les versets suivants de Luc (52-56) sont rapidement
étudiés selon le même sens symbolique.
Le
sermon suivant Exultemus pour l'octave (f. 67-71) est
assez court et faussement attribué au pape Léon. De
nombreux indices font soupçonner la main du clerc saintongeais.
L'explication de l'évangile sur les Fils du tonnerre
(Mat., XX, 20-28) invite les auditeurs à être des témoins
vigoureux de leur foi. Mais ces pages contiennent un
peu de tout: la primauté de Pierre due à son âge, la
confusion habituelle entre les deux Jacques, une apostrophe
aux Juifs et une étude parfaitement exacte sur la dynastie
hérodienne, où Hérode Agrippa I est désigné comme le
persécuteur de Jacques le Majeur. Ce sont les exclamations,
répétitions, rythmes et rimes ponctuant l'exhortation
finale qui dévoilent notre prédicateur au verbe enflammé.
Le
très long sermon Veneranda dies pour le 30 décembre
(f. 74-93) est le meilleur, ne serait ce que parce que
le symbolisme y est limité et moins hermétique, mais
surtout à cause de son contenu humain et concret qui
en rend la lecture agréable, et des renseignements nombreux
et précieux dont il fourmille sur les gens et les routes
du pèlerinage. C'est une sorte de pièce d'anthologie
exploitée par les historiens, juristes et sociologues.
L'authenticité du pèlerinage à Compostelle, au tombeau
de l'apôtre, est d'abord fortement revendiquée. Puis
la louange s'élève à partir des citations bibliques
Justus germinabit sicut lilium - Justus ut palma florebit,
qui donnent lieu à des développements savoureux où l'auteur
paraît heureux d'accumuler tout ce qui peut exalter
le pèlerinage. Mais les pages les plus réalistes et
les plus intéressantes viennent ensuite, selon que le
pèlerin vit bien ou mal son expérience, après l'avertissement
qui lui est donné: Via peregrinalis est res obtima sed
angusta (f. 80r). D'abord, le portrait de l'authentique
cheminot (f. 80-84) muni de ses insignes caractéristiques,
la coquille et le bourdon, et qui entreprend une route
sainte à la suite des grands pèlerins de la Bible, menant
une vie pauvre et charitable qui n'a rien à voir avec
l'aventure ou le tourisme, à l'écart des disputes et
de l'ébriété. De nombreux périls et tentations le menacent
sur cette longue route: hôtes et péagers scélérats,
fraudeurs et voleurs de toutes sortes, faux confesseurs,
femmes de mauvaise vie (f. 84v-90). Le prédicateur ne
cesse de les dénoncer avec autant de précision que de
fougue, lui qui connaît par l'expérience les routes
de France à Compostelle, et qui veut maintenir, en dépit
de tous les abus dénoncés, l'esprit de pénitence et
de sanctification au coeur des jacquets. Le ton se calme
enfin (f. 91-93) pour chanter, avec Fortunat et dans
une longue adresse, la gloire de la Galice et de toute
l'Espagne; une prière à saint Jacques d'une profonde
piété termine ce morceau de bravoure propre à toucher
et à réveiller le peuple fidèle.
Autre
sermon de Calixte pour la même fête : Solempnia sacra
presencia (f.95-98r), le plus court, et qui commente
un passage de L'Ecclésiastique (XLIV, 16 - XLV, 1),
en appliquant à l'apôtre Jacques l'éloge d'Enoch, Noé,
Abraham, Jacob et Moïse. Sa sobriété et sa construction
claire rendent acceptable le recours aux étymologies
et à la typologie. On arriverait à se demander si la
fécondité prolixe du prédicateur-auteur n'est pas arrivée
à épuisement avec la fin de ce sermonnaire. Le sermon
du 5 janvier est encore plus court (f. 98-101r), curieux
habit cousu, dans une construction intercalaire, d'extraits
de Jérôme, Augustin et Grégoire (3) et de cinq interventions
de
Calixte,
d'ailleurs reconnaissables à leur style. Le commentaire
de la vocation des apôtres (Mat., IV, 18-25) se fait
dans un enchaînement laborieux où la pensée piétine
quelque peu.
