Adeline
Rucquoi
C.N.R.S.,
France. - Société Française des Amis de Saint Jacques
de Compostelle
Le
“chemin français” vers Saint-Jacques: une entreprise
publicitaire au XIIe siècle
Chemin
français XII° (A. Rucquoi) PDF avec notes et illustrations
Le
Codex Calixtinus ou Liber Sancti Iacobi, dont l’exemplaire
le plus ancien et le plus complet est conservé dans
les archives de la cathédrale de Saint-Jacques de Compostelle,
remonte aux années 1140-1160. Ce texte ou, plus exactement,
cet ensemble de textes puisqu’il comprend cinq “livres”
a connu une histoire mouvementée puisqu’une partie de
son contenu, dès les premières décennies de son élaboration,
fut contestée. De l’anonyme auteur de l’Historia dite
Silense, à León vers 1115-1120, à l’archevêque de Tolède
Rodrigo Jiménez de Rada vers 1240, les chroniqueurs
hispaniques considérèrent que le IVe livre intitulé
Historia Turpini n’était qu’un tissu de fabulae. Mais
en 1165, l’empereur des Francs fut canonisé à Cologne
et cinq ans plus tard, une Vita sancti Karoli fut écrite
sur ordre de Frédéric Barberousse qui s’appuya entre
autres sur le Pseudo-Turpin pour présenter Charlemagne
comme le champion de la Chrétienté face aux “païens”,
c’est-à-dire aux musulmans. À partir des années 1200,
les thèmes de l’Historia Turpini furent abondamment
repris par les chroniqueurs anglo-normands, par les
familles aristocratiques des Flandres, et finalement
par les chroniqueurs des rois de France.
Au
XIXe siècle, alors que les historiens français avaient
définitivement supprimé de l’histoire de Charlemagne
le récit de l’invention de la tombe de saint Jacques,
les philologues se penchaient sur cette même légende,
propre à la littérature française médiévale. À la suite
de Victor Le Clerc et de Gaston Paris, Joseph Bédier
(1864-1938), dans son étude de la formation des chansons
de geste, analysa la chronique qui constitue le quatrième
livre du Iacobus ou Liber Sancti Iacobi; il en conclut
que “la Chronique dite de Turpin a été composée par
un seul écrivain, un Français, qui écrivait entre les
années 1126 et 1165, plus précisément, comme on le verra
plus tard, vers 1140-1150”. Il ne faisait pas de doute
que le Pseudo-Turpin était “clunisien probablement,
et sûrement français”.
En
1880, le P. Fidel Fita avait publié, dans ses Recuerdos
de un viaje a Santiago de Galicia, des extraits des
quatrième et cinquième livres du Codex Calixtinus. En
1938, Jeanne Vielliard publia le cinquième livre du
Codex sous le titre de Guide du pèlerin de Saint-Jacques
de Compostelle avec une traduction française, et supposa
que le texte était l’oeuvre d’un pèlerin français, sans
affirmer encore que le texte pouvait être l’oeuvre de
l’Aymeric Picaud, mentionné dans une lettre attribuée
au pape Innocent II et auteur d’un poème, dont avait
déjà parlé Victor Le Clerc en 1847. Mais, dix ans plus
tard, René Louis attribua sans hésiter à Aymeric Picaud
l’ensemble du Codex Calixtinus ainsi que le prologue
attribué à Calixte II et la lettre attribuée au pape
Innocent II; le tout aurait été élaboré à Asquins, près
de Vézelay, entre 1135 et 1139. André de Mandach et
Pierre David acceptèrent cette autorité, tout en émettant
des réserves quant au rôle véritable d’Aymeric Picaud,
auteur, copiste ou simplement donateur. Depuis, Aymeric
Picaud, obscur personnage dont on ne sait rien, est
devenu pour tous l’auteur du cinquième livre, connu
désormais sous le titre de Guide du pèlerin de Saint-Jacques,
ouvrage censé “guider” le pèlerin le long d’un itinéraire
communément suivi.
Or
les études menées récemment sur les divers livres du
Codex Calixtinus, ainsi que la publication d’une édition
critique du texte conservé à Compostelle ont remis en
question bon nombre de ces attributions,et notamment
celle d’un auteur ou d’auteurs français.
Analysant
en profondeur le quatrième livre du Codex, Manuel Díaz
y Díaz et Fernando López Alsina en arrivèrent à une
double conclusion. En premier lieu que l’histoire de
la découverte du tombeau de saint Jacques par l’empereur
Charlemagne à la suite d’une révélation, tout comme
celle des nombreux privilèges qu’il aurait accordés
à l’église de Compostelle, avaient pour objectif clair
l’exaltation de cette dernière. Ensuite que le texte
qui est consigné dans le Codex, le Pseudo-Turpin, fut
certainement rédigé à deux époques différentes: à la
fin du XIe siècle, époque de la première croisade, pour
la partie des campagnes militaires, et aux années 1120-1130
en ce qui concerne le sprivilèges accordés à l’église
compostellane. Le quatrième livre du Codex ou Historia
Turpini, refonte de ces deux récits, fut ainsi très
certainement rédigé à Compostelle dans les milieux proches
des évêques et archevêques et du chapitre.
Le
cinquième livre – devenu quatrième vers 1620 lorsque
le Pseudo-Turpin fut séparé du Codex et devint un volume
spécifique –, complète manifestement le précédent. Le
Guide du pèlerin de Saint-Jacques de Compostelle inscrit
ainsi dans le paysage contemporain des pèlerins la geste
de Charlemagne et de ses preux venus délivrer le tombeau
de l’apôtre et fonder son église racontée dans le livre
antérieur.
L’importance
donnée aux deux voies extrêmes, la via Turonense et
la via Aegidiana, voies de circulation des étudiants
et des maîtres qui allaient à, ou venaient des écoles
de la Loire et de la Seine où l’on enseignait le trivium,
ou des écoles d’Italie et de Provence où l’on apprenait
le droit et la médecine, évoque une oeuvre de l’école
compostellane.Les souvenirs des maîtres et des étudiants,
dont un certain nombre était certainement d’origine
étrangère, furent sans doute mis à contribution pour
créer et décrire ces “quatre voies qui mènent vers Saint-Jacques”.
