VALLERY-RADOT
Jean - Eglises romanes. (FRA. Paris, La Renaissance
du Livre. 1931): "filiations et échanges
d'influences". CHAPITRE VI: Les églises
des routes de pèlerinage.
-
Echanges d'influences architecturales.
Est-il
possible de transposer les conséquences d'une
découverte d'un domaine dans un autre? Les arguments
qui
ont joué dans la solution d'un problème peuvent-ils
être repris avec avantage pour en élucider d'autres?
Une théorie,
qui a renouvelé, en l'expliquant parfaitement
d'ailleurs, l'un des plus captivants chapitres
de notre littérature
nationale, a-t-elle chance de donner d'aussi
bons résultats en se mettant au service de l'histoire
de l'art?
Tel est le problème qui clôturera cet exposé
de quelques cas typiques d'échanges d'influences
architecturales.
Nous le présenterons à la lumière des derniers
ouvrages parus sur la question, parmi lesquels
nous citerons, avant tout, ceux de M. Mâle (E.
Mâle, l'Art religieux du XIIe siècle en France.
Paris, 1922) et de l'archéologue américain M.
Kingsley Porter (A. Kingsley Porter, Romanesque
sculpture of the pilgrimage roads,
Boston, 1923, 10 vol.), chacun de ces auteurs
ayant repris, pour le compte de l'histoire de
l'art, la théorie de M. Bédier concernant la
cristallisation des légendes épiques le long
des routes de pèlerinage (Bédier, Les
légendes épiques, Paris, Champion, 2e édit.
19141921, 4 vol.).
Il
nous a semblé qu'avant d'exposer ces théories
et d'en tirer les conclusions qu'elles suggèrent
, il était nécessaire de jeter un coup d'oeil
en arrière et de démonter les principales pièces
du système de M. Bédier pour en montrer la valeur
et la force, puisque aussi bien les arguments
qui ont été reconnus valables en histoire littéraire
sont les mêmes qui serviront à l'histoire de
l'art.
-
Théorie de M. Pâris.
Lorsque
M. Bédier entreprit d'étudier l'origine de nos
chansons de geste, il avait devant lui une théorie
bien assise,
datant de l'époque romantique et demeurée intacte,
ou peu s'en faut, depuis ce temps.
Ces
origines avaient été exposées dans un livre
demeuré classique de Gaston Pâris, l'Histoire
poétique de Charlemagne. Cette théorie était
la suivante: les romans du XIIe et du XIIIe
siècles ne sont que le dernier aboutissement
d'un travail poétique commencé plusieurs siècles
plus tôt. L'épopée française, spontanée et populaire
à l'origine, est née des événements datant des
temps carolingiens. Les légendes du cycle de
Charlemagne, oeuvres de contemporains du grand
empereur, se sont transmises oralement jusqu'à
l'époque où les jongleurs les rédigèrent, c'est-à-dire
jusqu'aux XIe et XIIe siècles. Telles étaient
les théories reçues concernant l'origine de
nos épopées françaises jusqu'au jour où M. Bédier
les battit en brèche.
Elles
supposaient en effet le bien-fondé de deux hypothèses
qui sont de pures chimères. La première était
celle
de l'historicité des légendes épiques. Si elles
avaient été composées à l'époque même des événements
dont elles
rapportaient les péripéties, elles eussent dû
être historiques. Or cela n'est pas. Les chansons
de geste sont de
pures légendes. La seconde hypothèse était celle
de la continuité de la tradition orale. Il fallait
supposer que, jusqu'à
la rédaction des légendes, c'est-à-dire pendant
plusieurs siècles, les hommes s'étaient transmis
de génération
en génération cette tradition orale. Or l'on
sait ce que valent les traditions orales: elles
ne valent absolument
rien.
La
fausseté historique des chansons de geste demeure
un point bien acquis. Par contre, lorsque les
chansons de
geste décrivent un itinéraire ou un site quelconque,
cette description est d'une précision absolue.
On peut suivre
encore le tracé de l'ancienne voie Rigordane,
qui passait par Brioude et Alais, en se basant
sur les données
de la chanson intitulée: Le Charroi de Nîmes.
