Pèlerinage
de Jean Bonnecaze, de Pardies (Pyrénées Atlantiques), en
1748
d'après
la publication de l'abbé P. HARISTOY - Pèlerinage
de Saint Jacques de Compostelle.
(Pau.
Imprimerie Catholique. G. Lescher-Moutoué. 1900)
Jean
Bonnecaze fut plus tard curé d'Asson.
itinéraires de Pau à Compostelle, rédigés par
l'abbé Bonnecaze :
Bonnecaze
1
Bonnecaze
2
----------------------------------------------------
Je
pris la résolution d'aller étudier en Espagne; et,
pour réussir à mon projet, je pris le prétexte d'aller
à St-Jacques et je le proposai à mon père et à ma
mère. Cette idée leur parut encore plus singulière;
ils me traitèrent de fou et de tête légère et m'accablèrent,
d'injures et de mépris, de sorte que je ne savais
plus que devenir, ni comment
remplir mon projet.
Cependant,
Dieu favorisa mon entreprise; j'appris que Gomer,
de St-Abit, Pétrique d'Arros et Pierre Laplace,
de Pardies, devaient aller à St-Jacques. Je fis
mon complot avec eux, secrètement, de m'en aller
avec eux, et je leur demandai le secret; ils le
gardèrent. Je fis mon paquet, d'avance, de quelques
chemises et des livres, et je cachai mon havre-sac
dans un champ de blé que nous avions derrière le
jardin: et, le 1er mai 1748, ils partirent à minuit
et moi avec eux; je partis le premier et je les
attendis au bois de Baliros où je m'étais rendu
par un chemin détourné, pour n'être pas aperçu.
Tous
avaient des passe-ports et de l'argent et je n'avais
ni passeport, ni argent, excepté trois livres: je
me livrais entièrement à la Providence. Nous fîmes
douze lieues de chemin le premier jour. Nous étions
à sept heures du matin à Navarrenx. C'est dans cette
ville que j'achetai un chapeau pour trente sols
et vendis mon béret pour douze sols: je n'avais
qu'une mauvaise paire de souliers qui ne me servirent
que jusqu'à Pampelune. Depuis lors, je marchai pieds-nus
par tout le chemin jusqu'à mon retour à Logroño,
ville de Castille, où une veuve, touchée de compassion,
m'en donna une paire qui me servirent pour arriver
chez mon père. Je fis au moins cent quatre-vingt
lieues, pieds-nus.
En
allant, étant arrivés à Roncesvailles, premier village
d'Espagne, ayant passé le port, nous y fûmes bloqués
par la neige qui nous obligea de demeurer deux jours
à l'hôpital. Pendant ce petit séjour, il y avait
là un petit détachement de soldats qui venaient
à l'hôpital pour voir s'ils pouvaient surprendre
quelque français pour l'engager. Et comme je n'entendais
pas leur langage, ils pariaient entre eux des
moyens
de m'engager, disant que j'étais jeune et hardi
pour le service, que j'étais d'assez bonne mine.
Ils me demandèrent si je savais écrire: je leur
dis que non. Alors, un jeune pèlerin du. côté d'Auch,
qui entendait leurs discours, m'avertit qu'on voulait
me tromper pour m'engager. Ensuite, ils me proposèrent
de troquer mon
chapeau
contre un des leurs: je ne voulus point le mesurer,
ni leur prêter le mien. Alors, je dis à mes camarades
de partir de suite, tandis que les soldats iraient
dîner.
Nous
partîmes à travers la neige jusqu'aux genoux; mais
elle diminuait à mesure que nous sortions de la
montagne; nous passâmes à la plaine de Roncevaux
où furent tués les douze pairs de France. On voit
encore dans l'hôpital dudit lieu les éperons et
le sabre de Roland; on voit au milieu de cette plaine,
où se donna la bataille, une croix d'environ quinze
pieds de haut, toute de fer, de cinq pouces en carré.
Elle est sous un pavillon soutenu de quatre piliers
de fer et le toit est aussi de feuilles de fer,
le tout solidement bâti. Nous fîmes des prières
devant cette croix pour les chrétiens qui avaient
été tués dans ce lieu mémorable.
Cette
marche forcée, mêlée de froid et de sueur, me fit
du mal; elle me causa une hémorragie de sang par
le nez et par la bouche. La pluie, tous les jours,
presque pendant un mois, sur le corps, et toujours
pieds-nus, m'accablait. J'étais obligé de m'arrêter
pour laisser couler le sang, ce qui dura quinze
jours. Alors, je fis rencontre d'un
pèlerin italien qui, me voyant saigner le nez, me
dit que mon sac causait cette hémorragie. Il m'arrangea
mon sac avec des brassières â pouvoir le mettre
sur le dos sans passer la lisière devant la poitrine:
alors, le sang cessa et je fus plus libre pour marcher.