Et l’école compostellane se soucia naturellement de
rattacher le livre V au livre IV. La plupart des lieux
dont la visite est fortement recommandée dans le chapitre
8 du Guide ont un rapport étroit avec la légende de
l’empereur: saint Gilles est un abbé du VIIIe siècle
grâce auquel fut pardonné un péché à Charlemagne; ce
“péché” est Roland dont le corps repose à Blaye non
loin de Bordeaux; les fidèles compagnons de Roland,
morts avec lui à Roncevaux, sont enterrés à Belin, au
sud de Bordeaux. Le duc Guillaume d’Aquitaine, qui lutta
avec Charlemagne avant de fonder à Gellone le monastère
de Saint-Guilhem-le-Désert, est le héros d’un autre
cycle épique. Quant à l’édifice qu’il faut visiter à
Compostelle, bien que construit sous la férule de l’archevêque
Diego Gelmírez et de ses successeurs, il renvoie à celui
dont le Pseudo-Turpin attribue la fondation à l’empereur
à la barbe fleurie lors de son second voyage en Espagne.
Néanmoins,
plus que les régions du nord des Pyrénées, seulement
citées dans le premier et le huitième chapitre, le Guide
du pèlerin décrit celles que l’on rencontre en Espagne.
Les chapitres 2 et 3 indiquent qu’il y a trois étapes
depuis le col du Somport jusqu’à Puenta la Reina – de
Borce à Jaca, en passant par l’hôpital Santa Cristina
et Canfranc, de Jaca à Monreal en passant par Osturit
et les sources thermales de Tiermas, et de Monreal à
Puente la Reina – et treize étapes entre Roncevaux et
Saint-Jacques. Après deux courts chapitres qui évoquent
les trois principaux hôpitaux de la Chrétienté – Jérusalem,
le Mont-Joux ou Grand Saint-Bernard, et le Somport –
et mentionnent les noms de sept personnages qui entretinrent
routes et ponts entre Rabanal et Portomarín, vingt-trois
rivières et cours d’eaux sont mentionnés dans le chapitre
6, que le voyageur rencontre depuis l’Aragón au pied
du Somport jusqu’au Sar et au Sarela qui enserrent la
ville de Saint-Jacques. Le chapitre 7 énumère, au nord
des Pyrénées, les qualités et les défauts des Poitevins
et des Gascons – c’est-à-dire de vassaux du duc d’Aquitaine
–, puis au sud des Navarrais et des Basques, des Espagnols
(de Castille et Tierra de Campos) et des Galiciens.
Les trois chapitres qui terminent le Guide du pèlerin
sont entièrement consacrés à l’église de Saint-Jacques
et à l’accueil qu’y recevaient les pèlerins.Un seul
chapitre, le huitième, est consacré aux sanctuaires
qu’il faut visiter en route: dix le long de la via Turonensis,
neuf le long de l’Aegidiana, trois le long de la Vezeliensis,
un seul sur la Podiensis, et trois sur l’iter francigenus
ou “chemin français”.
Si
le quatrième livre du Codex Calixtinus relate uniquement
les exploits de Charlemagne en Espagne, le cinquième
accorde donc également à celle-ci une place écrasante,
que ce soit dans la description des chemins qui conduisent
à Compostelle ou l’exaltation du siège apostolique.
Même si des étudiants ou des maîtres d’origine étrangère
– venus des Gaules, de France ou d’ailleurs – ont sans
doute participé à l’élaboration de ces deux parties
du Liber, ce dernier est indéniablement une oeuvre produite
à Compostelle même, dans les milieux proches de la basilique.
Mais alors, dans quel but? L’histoire de Charlemagne,
croisé venu délivrer le tombeau de saint Jacques des
mains des infidèles, puis pèlerin rendant la Galice
au christianisme et fondant son église, servait indubitablement
les intérêts de Compostelle. Ses évêques, archevêques
à partir de 1120, et son chapitre pouvaient ainsi répondre
à la papauté qui refusait de reconnaître l’apostolicité
du siège – Léon IX excommunia l’évêque Cresconius en
1049 pour avoir osé revendiquer le titre apostolique
– et aux archevêques de Tolède, primats des Espagnes,
qui contestaient ses privilèges. Dans les deux cas,
Charlemagne était l’autorité qui justifiait les prétentions
compostellanes. Mais à quel intérêt répondait l’élaboration
du cinquième livre, le Guide du pèlerin?
Pierre-Gilles
Girault, étudiant le pèlerinage à Saint-Gilles tel qu’il
apparaît dans le Codex Calixtinus, a mis en valeur le
fait que la mention dans celui-ci des grands centres
de pèlerinage de l’époque – tels que Saint-Pierre de
Rome, Notre-Dame du Puy, Saint-Gilles en Provence, Sainte-Marie-Madeleine
de Vézelay, Saint-Léonard de Noblat ou Saint-Martin
de Tours – avait pour fonction d’y recruter des pèlerins
afin de les envoyer vers les merveilles de Compostelle.
Le Liber Sancti Iacobi aurait ainsi joué un rôle de
“propagande”, de “publicité” pour le pèlerinage, une
publicité qui s’adressait aux pèlerins, et allait donc
les chercher là où ils se réunissaient.
On
peut peut-être aller plus loin encore dans cette interprétation
du texte. Le second livre, qui relate une série de miracles
opérés par l’apôtre, le quatrième, qui conte la délivrance
du tombeau par Charlemagne, et le cinquième, qui indique
les voies à suivre pour parvenir, à la suite de l’empereur,
à Compostelle, créent en fait un itinéraire dans lequel
se mêlent la réalité et le merveilleux.
Les
pèlerins n’ont bien sûr pas attendu l’élaboration du
Codex Calixtinus pour se rendre en Galice, et très tôt
Espagnols et étrangers ont oeuvré en faveur du sanctuaire.