Les
sermons de Calixte, en dehors de ce qu'ils laissent
paraître çà et là de la personnalité du rédacteur, obéissent
aux lois de la prédication au XIIe siècle. Il est donc
opportun de dégager les constantes qui devraient rendre
moins déroutantes ces pages où le lecteur moderne s'engage
comme dans un labyrinthe d'enchaînements et de déductions
presque sans fin. Rien de surprenant, tout d'abord,
que ces sermons soient attribués au pape français Calixte
II (1119-1123), ami de l'archevêque Diego Gelmirez,
alors que tout dément cette paternité. Les faux sont
monnaie courante au Moyen Age: que l'on évoque seulement
les prétendues chartes de fondation de monastères par
Charlemagne, les inventions de l'hagiographie !... La
Chronique de Turpin donne l'illustration la plus immédiate
de cette liberté à peine croyable d'invention: le rédacteur
du Codex ne se considère comme soumis ni aux chroniques,
comme la Vita Karoli d'Eginhard, ni à la tradition épique
bien établie dans la Chanson de Roland, pour ce qui
concerne les événements d'Espagne. L'écrit supporte
tout, il ne compte guère; seuls les "témoins"
font autorité. Il est alors normal d'écrire sous le
nom d'un grand homme, et il faudra attendre le pape
Innocent III (1179-1180) pour réagir contre le faux.
D'autre part, la rédaction latine d'un sermonnaire n'était
pas un obstacle à sa lecture au choeur et au réfectoire
pour les clercs, ainsi que l'envisage le Codex. Par
contre, ces sermons n'étaient pas destinés à être prononcés
tels quels devant un auditoire surtout populaire. Leur
longueur, en dépit de la force de conviction et de l'actualité
du message, la subtilité des raisonnements, leur enchevêtrement,
les rendaient inaccessibles aux pèlerins les mieux disposés,
presque tous à mille lieues de la langue latine et des
arcanes de la scolastique. Manifestement, le livre I
est destiné aux clercs de Saint-Jacques et à tous ceux
qui voudraient célébrer au mieux la gloire du saint
patron de la Galice. Plus encore que ceux des Pères,
les sermons de Calixte constituent une sorte de réserve
à l'usage des prédicateurs et des lecteurs. Ils n'ont
pas davantage été prononcés en langue vulgaire avant
d'être rédigés en latin, langue des scriptoria, puisque
Aimeri Picaud les a élaborés à sa table de travail en
France, non sans mettre à profit ses souvenirs des lieux
et du pèlerinage.
L'argumentation
et les développements du discours mettent largement
à profit les ressources qu'offre l'interprétation traditionnelle
de la Bible, selon les quatre sens, historique, allégorique
(ou mystique), tropologique (ou mora!), anagogique (ou
eschatologique) que définit Guibert de Nogent à cette
même époque. Les Pères de l'Eglise avaient de tout temps
illustré cette manière, persuadés que le commentaire
littéral devait céder le pas au sens "spirituel".
Les exemples sont multiples de ce procédé où l'on arrive
à trouver des sens au moindre mot. "Plus cette
Ecriture paraît, dans ses mots, simple et facile, avait
dit saint Jérôme, plus elle est profonde en la majesté
de ses sens". Le Moyen Age ne fit qu'hériter de
cette tradition ferme. Mais l'usage entraîna l'abus
à toutes les époques, en sorte que l'impression de fouillis
inextricable et de lourdeur fatigante que le lecteur
retire des homélies de Calixte peut être tempérée par
le contexte habituel du genre, tandis que les sermons
des Pères, dans ce même livre du moins, prêtent peu
le flanc à ce type de critique. Les enchaînements type
"boule de neige" entraînent dans un dédale
de déductions où une phrase tirée de l'Ecriture - voire
un mot - ouvre de nouveaux développements, lesquels,
à leur tour, amènent de nouvelles citations qui font
rebondir la pensée dans une autre directions. Ce n'est
pas ainsi que procède le prédicateur-pasteur qui se
contente de quelques idées forces pour faire passer
son message; les sermons calixtins relèvent plus souvent
de la scolastique, sinon du pur exercice scolaire.