Dans le Moniage Guillaume, une autre chanson
de geste,
le site du vieux monastère de Saint Guilhem-du-Désert
est décrit avec une exactitude rigoureuse, facile
à
contrôler. La même observation peut se faire
à propos de la plupart des chansons de geste:
données historiques absolument
fausses, rigoureuse précision topographique.
-
La théorie de M. Bédier: routes de pèlerinage
et légendes épiques.
Il
y avait dans cette constatation la rigueur d'une
loi. Cette loi, à quel principe obéissait-elle?
C'est ce qui restait à déterminer. M. Bédier
eut l'idée de repérer sur la carte les indications
géographiques fournies par les chansons de geste
d'un certain cycle, et ayant marqué ces points,
il les relia par une ligne continue. Cette idée,
cependant toute naturelle, personne ne l'avait
eue avant lui; elle lui découvrait un monde
nouveau. La ligne ainsi obtenue n'était autre
qu'une célèbre route de pèlerinage du moyen
âge.
Dès
lors, la lumière se fit et les rapprochements
se multiplièrent entre les légendes exploitées
par les chansons de
geste et celles qui se transmettaient dans les
monastères bordant les routes de pèlerinage.
Elles étaient bien
souvent les mêmes ou parfois se complétaient
l'une l'autre. Et il est extrêmement curieux
et significatif de
constater que les villes ou les pays qui sont
les principaux centres d'action des chansons
de geste ne se trouvent
pas en deçà ni au delà des routes de pèlerinage,
mais juste sur la route même.
-
Rôle joué par les mêmes routes dans les échanges
d'influences artistiques.
Si
elles en jalonnent pour ainsi dire les étapes,
c'est que les monastères situés aux abords de
ces routes de pèlerinage
étaient les premiers intéressés à la diffusion
de ces légendes. En fait, ces légendes sont
nées bien souvent de la collaboration des moines
et des jongleurs, et cela s'explique parfaitement.
Car, d'une part, les abbayes profitaient de
l'espèce de publicité que les jongleurs leur
faisaient, en les nommant dans les chansons
de geste, ce qui contribuait à attirer les pèlerins
aux sanctuaires renommés, et, d'autre part,
les jongleurs étaient payés de leurs peines
par les oboles des pèlerins, auxquels ils chantaient
"de Charlemagne et de Roland" à la
porte des monastères. Cette collaboration, étrange
à première vue, de moines et de jongleurs est
prouvée par des documents irréfutables tels
que le fief de la jonglerie de Saint-Pierre
de Beauvais et surtout par la fameuse charte
de Fécamp.
Ainsi,
deux points d'une grande importance restent
acquis pour le lecteur de M. Bédier: d'un côté,
il y a des légendes épiques qui se localisent
sur le tracé des routes de pèlerinage, il y
a corrélation évidente entre ces routes
et ces chansons de geste. et, de l'autre côté,
ces chansons de geste, fausses historiquement,
sont rigoureusement vraies topographiquement.
"Le décor est réel, et le décor c'est la
route". Les auteurs des chansons de
geste ont projeté dans le passé carolingien,
auréolé de toute la gloire du grand Charles,
des faits contemporains. Cela est visible dans
les chansons du cycle du roi, car le fond du
sujet est l'adaptation poétique des croisades
du XIe siècle, dirigées par les barons français
contre les Maures d'Espagne. Tel est l'aspect
nouveau donné à ce problème d'histoire littéraire
par l'heureuse et féconde solution de M. Bédier.
-
Pèlerinage de Saint-Jacques de Compostelle.
Il
reste à voir maintenant si ces routes de pèlerinage
qui ont servi à propager le, légendes épiques,
n'ont pas joué
un rôle analogue dans le domaine artistique.
N'est il pas tentant de supposer en effet que
ces routes le long desquelles
circulaient si facilement contes et légendes
aient pu tout aussi bien véhiculer des influences
artistiques?
On
connaît la célébrité du pèlerinage de Saint-Jacques
de Compostelle au moyen âge. Si, dans nos pays,
la Voie lactée
s'appelle encore aujourd'hui chemin de Saint-Jacques,
n'est-ce pas pour avoir servi de guide jadis
à tant de pèlerins qui allaient de France en
Galice?
-
Les routes d'Espagne.