Découvert vers 830, à la suite d’une revelatio, par
l’évêque Théodemire d’Iria, le locus de Saint-Jacques
fit l’objet de donations royales dès l’année 834. Usuard
de Saint-Germain des Prés († 877) dans le Martyrologe
qu’il rédigea vers 860-870, et Notker, moine de Saint-Gall
en Suisse, vers 896 dans le sien, diffusèrent dans la
Chrétienté septentrionale l’histoire de la translation
du corps de l’apôtre et, reprenant la fausse épître
du patriarche Léon – probablement élaborée à Oviedo
vers 850 –, engagèrent les chrétiens à croire que saint
Jacques le Majeur reposait effectivement en Galice et
à se joindre au grand nombre de ceux qui y allaient
pour le vénérer. Peu de temps après, en 906, dans la
lettre qu’il adressa aux chanoines de Tours qui avaient
sollicité une aide financière, le roi Alphonse III expliqua
à ceux qui désiraient se rendre à Saint-Jacques la distance
entre la mer et le sanctuaire; en 899, il avait fait
ériger à Compostelle une admirable basilique.
De
fait, les pèlerins semblent avoir rapidement répondu
à l’appel. Le premier qui nous soit connu est un Allemand
qui, après avoir visité de nombreux sanctuaires, aurait
recouvré la vue à Compostelle vers 930. Deux décennies
plus tard, l’évêque du Puy, Godescalc, partit à Compostelle
en grande compagnie et s’arrêta en route à Saint-Martin
d’Albelda. En 961, l’évêque de Reims, Hugues de Vermandois,
se trouvait à Compostelle. Vers 983-984, un certain
Siméon, moine arménien, partit de Jérusalem pour visiter
les grands sanctuaires d’Occident, alla à Rome, traversa
l’Aquitaine et la Gascogne et parvint en Galice “à l’église
de saint Jacques apôtre”. À partir de l’an 1000, les
mentions de pèlerins et de pèlerinages ne cessent de
croître dans la documentation.
Deux
voies, l’une maritime, l’autre terrestre, permettaient
alors aux pèlerins de rejoindre le sanctuaire de Galice.
La voie maritime, qui relie la Galice à la côte de l’Aquitaine,
est très ancienne, et à l’époque romaine, Brigantium
(La Corogne), Noega (Gijón), Portus Victoriae (Santander)
et Oiasso (Irún) étaient les principaux ports de la
côte Cantabrique, par lesquels transitaient hommes et
marchandises de ou vers Burdigala (Bordeaux) et le nord
de l’Europe. Il est donc possible que les légats que
le roi suève Miro (570-583) envoya au roi Gontrand (561-593)
et qui firent halte à Poitiers l’aient empruntée. Lorsqu’en
906, le roi Alphonse III d’Oviedo répondit aux chanoines
de Tours qui désiraient lui vendre une couronne de leur
trésor, il proposa que l’échange se fît à Bordeaux,
chez son ami, le dux Amalvinus, où il enverrait par
voie maritime des membres de sa cour avec l’argent;
il situa au passage Compostelle pour ceux qui s’y rendraient
par la mer océane. En 952, fut fondé en Galice sur la
voie qui mène du port de Brigantium vers Compostelle
le monastère de Saint-Sauveur de Sobrado, qui reçut
en 958 et 968 des donations royales, pour accueillir
notamment les étrangers, les voyageurs et les pèlerins.
Par
ailleurs, Oviedo et ses alentours, où les pèlerins et
les voyageurs arrivaient par le port de Gijón, se dota
très tôt d’un réseau hospitalier. Alphonse III fonda
en 891 le monastère de Saint-Adrien de Tuñon, à une
dizaine de kilomètres à l’ouest d’Oviedo, et le dota
pour, notamment, “l’accueil des voyageurs et l’entretien
des pauvres”. En février 1033, les moines de Saint-Jean-Baptiste
de Cortina, non loin d’un pont sur l’Aller, reçurent
un don pour la fondation et l’entretien d’un hospitium
pour les peregrini. En 1060, une certaine Adosinda Roderiquiz
fit don d’une série de biens fonciers à l’évêque Froilanus
et à la cathédrale d’Oviedo afin d’assurer la nourriture
et l’habillement des peregrini.
Les
pèlerins qui débarquaient à Gijón traversaient ensuite
la cordillère, peut-être en empruntant la route qu’avait
ouverte en 922 le roi Fruela vers la vallée du Sil,
comme le rappellait une inscription épigraphique. Une
fois passée la cordillère, ils suivaient les cours du
Luna et de l’Órbigo et rejoignaient l’ancienne voie
romaine peu avant Astorga. De fait, à partir du milieu
du Xe siècle, les fondations hospitalières, ou du moins
les donations aux monastères qui hébergeaient les voyageurs,
se multiplièrent: à Saints-Pierre-et-Paul Castañero
en 960, à Saint-Sauveur d’Astorga en 963, à Saint-Dictinus
d’Astorga en 980, à Saint-Jean-Baptiste de Cerecedo
en 1107, à Saint-André sur les rives de l’Argutorio,
en 1031 puis en 1036, à Saint-Sauveur de Bárcena sur
le Sil en 1032, à Saint-Sauveur d’Albares, dans le Bierzo,
en 1043.
La
voie terrestre suivait le tracé de l’ancienne voie romaine
septentrionale qui reliait la Méditerranée à la Galice
par le cours de l’Èbre, puis le nord de la meseta; cette
voie avait servi en particulier à transporter l’or extrait
des mines de Las Médulas, au sud de Ponferrada, jusqu’à
Tarragone, puis à Rome. Grande voie de circulation,
elle semble cependant avoir été moins empruntée par
les pèlerins pendant le haut Moyen Âge. Seuls les monastères
de Saint-Martin d’Albelda, qui aurait reçu en 933 une
donation pour les voyageurs et qui accueillit pendant
l’hiver 950-951 l’évêque Godescalc du Puy et sa suite,
celui de Saint-Martin de Modúbar au sud de Burgos, mentionné
en 944, et celui de Sahagún auquel le roi Ramire II
fit un don en 945 car il accueillait étrangers et grands
personnages, paraissent avoir offert l’hospitalité aux
voyageurs, même si tous les monastères placés sous la
règle de saint Benoît ou celle de saint Isidore avaient
l’obligation d’héberger ceux qui le demandaient.