Néanmoins, j'étais fort faible: à peine pouvais-je
me soutenir, la pluie
d'un côté, la misère et la famine de l'autre, tout
m'accablait. Mes camarades s'ennuyaient de moi et
craignaient que je ne mourusse en chemin: ils souffraient
des pieds et moi je ne souffrais point.
Un
soir, étant en Castille-Neuve, nous ne trouvions
point à nous loger, et nous étions trempés de la
pluie jusqu'à la peau. Nous fûmes obligés de nous
réduire à coucher dans une barraque, remplie d'eau
et de fange, en donnant trois sols chacun, pour
avoir une claie, pour la mettre sur la fange et
y coucher dessus. Je frissonne en écrivant ceci
en me rappelant le froid que je souffris cette nuit.
Une
autre fois, nous nous égarâmes dans un bois d'oliviers
et fûmes obligés de coucher sous un olivier, et
cette nuit il fit une grande gelée; nous nous mettions
les uns sur les autres pour chasser le froid. Le
matin, nous étions gelés. Il était prés de dix heures
que je n'avais encore pu ouvrir la bouche pour parler,
et quand je pus l'ouvrir,
il me sembla que toutes mes dents allaient tomber.
Comme j'étais faible, le froid m'avait surpris plus
qu'aux autres. Je me rappelai pour lors le lit que
j'avais laissé chez mon père, et faisant en même
temps réflexion à ma vocation, je dis qu'il fallait
souffrir pour arriver au but où il me semblait que
Dieu m'appelait, et que ces souffrances
n'étaient que pour m'éprouver davantage et pour
les fautes de ma jeunesse.
Etant
arrivés à Viane, j'étais fort faible à cause du
sang que j'avais perdu, et par la misère que je
souffrais; ne pouvant marcher que lentement, mes
camarades se dégoûtaient de m'attendre; dans cette
petite villette, nous nous répartîmes chacun un
quartier pour demander l'aumône; je tins la grande
rue pour les attendre hors de la ville: je les attendis
jusqu'à la nuit, personne ne parut. Je couchai dans
ce lieu et le lendemain je partis seul et j'appris
qu'ils avaient pris une autre route à travers les
montagnes; ils m'abandonnèrent. Je continuai ma
route vers Compostelle; je marchai sans m'arrêter
beaucoup, et arrivai à Compostelle un jour avant
eux, de sorte que j'étais confessé et communié lorsqu'ils
arrivèrent. Ils étaient tous malades, et alors j'étais
assez bien. Gomer et Laplace se mirent à l'hôpital;
j'attendis Pétrique qui se retira deux jours après
avec moi, parce qu'on ne laissait les pèlerins que
trois jours pour coucher â l'hôpital.
Je
m'étais appliqué à parler l'espagnol en chemin;
je parlai le castillan très bien, de sorte que le
secrétaire de la cathédrale ne voulut point me donner
de passe-port comme Français; il prétendait que
j'étais espagnol; j'eus recours à mon confesseur
pour me le faire expédier.
Après
deux jours de marche, nous fûmes tous deux attaqués
de la fièvre et elle revenait tous les jours à la
même heure: nous ne pouvions point marcher; cependant
nous arrivâmes à Sibeiro, petit port de mer; nous
entrâmes dans l'hôpital qui est misérable. L'hospitalière
me dit si je voulais souffrir un remède pour guérir
la fièvre; j'y
consentis par le désir que j'avais d'arriver à Léon
pour y fixer ma demeure pour étudier.
Elle
alla chercher une grosse poignée d'orties, puis
elle me tira la chemise et me coucha ventre à terre
sur le lit et me fustigea les reins à merveille
avec les orties; je souffris comme un malheureux;
ensuite elle me remit la chemise et me couvrit des
couvertures, si bien que je suai neuf ou dix chemises
d'eau, depuis le matin à six ou sept
heures, jusqu'à trois heures après midi; alors elle
fit cesser la sueur en ne me couvrant pas autant;
le lendemain, la fièvre manqua, je n'en eus plus.
Mon camarade ayant vu ma souffrance ne voulut point
être fustigé avec des orties; il aima mieux souffrir
la fièvre. Je me promenai dans le bourg pendant
trois jours pour amasser du pain;
après, on me pria de passer mon chemin; je fus obligé
d'abandonner mon camarade; je fis quelques jours
de marche, mais avant d'arriver à Léon, je retombai
malade d'une inflammation; étant arrivé à Léon,
j'entrai à l'hôpital royal St-Antoine, où je demeurai
un mois, où je fus saigné et purgé plusieurs fois;
j'étais si faible et si échauffé
en entrant, que je ne pus prendre un lavement que
je demandai avec instance, mais les purgations produisirent
leur effet pendant trois ou quatre jours. Je croyais
mourir de cette maladie. Il y avait d'ailleurs une
espèce d'épidémie dans l'hôpital, dont il mourait
dix et douze personnes par jour.
