Le
Chemin de Saint-Jacques : signe d’une société nouvelle
?
Il
m’est demandé, à moi qui suis prêtre, de porter
un regard de sociologue sur le chemin de Saint-Jacques.
Et j’ai répondu oui. Non parce que je suis compétent
en la matière (de sociologue), mais parce que la
démarche de ces marcheurs (c’est le cas de le dire)
m’a toujours intrigué, interpellé et même passionné.
J’ai
eu le privilège de les accueillir chez moi au presbytère.
Ils venaient de tous les horizons géographiques,
culturels et religieux, croyants convaincus, agnostiques,
incroyants. Ils étaient également de toutes conditions
sociales. Le P.D.G côtoyait le chômeur, l’étudiant
séminariste et la jeune institutrice laïque faisaient
route avec le gaillard athlétique qui venait de
sortir de prison, l’ancien drogué banlieusard donnait
des conseils au cadre supérieur sur la manière de
soigner ses ampoules, l’ingénieur qui venait de
terminer ses études était complice de celui qui
était en fin de carrière, et je pourrais continuer
sur ce registre.
Tout
ce monde marchait, non pas au même rythme, mais
dans la même direction et les pas étaient à faire
par chacun, avec la sueur que cela comporte. Et
le partage continue, habituellement au gîte d’étape,
dans le manger, la vaisselle faite ensemble, et
même le coucher parfois dans des salles communes,
et tout le monde se respecte. Après ce constat,
poussons la réflexion plus loin.
Pourquoi
et comment se fait-il que des hommes, des femmes,
des jeunes choisissent de prendre la route à pied,
alors que les moyens de transport sont si performants
aujourd’hui ? Pourquoi et comment se fait-il que
ces hommes et ces femmes, si décalés par rapport
à ce qui se vit aujourd’hui, soient si heureux sur
ce chemin ? Pourquoi et comment se fait-il que dans
une société sécularisée et apparemment indifférente,
ces hommes et ces femmes partent plus ou moins
consciemment ou inconsciemment en quête d’une Etoile
indéfinie ? J’essaye, à ma manière de répondre à
ces trois questions.
1°/
Pourquoi partir à pied ?
Chacun
peut constater le paradoxe. Les pèlerins (ou randonneurs)
s’en vont à pied pendant trois mois, alors qu’en
avion, deux heures suffiraient pour faire ce parcours.
Pourquoi donc partir à pied et de surcroît sac au
dos par les temps qui courent ? Interrogés sur leurs
motivations, beaucoup vous diraient : " je
fais un break". Mais qu’est-ce que cela signifie
?
Nous
sommes dans une société où plus on va vite, plus
on court après le temps. Plus on gagne du temps,
plus il nous manque. Que de fois nous disons et
entendons : "Je n’ai pas le temps". Un
de mes amis pèlerin à Tamanrasset me rapportait
la réflexion d’un Touareg : "Vous, vous avez
des montres, nous nous avons le temps".
Chez
nous, c’est la course-poursuite entre le plus vite
et le moins de temps. Alors, on descend du train
ou de l’avion, de la voiture et l’on va à pied.
"La marche, c’est le pas de l’homme",
on retrouve son rythme, le rythme de sa vie. Et
on est heureux. C’est vrai qu’il y a à marcher longuement,
mais pendant ce temps, on vit, on pense, on est
obligé de prendre son temps et de marcher pas après
pas jusqu’à la prochaine étape. Quel bonheur de
vivre comme cela, en marchant, c’est-à-dire en prenant
son temps.
2°/
Pourquoi est-on heureux. en marchant, c’est-à-dire
en prenant son temps ?
Si
vous approfondissez les motivations des pèlerins
ou randonneurs, au-delà du "break" auquel
ils ont fait allusion, ils vous avoueront qu’ils
sont partis à la recherche d’eux-mêmes. C’est petit
à petit que j’ai compris la valeur et la profondeur
de ce désir qui est un besoin vital.
Mettons-nous
à la place d’une jeune femme qui a une vie de couple
et de famille ainsi qu’une vie professionnelle valorisante
mais prenante. Que lui reste t-il pour écouter sa
voix intérieure, sa voix de femme ? Je dirai tout
autant de l’homme qui revient du travail avec un
dossier à traiter chez lui, dans un coin. Vous y
ajoutez la télévision, la radio, le téléphone portable.
Bref, on vit en surface de soi dans un cycle d’activités
et de bruits ininterrompus.
Pendant
ce temps, que devient l’humanité qu’il y a en chacun(e)
? La meilleure réaction quelquefois, c’est de partir.
Et sur le chemin, en marchant naturellement (car
on est dans la nature), on fait le point sur sa
vie sans même le chercher, on écoute sa voix intérieure.
Et l’on rencontre des gens de tous horizons qui
font la même démarche que nous. On parle. Il y a
aussi les bonnes surprises de la route : le verre
d’eau qu’on nous offre à boire et qu’on apprécie
tant, le paysan qui descend de son tracteur et vient
bavarder avec les pèlerins qui passent, sans parler
de la joie des accueillants qui découvrent de nouveaux
visages et partagent avec eux le verre de l’amitié.