Mais
c’est au cours du dernier quart du XIe siècle que les
fondations et créations en faveur du Chemin de Saint-Jacques
se multiplièrent, et que la voie terrestre qui menait
en Galice devint réellement le “chemin français”. Il
s’agit essentiellement d’une politique royale, largement
appuyée par les évêques et les grands monastères comme
ceux de San Juan de la Peña, Leire, Irache, San Millán
de la Cogolla, Sahagún. Cette politique se traduisit
en premier lieu par l’octroi de chartes ou fueros aux
villages et villes situés le long de la voie, et d’exemptions
de péages divers. Des fueros furent concédés à Jaca
entre 1063 et 1077, Sahagún en 1085, Estella en 1090,
Logroño en 1095, Carrión avant 1109, le diocèse et le
territoire de Saint-Jacques en 1113, Belorado en 1116,
Tardajos en 1127. Le pont sur l’Arga, érigé par la reine
Stéphanie de Navarre avant 1066, donna son nom à la
localité qui reçut un fuero en 1122 (Puente la Reina);
en 1082, l’évêque d’Astorga entreprit la construction
d’un pont sur le Sil qui donna son nom à la ville de
Ponferrada. En novembre 1072, Alphonse VI et sa soeur
Urraca supprimèrent le péage que le château de Sainte-Marie
d’Autares exigeait au col de Valcarce, entre le León
et la Galice, de “tous ceux qui y passent et surtout
des peregrini et des pauvres qui se rendent à Saint-Jacques
pour y prier”, sans oublier les negotiatores; six ans
plus tard, en 1078, Alphonse VI exempta de service militaire
les hommes du monastère de Sahagún, afin que fût construite
une maison avec soixante lits, et que fussent distribuées
chaque jour soixante rations et soixante coupes de vin
aux peregrini et aux indigents.
La
voie terrestre entre les cols du Somport et de Cize
et le sanctuaire apostolique se couvrit progressivement
entre 1050 et 1150 d’étapes, villes ou villages, qui
pouvaient accueillir les pèlerins. Des pèlerins qu’il
fallait pouvoir loger s’ils n’allaient pas dans les
auberges. En 1052, le roi García III de Pampelune et
la reine Stéphanie fondèrent à Nájera dont ils avaient
fait leur capitale l’abbaye royale de Sainte-Marie et
la dotèrent de biens qui devaient servir notamment à
l’accueil des peregrini seu hospites. Le roi Sancho
Ramírez d’Aragon (1063-1094) fonda un hospitale au col
du Somport dans les Pyrénées, qu’il confia à des seniores
et auquel il accorda divers privilèges en mars 1078;
au pied du col, à Jaca, son frère, l’évêque García (1076-1086),
institua une “aumônerie” pour l’accueil des pauvres
à laquelle, en mars 1084, le roi offrit divers biens
fonciers. Au début des années 1080, l’évêque de Pampelune,
Pierre de Roda, créa dans le chapitre une dignité particulière
de “chanoine hospitalier” et stipula qu’une partie des
biens administrés par le chapitre devait être utilisée
“pour construire une maison où les pauvres fussent alimentés”;
en 1085, un prêtre de Tajonar fit don de ses biens à
Sainte-Marie de Pampelune et à son auberge pour l’aumône
aux pauvres.
En
1067, puis en 1076 et en 1085, le monastère de Saint-Sébastien
de Silos et son abbé Dominique – le futur saint – reçurent
successivement du roi Sanche II de Castille, du Cid
et du comte Pedro Ansúrez des biens “pour l’accueil
des hôtes et l’aumône aux pauvres, ainsi que l’entretien
des moines”. En 1084, l’évêque Pelayo de León fonda
aux portes de sa cathédrale une domus ospitalitatis
où devaient pouvoir être accueillis “tous les pauvres,
les faibles, les boîteux, les aveugles, les indigents
et les étrangers d’autres provinces – peregrini aliarum
provinciarum – cherchant refuge”; son successeur, Pierre,
fit édifier en 1096 un autre hôpital pour les peregrini
et les pauperes Christi, à côté des églises Saint-Jacques
apôtre, Saint-Marcel et Saint-Adrien qu’il avait restaurées.
En février 1085, Alphonse VI de Castille donna une série
de biens “à l’auberge qui se trouve dans la ville de
Burgos, afin qu’ils servent à l’usage des pauvres et
à l’entretien des peregrini”, puis, en 1091, offrit
à l’abbaye de la Chaise-Dieu le monastère de Saint-Jean-Baptiste
dont il avait ordonné la construction à l’entrée de
la ville, et à domnus Adelelmus – le futur saint Lesmes
– la chapelle dédiée à Saint-Jean-Évangéliste, située
à proximité du monastère, “afin qu’y soient ensevelis
les pauvres et les peregrini”. En 1100, Pierre Ier d’Aragon
fit don à l’hôpital de Sainte-Christine du Somport d’une
rente annuelle de 200 sous de Jaca ad elemosinam pauperum
inde transeuntibus.
La
plupart des toponymes qui figurent dans le cinquième
livre du Codex Calixtinus, probablement élaboré dans
les années 1120-1130, étaient donc récents sinon contemporains.
L’hôpital de Sainte-Christine du Somport, loué dans
le quatrième chapitre du Guide, neremonte qu’aux années
1075-1080, celui du Mont Joux ou Grand-Saint-Bernard
avait été fondé vers 1050, et celui de Jérusalem le
fut en 1113. Le chapitre antérieur, qui mentionne les
noms des villes et villages traversés depuis les Pyrénées
jusqu’à Compostelle, cite, après Nájera, Santo Domingo
de La Calzada, bourg créé dans la seconde moitié du
XIe siècle après la construction du pont sur l’Oja qui
est attribuée au saint éponyme († 1109). De même, c’est
en 1090 que le roi Sancho Ramírez d’Aragon avait dévié
la route pour la faire passer par Estella, ville à laquelle
il accorda alors un fuero, c’est-à-dire une existence
juridique et un code de lois municipales, alors que
le pont de Puente-la-Reina est mentionné pour la première
fois en 1085 et que le bourg qui se créa autour de lui
ne reçut de fuero qu’en 1122. La construction de la
basilique de Compostelle, amplement décrite dans le
chapitre 9, ne commença que vers 1075, sous l’autorité
des architectes Bernard et Robert, et dura quarante-quatre
ans si l’on en croit les auteurs du Guide, soit jusque
dans les années 1122-1124. La fontaine érigée devant
la porte septentrionale de l’église, par laquelle entraient
les pèlerins, le fut par le trésorier Bernard, chancelier
du roi Alphonse VII, qui en rappela la date au moyen
d’une inscription: avril 1122.