La
crainte augmentait mon mal; le médecin s'en aperçut;
il me questionna sur mon pays et mon voyage; je
lui dis mon dessein. Il me dit que le pays n'était
pas propre pour m'y fixer à cause de mon petit tempérament;
il me conseilla de revenir en France ou de m'arrêter
à Jaca, où l'air serait plus analogue à ma santé.
Je suivis son conseil
et me retirai.
Ce
qui m'engagea à sortir de l'hôpital, fut de voir
trois autres camarades morts à mes côtés et un vis-à-vis
de mon lit; je devais passer la nuit suivante entre
ces trois morts; la terreur me saisit; je craignais
de mourir cette nuit, je voulais plutôt mourir dehors
qu'à l'hôpital. Après midi, je m'efforçai à me lever
jusqu'à la fenêtre, mon coeur souffrit en respirant
l'air; alors je priai le majordome de me porter
mes hardes; il ne voulait point le faire, il me
dit que je mourrais, si je sortais; je le pressai,
il me les porta, je m'habillai. Ensuite je sortis
me soutenant avec mon bâton, je remerciai le majordome
des services qu'il m'avait rendus; il me donna un
pain de trois livres et remplit ma gourde de vin.
L'hôpital
est hors de la ville: je fus obligé de m'asseoir
plus de cinquante fois en traversant cette ville,
je parvins avec le temps au bourg qui est au bout
du pont, qui est à peu près comme Clarac est au
bout du pont de Nay; je fus logé, le soir, chez
un paysan, dans une grange, je dormis à la paille
sèche jusqu'à dix heures du matin; alors je me levai
et je partis. Ce jour, je fis une demi-lieue de
chemin en m'asseyant de temps en temps, néanmoins
les forces me revenaient chaque jour, je ne couchais
plus dedans, je couchais dans les champs, sur les
gerbes de blé, pour éviter les poux et les punaises
dont j'avais bonne provision avant d'entrer à l'hôpital.
Chaque jour, je doublais presque ma marche; étant
seul, je ne perdais pas un moment; sur la fin, je
faisais dix lieues par jour. Etant arrivé sur les
limites de la Haute-Navarre, je m'arrêtai sur une
montagne, pendant deux heures, pour respirer l'air
de France qui me rendit les forces, m'ouvrit le
coeur, de sorte qu'il me sembla que tout mon mal
me
quitta dans ce moment.
Je
ne m'arrêtais que pour demander du pain pour vivre;
j'arrivai à Roncevaux avec plaisir, il n'y avait
plus de soldats, je séjournai deux jours à l'hôpital
pour me reposer; le deuxième jour, je partis après
dîner. On donne trois repas dans cet hôpital royal,
demi livre de pain à déjeuner, une livre de pain
à dîner, demi de viande et une pinte de vin et soupe,
et on en donne autant pour souper. Je portai une
livre de pain chez moi pour le faire goûter; la
livre de ce pain est vingt onces. Étant enfin arrivé
au premier village de France au pied du port, il
y a un ruisseau avec un pont qui sépare les deux
royaumes de France et d'Espagne. Je fis une croix
avec mon bâton et promis de n'y plus revenir pour
aller à St-Jacques. Alors, je fus content, me voyant
hors de la misère espagnole; je traversai la Navarre,
vers Navarrenx et Oloron, et étant arrivé aux fontaines
de Buzy, je m'assis sous un arbre et me dépouillai
de mes habits pour les nettoyer; j'en fis sortir
la vermine des poux, pour ne point porter chez mon
père de ces reliques d'Espagne.
J'arrivai
chez mon père au commencement d'août; en arrivant,
je trouvai ma soeur au ruisseau du Luy, près du
village; je la saluai, et elle m'embrassa, c'était
vers les trois heures après-midi; elle prit mon
havre-sac qui ne pesait pas beaucoup, parce que
j'avais vendu mes chemises pour vivre; je trouvai
mon père et ma mère accablés de
chagrin sur mon compte, parce qu'on leur avait dit
que j'étais mort, et, dans ce moment, ils s'entretenaient
de moi Je les embrassai en pleurant, ils versèrent
aussi des larmes: je craignais leur colère, je me
mis à genoux et leur demandai pardon de mes incartades,
et les priai de me donner leur bénédiction; ils
me la donnèrent en pleurant de joie et de contentement.
Ils ne tuèrent point le veau gras parce qu'ils n'en
avaient pas, ni l'agneau gras, parce qu'ils n'en
avaient pas; ils n'appelèrent point les parents
et les voisins; mais ceux-ci vinrent d'eux-mêmes
pour me voir et me féliciter de mon retour dans
ma famille.
----------------------------------------------------
retour
à
Q.Culture histoire

delhommeb
at wanadoo.fr - 08/12/2011
|