Quelques
exemples suffiront. Aux folios 30v-31r, un rapprochement
entre l'apôtre Jacques et le patriarche Jacob est ainsi
interprété tipice, in fide: Jacques est un des douze
fils de Jacob, une des douze fontaines d'Elim, un des
douze chefs établis par Moïse, un des douze explorateurs
envoyés par Moïse dans la Terre Promise, une des douze
pierres du Jourdain ... Au folio 57, le visage du Christ
est interprété tipice: sa bouche désigne les prédicateurs,
son nez la persévérance dans le bien, ses humeurs les
hérétiques, ses yeux les deux préceptes de la charité,
les sept "tuniques" de l'oeil les sept dons
du Saint Esprit dont II est rempli, les trois humeurs
de l'oeil la Trinité, les pupilles les apôtres et les
prédicateurs. La fames magna matérielle annoncée par
le prophète Agabus (Actes, XI, 28) donne lieu à une
exégèse purement spirituelle sur la situation d'Adam
et du monde pécheur affamés, et sur le Christ en mesure
de rassasier cette faim (f. 30v-33).
Tout
concourait à mettre en oeuvre un tel système de pensée.
Les Artes praedicandi imposaient les correspondances
de mots et les développements par des citations scripturaires.
Les bibliothèques offraient aux prédicateurs des instruments
de travail : commentaires selon les divers sens, glose
continue tirée des Pères (glossa interlinearis et marginalis),
répertoires où les mots ne sont plus expliqués selon
l'ordre du texte, mais selon un classement le plus souvent
alphabétique, concordances verbales, florilèges divers,
recueils d'exempla, de vers... Tout ce matériel s'offrait
au rédacteur du Liber-Codex. A cela s'ajoutait l'usage
régulier de la mystique des nombres et de l'étymologie
des noms les plus divers, hérité de la tradition, en
particulier du Liber de nominibus hebraicis de saint
Jérôme et des Etymologiae d'Isidore de SéviIIe. Picaud
avait lu aussi les bestiaires élaborés à partir du Physiologus;
comme les Pères et les prédicateurs, il en utilise le
symbolisme, non pour l'anecdote, mais pour l'enseignement.
La familiarité de l'homme du XIIe siècle avec le monde
du symbole, celle que l'on trouve tant dans la littérature
que dans la sculpture et l'enluminure, ne doit pas être
tenue à l'écart, lorsqu'on aborde les sermons de Picaud,
bien de son siècle, pages que n'eût point écrites le
pape Calixte II dans sa fonction de pasteur universel.
La
prose rimée ou assonancée jointe au balancement rythmique,
qui court à travers les sermons calixtins, n'est pas
pour étonner. Héritées de l'Antiquité greco-romaine
et reprises à la fin du XIe siècles, les diverses formes
du cursus s'épanouissent dans le sermon latin des XIIe
et XIIIe siècles, comme dans les actes, les chroniques,
l'hagiographie, les traités théologiques. II n'est donc
pas surprenant que, rompu à cette méthode, notre auteur
en use abondamment dans le livre I, voire dans la Chronique
de Turpin et le Guide, ce qui rend caduque la tentative
d:A..Burger de retrouver dans ces deux livres les traces
d'un poème latin qu'il intitule Passio beati Rotolandi
martyris..FamilIer de la lectio divina et de l'office,
Picaud imprègne son style des réminiscences de termes,
formules et rythmes dont sa mémoire s'est nourrie. Les
répétitions oratoires dans le but d'émouvoir et de convaincre,
les incantations, les prières à saint Jacques, les invectives
contre Herode, les simoniaques, les mauvais hôtes et
les mauvais pèlerins; redonnent à des exposés touffus
l'élévation du coeur ou le piquant de l'actualité. Devant
la foule des grands jours (25 juillet, 30 déc.), les
deux sermons les plus longs étalent ainsi des considérations
concrètes près de la méditation biblique. C'est que
la prédication de l'époque est "instructive, joyeuse,
théâtrale, puérile, touchante. L'esprit simple des auditeurs
le demandait ainsi. Il réclamait tout ce qui parle aux
sens; il cherchait même avec bonne foi des leçons de
morale sous les crudités. La cause de tant de variétés
libres, dramatiques, familières, n'est pas ailleurs".