Le
col du Somport, Jaca, Pampelune, Nájera, Burgos, Silos,
Sahagún, León: la politique royale d’ouverture d’une
voie terrestre susceptible d’attirer les francos, les
étrangers, vers l’Espagne, et de les inviter à s’y installer
grâce aux privilèges prévus dans les fueros n’allait
pas tarder à porter ses fruits. Les pèlerins l’empruntaient
en nombre croissant, au point que la cathédrale d’Oviedo
organisa, en 1075, une cérémonie solennelle d’ouverture
du coffre de ses reliques, l’arca sancta, peut-être
dans le but d’attirer des pèlerins qui auraient été
tentés de choisir la route méridionale.
L’iter
francigenus était donc un itinéraire récent au moment
où furent composées les diverses pièces du Liber Sancti
Iacobi. Il convenait d’y attirer les pèlerins et, pour
ce faire, de leur faire savoir qu’en le suivant, ils
mettraient leurs pas dans ceux de l’empereur à la barbe
fleurie, qu’ils verraient les lieux des batailles soutenues
par son armée contre les Sarrasins, qu’il revivraient
en quelque sorte l’épopée carolingienne en Espagne et,
au passage, qu’ils connaîtraient l’endroit de certains
des miracles opérés par l’Apôtre. Le récit de la campagne
menée par l’empereur et ses douze preux servait ainsi
d’annonce “publicitaire” pour faire affluer les pèlerins
le long de la voie récemment créée par les rois et les
prélats.
L’auteur
anonyme de l’Historia qui fut rédigée vers 1115-1120
à León ou Sahagún et que nous connaissons sous le nom
d’Historia Silense, ne s’y trompa pas qui consacre tout
un chapitre à Charlemagne, pour s’élever contre ceux
qui “affirment faussement que au sud des monts Pyrénées
les Francs arrachèrent des villes des mains des païens”;
l’auteur précisa alors que Charlemagne était entré en
Espagne à la demande d’un roi musulman, que le seul
but des Francs était l’obtention d’or, et que l’arrière-garde
de l’armée impériale avait été défaite par les Navarrais.
Or l’histoire composée à Compostelle fit son chemin,
même si, un siècle plus tard, le canoniste Vincent d’Espagne
exalta sa patrie pour être la seule à ne pas avoir reconnu
Charlemagne, et l’archevêque de Tolède, Rodrigo Jiménez
de Rada qualifia de fabulae histrionum le récit qui
voulait “que Charles eût gagné de nombreuses villes,
des châteaux et des places-fortes en Espagne, qu’il
eût valeureusement lutté à de nombreuses reprises contre
les Arabes, et qu’il eût tracé la voie publique qui
conduit tout droit des Gaules et d’Allemagne jusqu’à
Saint-Jacques”.
Loin
d’être un “guide” confectionné par un ou des pèlerins
qui auraient parcouru un chemin bien connu et largement
fréquenté, le cinquième livre du Liber Sancti Iacobi
semble au contraire avoir “créé” ce chemin, comme est
créée une route touristique. C’est en effet dans l’Historia
Compostellana, composée à Saint-Jacques sous l’épiscopat
de Diego Gelmírez (1100-1140) qu’apparaît l’appellation
iter francigenus, le “chemin français”. L’élaboration
des diverses pièces du Codex Calixtinus, entre la fin
du XIe siècle et les années 1140, contribua, sans doute
autant que la politique des rois et des évêques de création
d’auberges, de réfection de ponts et de suppression
de péages, à la création d’un itinéraire terrestre qui,
du Somport ou de Roncevaux, menait à Compostelle.
De
fait, le rôle du cinquième livre ne se limite pas à
énumérer les étapes qui séparaient les cols du Somport
ou d’Ibaneta de Compostelle, en donnant les noms d’une
série de villes ou de villages. Le long de cet itinéraire
en effet, les deuxième, troisième et quatrième livres
du Codex Calixtinus tracent un chemin merveilleux, qui
en appelle à l’imagination du pèlerin. Désormais, les
lieux traversés sont autant d’occasion d’évoquer, ici
l’histoire de Charlemagne, là l’un ou l’autre des miracles
de saint Jacques.
Le
voyageur qui, de Saint-Michel, dans la vallée de Cize,
allait à Viscarret, en montant vers le col passait à
Val Carlos où, selon le Pseudo-Turpin, Charlemagne,
sur le retour, entendit le son du cor de Roland mais
fut trompé par Ganelon, et où Turpin célébra une messe
des défunts le jour même de la mort de Roland pendant
que passaient au-dessus un choeur d’anges puis des démons
avec l’âme de Marsile; “près de ce mont, vers le nord,
est une vallée appelée le Val Carlos dans laquelle se
réfugia Charlemagne avec ses armées après que les combattants
eussent été tués à Roncevaux”, explique brièvement le
cinquième livre. En arrivant au port de Cize, il pouvait
voir la croix de Charlemagne, “parce que c’est à cet
endroit qu’avec des haches, des pics, des pioches et
d’autres outils, Charlemagne allant en Espagne avec
ses armées se fraya jadis un passage et qu’il dressa
d’abord symboliquement la croix du Seigneur et ensuite
pliant le genou, tourné vers la Galice, adressa une
prière à Dieu et à saint Jacques”; le texte ajoute que
“Aussi, arrivés ici, les pèlerins ont-ils coutume de
fléchir le genou et de prier en se tournant vers le
pays de Saint-Jacques et chacun plante sa croix comme
un étendard. On peut trouver là jusqu’à mille croix”.
