Yves
Duteil signe la préface de l'ouvrage de Danièle
Bélorgey " Sur les Chemins de Saint Jacques de
Compostelle". (Paris. Selection Reader
/ Archipel Studio. 2008); photos de Yvon Boëlle.
Dernière
étape avant Saint-Jacques-de-Compostelle ... En
simple pèlerin, habité par les visages de ceux que
j'aime,
j'ai marché à travers montagnes, routes et sentiers
... avec pour seul compagnon un sac à dos. Debout
au lever du jour, jamais solitude ne m'avait paru
si peuplée, jamais le silence n'a résonné d'autant
de voix intérieures, à l'écoute d'une multitude
de signes que le tumulte quotidien occulte d'ordinaire.
Seul au coeur
de la forêt, vulnérable et exposé, à aucun moment
la peur ne m'a effleuré. Porté par les milliers
de pas qui m'avaient précédé, ni mouton ni berger,
sur les traces d'une cohorte d'humains dont l'empreinte
jalonnait mon passage, quelque chose d'impalpable
m'accompagnait au long de cette randonnée sans équivalent.
Pourquoi
vouloir s'inscrire dans une telle lignée? De quelle
nature est cette quête spirituelle, ce dépassement
de
soi? Un chemin de questions dont les réponses ne
viennent pas toujours là où on les attend ... Tout
commence par le silence, écrin de la pensée, de
la création, de la prière ... Rien ne vous échappe.
Seul au milieu de rien, je me sens au coeur de tout.
La vie sauvage qui m'entoure n'est pas une menace.
Les dizaines de grands rapaces qui survolent les
promontoires rocheux, grâce et cruauté mêlées, sont
un admirable spectacle aérien ... On marche dans
son coeur. À l'affût des signes qui flèchent le
parcours, on est tout entier à l'itinéraire, car
un embranchement raté peut vous valoir plusieurs
kilomètres de marche pour rien. Et retour... ça
m'est arrivé, bien sûr, mais sans regret puisque
j'ai traversé alors des paysages imprévus d'une
rare beauté. "Ne demandez pas votre chemin
à quelqu'un qui le connaît, vous ne pourriez plus
vous égarer...".
À
parcourir les sentiers de l'inutile, le superflu
révèle parfois l'essentiel. C'est le temps et l'amour
qu'on leur consacre qui donnent aux choses la valeur
qu'on leur accorde. On perd sa vie à gagner du temps,
zapper les étapes, grignoter les secondes, manger
un Quick au fast-food, boire un expresso, rentrer
en vitesse, faire du speed-dating, écouter une dépêche
au 13-heures, attraper un TGV, ralentir vite pour
ne pas se faire flasher. Tout est urgent et prioritaire
... Mettre sur pause, arrêter tout ...
Ici,
on laisse monter les petites voix dont le murmure
s'épuise à nous hurler d'attendre, de faire germer
les graines, de laisser mûrir les fruits, fermenter
le cidre et vieillir le vin ... On observe la chenille
avec l'oeil du papillon. On marche pour permettre
à notre esprit de s'asseoir, de calmer le jeu, et
sous la cuirasse, ouvrir ce coeur qui n'en peut
plus de la fureur et du tintamarre qui l'entourent,
l'enserrent et l'étouffent. Pour trouver en soi
cet espace de paix qui nous servira de refuge, pour
cultiver nos jardins secrets laissés trop longtemps
en friche. Gabriel Garcia Marquez nous encourage
à dire "merci", "s'il te plaît",
"je te pardonne", et tous ces mots que
la pudeur bâillonne, mais qui libèrent, apaisent...
"Nul ne se souviendra de toi pour tes pensées
secrètes."
Sous
vos pas, le chemin silencieux ne cesse de s'exprimer.
Seul entre ciel et terre, on est face à soi-même.
La souffrance physique vous accompagne, et marque
le début du dépassement de soi. Même si la route
est longue, l'important est d'avancer. L'humanité
elle aussi est sur le chemin de Compostelle.
On
marche au-dessus de soi-même, sans esprit de compétition,
on remporte un combat sans vaincu. De victoire modeste
en succès personnel, on regagne l'estime de soi,
on finirait même par se supporter, s'aimer davantage.
Jusqu'à se pardonner peut-être? Notre part d'ombre
nous suit pas à pas. L'ombre de nous-même. Au lever
du soleil, elle est d'une longueur impressionnante.
Mais elle n'a aucune existence propre, elle n'est
qu'un effet. Elle n'existe que par la lumière qui
nous touche. Alors on peut tourner son coeur vers
le soleil.
Comme
à chaque carrefour du chemin, notre vie est une
suite de choix qui mène vers le succès ou à l'échec.
On y avance la peur au ventre ou le nez au vent.
Notre instinct s'affûte. Au regard de ce que nous
savons, ce qu'on ignore est la partie immergée de
l'iceberg. Comment deviner où est le bon chemin?
Souvent, c'est celui que nous indique notre petite
boussole intérieure, irrationnelle, mais si clairvoyante
... Il est toujours temps d'apprendre à l'écouter.
Le
chemin de Compostelle est à cet égard riche d'enseignements.
Peu de ceux qu'on y rencontre vous parlent de Dieu.
Ce sujet est plutôt du registre du dialogue intérieur.
Monseigneur Jean-Michel Di Falco, notre ami évêque
de Gap, est sans doute l'homme d'Église qui m'a
le plus rapproché de Dieu, sans jamais m'en parler.
C'est qu'il y a d'autres langages que celui des
mots. os yeux, nos visages et nos gestes nous reflètent
plus fidèlement parfois que nos paroles; l'émotion
nous révèle, nous trahit, et l'humanité transpire
au-delà des postures, et des impostures.
Le
camino Francés nous conduit sans cesse de la surface
des choses à la profondeur de l'âme, mesurant l'immensité
de notre territoire: un domaine infini. Au centre
de tout, on est comme un grain de sable modeste,
mais qui pèse de tout son poids dans l'Univers,
un grain de conscience, une goutte d'eau dans un
océan qui n'est fait que de ça, et qui peut soulever
des déferlantes redoutables. Pendant ce temps, le
paysage défile à la vitesse du passant qui observe.
Peu à peu, un nouveau puzzle apparaît. À l'opposé
de la vie courante, la vie marchante prend le temps
de réfléchir à ce qu'elle traverse. On peut même
fermer les yeux en avançant pour regarder le ciel
du dedans.
Une
pause ... À l'église, je brûle un cierge à Marie.
Un flot de larmes me submerge, sans ['ombre d'un
chagrin. J'ignore ce que je suis venu chercher,
mais je l'ai trouvé. Au bout de mon voyage, je n'ai
qu'un mot à l'esprit: "Merci, merci, merci…".
Yves
Duteil
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