Sans doute faut-il comprendre dans ce sens l'avertissement
au lecteur lettré, au début du Liber: Levi dicta tu
nostros sermones in eo [libro] scribimus, ut tam imperitis
quam peritis operirentur (f. 1v).
Il
n'est pas douteux que Picaud a aussi mis sa marque propre
dans le sermonnaire, comme dans la suite de son oeuvre.
Les abondantes citations de Fortunat, souvent arrangées
et détournées au profit de saint Jacques, témoignent
de son sens poétique et du même provincialisme que certaines
pages du Guide. Son érudition est celle des encyclopédistes
du Moyen Age; elle s'exerce dans la science médicale
(f. 25v, 77r), la concordance des termes bibliques,
les étymologies et le symbolisme des nombres, tous instruments
avec lesquels il jongle sans cesse, l'exégèses, l'histoire
ecclésiastique dont il a souci d'accorder les sources
(f. 156). Son tempérament de polémiste, attelé à une
oeuvre qu'il veut rigoureuse, le montre constamment
prêt à fustiger ceux qu'il accuse d'ignorance. La vindicte
côtoie l'admiration, la prière fait suite à l'invective
(f. 84v-95r), chez un homme des extrêmes, comme ses
contemporains. Son style lui-même est typique et va
jusqu'à le trahir. La progression de la pensée est toujours
sur le même mode, avec une logique déductive sans faille,
appuyée sur les liens omniprésents : quia, sicut, sic...
En découlent plus d'une curiosité, bien des fantaisies,
du mauvais goût, et même du ridicule, qui ne sont tels
que pour le lecteur éloigné dans le ternps.
L'étude
du livre I dans ses trois sections est finalement pleine
d'intérêt; elle offre ainsi une clé pour aborder les
livres IV et V, ceux-ci s'éclairant par l'arrière-plan
que constitue l'élaboration d'un culte digne du haut-lieu
de la chrétienté qu'est Saint-Jacques de Galice. L'epistola
beati Calixti pape qui ouvre le manuscrit met au premier
plan la reforme liturgique, mais les autres livres sont
à leur tour et suivant leur contenu, ordonnés d une.
manière plus ou moins impérative à la lecture édifiante.
La mise du Liber sancti Jacobi - Codex Calixtinus sous
l'autorité du pape défunt Calixte II, et le sauf-conduit
du pontife régnant Innocent II pour les porteurs du
livre en Galice, prennent, à la fin de ce chapitre tout
leur relief. De manière globale, la floraison de textes
destinés au culte, même si Picaud n'a pu cacher ses
défauts, et en admettant qu'il a dû se faire aider pour
tout agencer, est remarquable par sa méthode, sa riche
variété, et le recentrage réussi du culte à saint Jacques
en son sanctuaire galicien. Cet office avait en effet
l'ambition d'être le Proprium eeclesiae Compostellanae,
sans intention exprimée de l'étendre aux églises d'Espagne
et du Portugal. On comprend que l'oeuvre en cours d'élaboration
(f. 1) ait été, selon son auteur, et dans le langage
du temps, miraculeusement préservée des voleurs, des
flots et du feu, que le Christ lui-même soit venu approuver
le projet, et que saint Jacques en personne soit venu
encourager l'auteur à revitaliser son pèlerinage.
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