Et c’est là aussi qu’on lui raconte l’histoire des chevaliers
lorrains qui avaient juré de ne jamais se séparer. L’un
d’eux tomba gravement malade au col de Cize et, à l’exception
d’un seul, ses compagnons finirent par l’abandonner;
le chevalier mourut, et l’apôtre le transporta avec
celui qui n’avait pas failli à sa promesse jusqu’à Compostelle
pour qu’il y fût enseveli.
Après
le port de Cize, le pèlerin arrive à Roncevaux et peut
y visiter une église. “Ensuite, en descendant de la
cime, on trouve l’hospice et l’église, dans laquelle
se trouve le rocher que Roland, ce héros surhumain,
fendit d’un triple coup d’épée du haut jusqu’en bas,
par le milieu”, explique le Guide du Pèlerin. Car Roncevaux,
c’est l’endroit où eut lieu l’attaque de l’arrière-garde
de l’armée de Charlemagne, commandée par Roland et Olivier,
par le roi Marsile et Béligand à la suite de la trahison
de Ganelon; le Guide du Pèlerin signale ainsi que là
“se trouve Roncevaux où jadis eut lieu la grande bataille
dans laquelle le roi Marsile, Roland, Olivier avec quarante
mille autres guerriers chrétiens et sarrasins, trouvèrent
la mort”.
Parvenu
en vue de Pampelune, de nouveaux récits s’attachent
aux lieux parcourus. Pampelune, dit le Pseudo-Turpin,
était alors aux mains des musulmans; elle fut assiégée
pendant trois mois par Charlemagne, et ses murailles
tombèrent à la suite d’une invocation à l’Apôtre. À
Pampelune encore, Charlemagne fit halte au retour, avant
le désastre de Roncevaux, et avait exigé que les rois
de Saragosse Marsile et Beligand reçussent le baptême.
Mais la ville n’est pas seulement liée à l’histoire
de l’empereur. C’est là en effet que le Livre des miracles
situe l’histoire du pèlerin poitevin qui perdit sa femme
et fut dépouillé par un mauvais aubergiste. Mais saint
Jacques lui prêta un âne pour finir le pèlerinage avec
ses enfants, et lui apparut à Compostelle pour lui dire
de garder l’âne jusqu’à son retour et l’avertir que
l’aubergiste avait été châtié.
Lorsque
le pèlerin quitte Pampelune, il traverse une plaine,
non loin de la ville, où le Liber Sancti Iacobi place
la rencontre des 134 000 guerriers chrétiens, dont Turpin,
Roland et Olivier, avec le maure Aigoland dans une plaine
où les armées étaient séparées par le chemin de Saint-Jacques.
À Puente la Reina l’Historia Turpini assure que Charlemagne
campa après sa victoire sur Aigoland. Peu après Estella
se trouve Monjardín où Charlemagne aurait affronté Fouré
de Navarre, et où les chevaliers qui moururent le jour
de la bataille avaient été signalés par une croix rouge
sur leur armure. Et c’est sur la route entre Estella
et Logroño que le pape Calixte, à qui est attribué le
récit, rencontra le marchand de Barcelone qui allait
pieds nus à Compostelle en portant une chaîne; il lui
raconta avoir été captif treize fois en terre d’Islam
et treize fois libéré par l’Apôtre auquel il n’avait
demandé, lors de son pèlerinage, que la libération de
son corps et pas le salut de son âme; rendu à la raison,
il partait remercier saint Jacques avec ses chaînes.
À
Nájera, selon le Pseudo-Turpin, les guerriers de Charlemagne
avaient affronté le géant Ferragut, venu de Syrie avec
20 000 Turcs. Après trois jours de combat et une longue
discussion théologique, Roland tua le géant et Charlemagne
s’empara de la ville. Le thème du géant Ferragut fut
l’un de ceux que les artistes se complurent à reproduire,
entre autres à Estella, sur un chapiteau de la façade
du palais des rois de Navarre, à Monjardín sur un chapiteau
de l’église Saint-André, à Sotosalbos (Ségovie) sur
l’un des chapiteaux de la galerie extérieure de l’église
Saint-Michel- Archange, sur la façade de la cathédrale
d’Angoulême et sur celle de Saint-Zenon de Vérone, dans
l’un des vitraux de la cathédrale de Chartres, ou encore
dans l’une des fresques du château comtal de Carcassonne.
Entre
Nájera et Burgos, le pèlerin passait à Santo Domingo
de La Calzada, dont le nom évoquait celui qui, après
avoir tenté d’entrer au monastère de Valvanera, s’était
fait ermite et avait consacré sa vie à construire et
entretenir le pont et la chaussée où passaient les pèlerins,
avant de mourir vers 1109. L’on raconta bientôt l’histoire
d’un chevalier originaire des Gaules qui, possédé par
le démon, aurait pris la route de Compostelle et, arrivé
sur la tombe de saint Dominique de La Calzada, aurait
été délivré; à son retour de Galice, il serait venu
se recueillir sur cette même tombe. Mais très vite,
le miracle que le second livre du Liber Sancti Iacobi
place à Toulouse dans la maison d’un riche notable de
la ville qui avait fait accuser faussement deux pèlerins
allemands, fut situé à Santo Domingo de La Calzada.
Ses protagonistes en furent une famille dont le fils,
pendu après avoir été accusé de vol par la servante
de l’auberge où ils avaient passé la nuit, fut retrouvé
vivant par ses parents à leur retour de Compostelle.
Le thème du “pendu-dépendu” donna également lieu à une
abondante iconographie dans toute l’Europe. Dans les
monts d’Oca, de difficile traversée, le pèlerin pouvait
évoquer le souvenir d’un autre miracle de saint Jacques,
qui ressucita l’enfant unique d’un couple de pèlerins
français, enfant tant attendu, né à la suite d’un premier
pèlerinage de son père à Compostelle, qui était mort
en chemin et dont la mère avait invoqué l’intercession
de l’apôtre.
Le
fil du récit merveilleux se dénoue ensuite jusqu’à Sahagún,
où reposent les saints Facond et Primitif. L’Historia
Turpini, après avoir attribué à l’empereur la construction
de la basilique et la fondation du monastère, y situe
la rencontre des guerriers de Charlemagne et Milon avec
ceux d’Aigoland, en combats singuliers: cent contre
cent, puis deux cents contre deux cents, puis deux mille
contre deux mille, les chrétiens étant toujours vainqueurs.