Comment
se rendait-on de France à Compostelle? Par quatre
routes, dont l'itinéraire nous est donné par
le Guide
des pèlerins, document du XIIe siècle d'un intérêt
considérable et qui faisait partie du système
de propagande
organisé en vue de la prospérité du pèlerinage
et dont le centre était Cluny. La première de
ces routes
venait d'Arles, passait par Saint-Gilles, Montpellier,
Toulouse et traversait les Pyrénées au Somport:
c'était
la via Tolosana. La seconde passait par Notre-Dame
du Puy, Sainte-Foy de Conques, Saint-Pierre
de Moissac.
La troisième, de Vézelay, tendait à Saint-Léonard
en Limousin, à Limoges, à Périgueux. La quatrième,
enfin,
passait par Tours, Poitiers, Saintes, Bordeaux.
Les trois dernières routes se joignaient à Ostabat
pour franchir le col de Cize (Roncevaux) et
se réunissaient à la première route à Puente
la Reina, au sud de Pampelune. A partir de là,
il n'y avait plus qu'une route unique jusqu'à
Compostelle par Burgos, Léon, Astorga, etc.
Or, non seulement ces routes étaient bordées
d'admirables monuments de l'art roman, mais
elles étaient également jalonnées de souvenirs
épiques.
-
Souvenirs épiques en Espagne.
Avant
le passage en Espagne, Roncevaux n'évoquait
il pas tout d'abord le grand souvenir de Roland?
Puis, d'autres
chansons, l'Entrée en Espagne, la Prise de Pampelune,
accompagnaient pas à pas le pèlerin, car les
poèmes
sont ainsi conçus que Charlemagne s'empare des
villes qui jalonnent le chemin de Saint-Jacques
l'une après
l'autre; ces villes ne sont autre chose, en
réalité, que les étapes du pèlerinage de Compostelle.
Pour quel auditoire,
se demande avec raison M. Bédier, était composée
cette chanson routière, sinon pour les pèlerins?
Ces
routes de pèlerinage hantées de souvenirs épiques
exerçaient sur les pèlerins une attraction considérable.
En
outre des mérites spirituels, qui étaient la
fin suprême du voyage de Saint Jacques et qu'on
acquérait au
tombeau du saint et tout le long de la route
dans les sanctuaires qui conservaient des reliques
vénérées, il
y avait le mirage de toutes ces belles légendes
que les jongleurs chantaient aux portes des
monastères et dont le
souvenir était vivant sur la route. Pour le
pèlerin, la route n'était pas une inconnue,
car, avant même que d'entamer
son interminable ruban, les chansons de geste
lui en avaient pour ainsi dire fixé les étapes.
D'autres l'avaient parcourue avant lui et, quand
il serait revenu au foyer, d'autres la parcourraient
encore inlassablement. Des
héros légendaires avaient assiégé ces villes
où il s'arrêtait, d'autres avaient pris l'habit
dans le monastère où il faisait ses dévotions.
Il
arriva même un temps où le souvenir immatériel,
flottant comme un rêve, de tous ces héros épiques
ne suffit
plus à la curiosité insatiable du pèlerin. Comme
les saints dont on contait les miraculeuses
histoires, les paladins
épiques eurent leurs reliques. C'est à Brioude
qu'était suspendue la targe de Guillaume d'Orange.
A
Saint-Faron de Meaux, un splendide cénotaphe
avait été élevé en l'honneur d'Ogier le Danois,
ce géant fabuleux
populaire entre tous les héros épiques, dont
le souvenir a survécu dans l'une des "figures"
de nos jeux
de cartes sous les traits du valet de pique.
Ces
routes de pèlerinage étaient une féerie perpétuelle
: "Routes merveilleuses, écrit M. Bédier,
où se dressent ici, près d'Arles, à Trinquetaille
la colonne de marbre que rougit le sang de saint
Genès, et là, près de Gellone, le castelet du
vieux moine épique Guillaume. Routes vénérables
et vraiment voies sacrées où le voyageur honore
tour à tour, à Sainte-Croix d'Orléans, le calice
dont se servait saint Euverte, quand une main
mystérieuse apparut sur l'autel, imitant les
gestes du célébrant, et plus loin, à Saint-Seurin
de Bordeaux, le cor que brisa le souffle de
Roland ... ".