Bref, n’importe quel pèlerin ou randonneur, au cours
de son périple, vous dira, comme Raymond Devos :
"l’homme existe, je l’ai rencontré". Et
comme l’homme ne se découvre et ne s’épanouit qu’avec
les autres, c’est à dire dans une relation avec
plus que soi-même, le chemin de Saint-Jacques est
une occasion privilégiée pour retrouver sa véritable
humanité. Beaucoup d’entre eux vous exprimeront
le désir de sauvegarder cette dimension essentielle
à leur retour dans la vie familiale, professionnelle
et sociale.
3°/
Sur ce chemin qui va vers le couchant, quelle est
l’aube que les marcheurs cherchent consciemment
ou inconsciemment ?
Notre
société a beau être sécularisée et
paraître indifférente à tout ce qui n’est pas
économique et rentable financièrement, en
réalité, il y a une quête personnelle
éperdue. Quête de quoi ? C’est flou et varié.
Mais dans la diversité des cas, il y a quelques axes et points
communs. Je mettrai en premier la recherche
du
sens de la vie. Je me permets de citer le besoin
angoissé d’un jeune qui a mangé et dormi chez moi.
Ce samedi-là, ayant quatre mariages et un baptême
à célébrer en plus du reste, je n’ai pas pu le rencontrer.
Le lendemain, dans la boîte aux lettres j’ai trouvé
ce petit mot qui m’a touché et me touche encore
:
"Merci
pour votre hospitalité. Mais j’aurais voulu vous
parler … car je ne trouve malheureusement pas de
sens à ma vie. C’est pourquoi je suis sur le chemin…
Je ne sais quoi penser de la religion, de Dieu...
Mais je crois en une bonne étoile comme celle qui
brille dans le ciel à la tombée de la nuit … J’ai
mal avec la vie. J’essaye de m’ouvrir à … mais …
vous n’êtes malheureusement pas là pour me parler
et je dois m’en aller... Quel bordel (sic) dans
ma tête ! Enfin, ayez une petite pensée pour moi,
svp".
Voici
un exemple parmi tant d’autres. Sachons bien que
derrière les apparencesdu randonneur agnostique
et désinvolte, il y a souvent un mendiant d’étoile
qui frappe à notre porte. L’expérience m’a appris
à ne pas mettre de frontières étanches entre les
croyants, les agnostiques et les incroyants. Après
cette recherche du sens de la vie, il y a aussi
un nouveau regard que les marcheurs acquièrent sur
ce chemin.
Souvent
ils ont vécu prisonniers des lumières artificielles.
Tout est illuminé dans nos villes et même nos villages
pour capter et monopoliser notre regard. Et qui
prend le temps de regarder le ciel avec ses étoiles
? Eh bien ! Les pèlerins marchant sur les sentiers
peuvent contempler à loisir, le ciel étoilé, comme
les brumes du matin se dissipant au lever du soleil,
ainsi que la disparition progressive de celui-ci
le soir à l’horizon. Ce regard émerveillé entraîne
une nouvelle perception de soi et de la vie. Beaucoup
d’entre eux vous diront que, sans le chercher, ils
ont senti remonter dans leur esprit les souvenirs
les plus enfouis dans leur mémoire. C’est pourquoi
je dis que ce chemin est porteur pour le moins d’une
Etoile de renouvellement humain au sens large.
Il
est aussi et enfin occasion de renouvellement intérieur.
Notre société se méfie et parfois rejette tout "carcan
moral".
Mais la conscience humaine est là. Les confidences
reçues en quelques minutes intenses m’ont fait ressentir
jusqu’aux entrailles les questionnements douloureux,
les poids et les blessures vives que les gens peuvent
porter dans leur coeur depuis des années. Sur ce
chemin, on trouve la force d’exposer ses faiblesses
et de repartir avec l’Etoile, ici aussi, de la confiance
et du courage.
Retenons
simplement, qu’une prétendue liberté absolue poussée
au bout de sa logique se détruit elle-même et rend
esclave son usager. Il y a des valeurs humaines
universelles qui sont fondamentales, en ce sens
qu’elles font partie intégrante de toute humanité
et de toute société.
Ici
je touche un aspect plus moral, psychologique et
spirituel que sociologique. Je ne continue donc
pas sur ce registre, même si pour moi, l’homme qui
est un tout ne se divise pas en tranche sociale
ou sociologique, psychologique, spirituelle, etc…
Mais il faut bien savoir "distinguer pour unir
et unir sans confondre".
Les
historiens disent, parait-il, que les hommes se
sont mis à marcher lors des grands changements et
chamboulements de la société. N’est-ce pas le cas
aujourd’hui ? Et c’est bien en marchant qu’on fait
le chemin. Je pense que les hommes pèlerins ou randonneurs
du chemin de Saint-Jacques sont les pionniers d’une
société en germe où l’humain retrouvera toute sa
place. L’Etoile indéfinie d’aujourd’hui brillera
demain.
Sébastien
Ihidoy. Curé de Navarrenx de 1981 à 2001
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