Finalement eut lieu la bataille rangée, au cours de
laquelle moururent 40 000 chrétiens, dont les lances
avaient verdoyé pendant la nuit, symbole du martyre
qui les espérait.
Mais
des secours arrivèrent le lendemain et Aigoland se retira.
Le Guide du pèlerin, reprenant le texte, mentionne Sahagún
à deux reprises, ville “où règne la prospérité, où se
trouve un pré dans lequel, dit-on, les lances étincelantes
des guerriers victorieux, plantées là pour glorifier
Dieu, se mirent autrefois à verdoyer”, et “dont la basilique
fut élevée par Charlemagne; près de leur ville, il y
a des prés plantés d’arbres dans lesquels, dit-on, les
hastes des lances des guerriers fixées en terre verdoyèrent”.
Arrivé à León, le voyageur retrouvait le miracle du
chevalier lorrain fidèle qui, sur le retour, après avoir
enseveli son compagnon à Compostelle, annonçait aux
vingt-huit autres qu’il était inutile de continuer,
dans la mesure où leur pèlerinage n’était pas agréé
par saint Jacques puisqu’ils avaient failli à leur promesse
de rester ensemble.
Le
long du chemin, enfin, sans que la scène ne soit précisément
localisée, courait l’histoire d’un autre miracle de
saint Jacques, celui des trois chevaliers originaires
du diocèse de Lyon qui partirent à Compostelle. L’un
d’eux accepta de porter le bagage d’une femme pèlerine,
puis céda sa monture à un pauvre malade et continua
à pied en portant le bagage de la pèlerine et le bourdon
du pauvre; épuisé, le chevalier finit le voyage malade
et attaqué par les démons. Trois jours plus tard, il
fut délivré de ses démons par l’apôtre – qui portait
le bourdon du mendiant et le bagage de la femme –, ce
qui lui permit de demander un prêtre et mourir en paix.
Car
il faut arriver jusqu’à Compostelle. Le chemin y conduit
et les miracles ou les exploits qu’entend le pèlerin
le long de sa route ont toujours Compostelle pour but.
Charlemagne lutta contre les Maures et Roland perdit
la vie pour délivrer le tombeau de l’apôtre. Le chevalier
lorrain qui était resté au port de Cize pour assister
son compagnon malade fut transporté par saint Jacques
jusqu’à Compostelle. Le pèlerin poitevin dépouillé à
Pampelune se vit offrir un âne pour aller jusqu’à Compostelle
avec ses enfants, et même retourner ensuite chez lui.
Les parents du jeune homme qui fut pendu, à Toulouse
ou à Santo Domingo de La Calzada, poursuivirent leur
pèlerinage et bénéficièrent du miracle à leur retour.
Le marchand de Barcelone qui avait demandé à l’apôtre
d’être sauvé de la captivité et avait oublié le salut
de son âme retournait à Saint-Jacques pour réparer cet
oubli. Le chevalier de Lyon qui avait porté secours
à deux pèlerins en cours de route parvint jusqu’à Compostelle,
où il mourut délivré de ses démons.
Compostelle
est en effet le lieu où, selon l’Historia Turpini, Charlemagne
tint un concile et fonda l’église à laquelle il donna
ses privilèges, église que le Guide du pèlerin décrit
dans tous ses détails. Dans cette basilique, les miracles
de saint Jacques se multiplient: un pèlerin italien,
qui avait déposé le récit écrit de sa faute devant l’autel,
ne retrouva qu’une feuille blanche, preuve que ses péchés
avaient été pardonnés; le comte Pons de Saint-Gilles
et de nombreux pèlerins virent s’ouvrir les portes de
l’oratoire de Saint-Jacques devant eux pendant la nuit;
le Grec Étienne qui priait dans un petit oratoire dans
l’église bénéficia de l’apparition de l’apôtre vêtu
en chevalier qui lui annonça la prise de Coïmbre; un
Bourguignon nommé Guibert, paralysé des membres inférieurs,
en retrouva l’usage après avoir passé deux nuits entières
en prières dans l’église. En outre, venu en pèlerinage
en 1137, Guillaume X d’Aquitaine mourut le vendredi
saint 9 avril, devant le maître-autel; il était le fils
du troubadour Guillaume IX et le père d’Aliénor qui,
à quinze ans, hérita le duché, et épousa en juin suivant
Louis VII de France. Cette mort “miraculeuse” ne manqua
pas d’être racontée par la suite, notamment par Ordéric
Vital († 1142) dans son Historia Ecclesiastica.
Au
delà de Compostelle se trouve Padrón, où la tradition
veut que la barque qui transportait le corps de l’apôtre
martyrisé et ses disciples ait finalement choisi de
s’arrêter, comme le rapporte le récit de la translation
du troisième livre du Codex Calixtinus. Le pèlerin s’entend
en outre raconter que Charlemagne, lorsqu’il y parvint,
planta une lance dans la mer en remerciant Dieu et saint
Jacques de l’avoir conduit là, indiquant ainsi qu’on
ne pouvait aller plus loin. De fait, les quatre récits
de miracles survenus sur mer intéressent des pèlerins
qui partaient à Jérusalem ou en revenaient; en proie
à des tempêtes ou à des pirates, ils ne durent pas leur
salut au Seigneur dont le sépulcre se trouvait en Terre
Sainte, mais à l’intercession de l’apôtre Jacques qui
reposait en Galice.