Souvenirs
hagiographiques, légendes épiques, habilement
mêlés, parlaient à l'imagination et à la foi
du pèlerin, dont l'intérêt et l'attention étaient
constamment tenus en haleine.
-
Grandes églises de pèlerinage: Limoges, Conques,
Toulouse, Compostelle.
Ces
routes que fréquentèrent des générations de
pèlerins, les pèlerins d'art les parcourent
à nouveau. De nouveaux miracles les y attendent,
car ils y retrouvent, sous la forme de grandioses
églises se ressemblant comme
des soeurs, d'imposants et irréfutables témoins
des courants artistiques, qui en empruntèrent
jadis le parcours.
Saint-Martial
de Limoges sur la route de Vézelay, Conques-en-Rouergue
sur la route du Puy, Saint-Sernin de Toulouse
sur la route de Saint-Gilles, et enfin Saint-Jacques
de Compostelle sont en effet des monuments unis
entre eux par de véritables liens de famille.
L'abbé
Bouillet eut le mérite de signaler le premier
ces curieuses analogies (son étude a paru dans
Mém. de la Soc. nat. des Antiq. de France, 6"
série, 1. III, 1892, p. 117). N'est il pas remarquable
de constater que ces églises dont le plan et
l'élévation offrent des analogies surprenantes
s'élèvent précisément les unes aux étapes, la
dernière, enfin, Saint-Jacques, au but même
du pèlerinage de Compostelle?
-
Analogies des grandes églises de pèlerinage.
Voici
les principales caractéristiques de ces églises:
le plan tout d'abord en est grandiose et bien
fait pour contenir
sans peine les foules qui les hantèrent.
La
nef, flanquée de collatéraux parfois doubles,
est séparée du choeur par un transept, également
bordé de bas côtés; ces bas côtés occupent même
quelquefois le fond des croisillons. Enfin,
le choeur est entouré d'un déambulatoire sur
lequel s'ouvrent des chapelles rayonnantes.
Ces
nefs sont des nefs sans fenêtres et couvertes
d'un berceau en plein cintre; elles ne sont
éclairées que par
les baies des bas côtés et par celles des tribunes.
Les bas côtés sont en effet invariablement surmontés
de tribunes,
qui sont couvertes la plupart du temps d'un
demi-berceau. Ces tribunes et leurs voûtes épaulaient
la maîtresse
voûte.
Le
plein cintre règne partout, aussi bien dans
le tracé des baies que dans celui des grandes
arcades du rez-de-chaussée et des arcs par lesquels
les tribunes s'ouvrent sur la nef. Ces arcs,
recoupés en deux arcs secondaires également
en plein cintre retombant sur une paire de colonnettes
accouplées sous un tailloir unique, encadrent
un tympan plein.
Enfin,
toutes ces grandes églises étaient ornées d'un
admirable décor de sculpture. Le tympan de l'église
de Conques,
les bas-reliefs et les chapiteaux de Saint-Sernin
de Toulouse, la Porte des Orfèvres de Saint-Jacques
sont
des oeuvres justement célèbres. L'attitude dite
"aux jambes croisées" des admirables
figures du Musée des Augustins de Toulouse est
celle du David de la Porte des Orfèvres.*
Évidemment,
toutes ces ressemblances dans le plan, toutes
ces analogies dans l'élévation, toutes ces concordances
dans le décor sculpté et le style ne sont pas
dues au hasard : elles ne peuvent s'expliquer
que par des échanges d'influences. Le véhicule
de ces influences était la route de pèlerinage.
-
Figeac, Saint Gaudens.
A
ces quatre églises types, M. Mâle en ajoute
une autre, Saint-Sauveur de Figeac, également
située sur une route
de pèlerinage et présentant sensiblement les
mêmes caractères, bien que les parties hautes
aient été remaniées à une époque postérieure,
dans le but d'éclairer directement la nef.
Citons
enfin la nef de Saint-Gaudens, qui s'élève pareillement
sur une route de pèlerinage et qui fut construite
aussi, mais en partie seulement sur le plan
des églises qui viennent d'être décrites. On
y note en effet, dans la région du choeur, le
même plan de piles, la même voûte en berceau,
le même contrebutement de la maîtresse voûte
assuré par le demi-berceau des tribunes et le
même tracé pour les baies des tribunes.
suite:
Eglises
des routes de pèlerinage (2)
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