Loin
d’être le témoin passif de l’existence du chemin “français”,
le Liber Sancti Iacobi en est ainsi le créateur, car
la littérature n’est pas seulement un “témoin” de son
temps, un reflet de la réalité. Les auteurs du Liber
inventent un chemin, à la fois réel et merveilleux,
qui mène des grands sanctuaires de pèlerinage du XIe
siècle – Jérusalem, Rome, Saint-Martin de Tours, Vézelay,
Le Puy, Saint-Gilles – vers la basilique de Saint-Jacques
de Compostelle. Francisco Rico écrivait récemment
à
propos d’un essai que “les textes d’un moment donné
ne dialoguent pas seulement avec leurs contemporains
ou ceux du passé, mais aussi avec ceux du futur, et
changent de sens selon que changent les époques”. Le
Liber Sancti Iacobi ne se contenta donc pas de créer
une “histoire” reprise dans toute l’Europe par la suite,
c’est-à-dire de dialoguer avec des textes futurs. Il
contribua à la création d’un itinéraire “touristique”,
et attira pèlerins et curieux sur la voie terrestre
qui, des Pyrénées, conduisait à Compostelle; c’est sans
doute aussi pourquoi faits héroïques et miracles ne
sont associés qu’à la partie du chemin antérieure à
Astorga, celle qui n’était pas empruntée par les pèlerins
des deux premiers siècles du pèlerinage.
De
fait, le développement de ce chemin est souvent postérieur
à l’élaboration des diverses pièces du Codex Calixtinus.
Le “port de Cize”, Valcarlos et Roncevaux furent ainsi
de hauts lieux de l’Historia Turpini et du Guide du
Pèlerin, c’est-à-dire des quatrième et cinquième livres
du Codex Calixtinus, bien avant leur aménagement pour
les voyageurs. La première fondation hospitalière ne
remonte qu’au début du XIIe siècle, vers 1110, lorsque
le monastère aragonais de Leire fonda à Valcarlos l’hôpital
de Irauzqueta et celui de Gorosgaray pour aider les
pèlerins; au col, la chapelle de San Salvador, connue
ensuite sous le nom de “chapelle de Charlemagne”, dépendait
aussi de Leire. En 1127, à la demande du roi d’Aragon,
l’évêque de Pampelune Sancho de Larrosa (1122-1142)
fonda un hôpital à Ibaneta, l’ancien port de Cize,
qu’il confia à une confrérie de clercs et de laïcs,
et qui fut transféré en 1132 à Roncevaux, au pied du
col. Mais c’est en 1134-1135, lors de la restauration
du royaume de Navarre qui suivit la mort d’Alphonse
le Batailleur, que l’hôpital de Roncevaux se vit assigner
de nombreuses rentes par l’évêque et le chapitre de
Pampelune; la fondation fut alors placée sous l’administration
d’un chapitre de chanoines réguliers de Saint Augustin,
et la donation fut confirmée par le pape Innocent II
en mai 1137. Dès son origine, l’hôpital de Roncevaux,
qui connut son apogée au XIIIe siècle, avait donc lié
son existence à l’histoire de Charlemagne, et un poème
composé au XIIIe siècle, dont il ne reste que quelques
fragments, évoque les lamentations de l’empereur sur
le champ de bataille de Roncevaux.
Le
thème de l’expédition de l’empereur en Espagne pour
délivrer le sépulcre de l’apôtre fut également mis à
contribution par les rois de Navarre pour asseoir leur
nouveau pouvoir, et le combat de Roland et Ferragut
orne l’une des façades du palais qu’ils se firent construire
à Estella à la fin du XIIe siècle, comme à Saint-André
de Monjardín, et à Navarrete, où l’un des chapiteaux
de l’hôpital Saint-Jean fondé en 1185 par doña María
Ramírez représentaient également le combat du neveu
de Charlemagne et du géant Ferragut. Quant au village
qui s’était formé autour du pont sur l’Oja et des lieux
d’accueil pour les pèlerins par Domingo de La Calzada,
il crût rapidement. L’église, érigée à partir de 1098
et consacrée en 1106, fut remplacée dès les années 1160-1170
par un nouvel édifice plus ample; en 1231, le pape Grégoire
IX ratifia le transfert du siège de Calahorra à Santo
Domingo. Dans l’ensemble, la plupart des villes et des
villages qui jalonnent l’iter francigenus tel qu’il
est décrit dans le Liber Sancti Iacobi ne remontent
pas au-delà des années 1100, et connurent un extraordinaire
développement au cours du XIIe siècle, suscitant ainsi
la convoitise des grands monastères et des ordres militaires.
En
peuplant d’épisodes héroïques et merveilleux les étapes
du chemin qui traversait le nord de l’Espagne, les auteurs
du Codex Calixtinus créèrent entre la fin du XIe et
la première moitié du XIIe siècle une route de pèlerinage
qui devint autant ou plus connue que le sanctuaire lui-même,
et surtout qui en devint indissociable. Les pèlerins
qui se rendaient à Jérusalem avaient depuis longtemps
l’habitude d’entendre les histoires, vraies ou légendaires,
qui leur étaient racontées lorsqu’ils
en
visitaient les monuments. Égérie au IVe siècle, comme
le chanoine Aymeric d’Antioche au XIIe, rapportèrent
de tels récits. Les pèlerins qui, plus tard, attendaient
des semaines ou des mois un navire à Venise pour embarquer
vers la Terre Sainte, se voyaient aussi offrir des “visites”
de la ville des doges, où on leur racontait sa fondation,
son histoire et ses légendes. Dans le cas du pèlerinage
à Compostelle, le Liber Sancti Iacobi semble donc avoir
joué un rôle semblable, à l’exception près qu’il ne
concernait pas seulement la ville et le sanctuaire mais
aussi la voie qui y menait. Une voie unique, le “chemin
français”, puisque le Guide du Pèlerin avait bien précisé
que les quatre chemins du nord des Pyrénées, qui draînaient
symboliquement des pèlerins venus des quatre points
cardinaux, ne faisaient plus qu’un en Espagne. Car une
seule voie peut rassembler ceux qui sont en quête du
but, qu’il s’agisse du sanctuaire pour le pèlerinage
ou du paradis pour la vie humaine.
La
politique des rois Alphonse VI de Castille et Alphonse
VII, entre les années 1065 et 1157, avait repoussé les
limites du royaume jusqu’au-delà du Tage. Afin de peupler
les terres récemment reconquises, et d’assurer une forte
présence chrétienne dans l’ensemble du territoire, les
monarques accordèrent fueros et privilèges divers aux
villes, et notamment aux francos qui s’y établiraient.
Mais il fallait les attirer vers l’Espagne et, de la
même façon que la fausse épître du patriarche Léon de
Jérusalem qui, au milieu du IXe siècle, avait enjoint
les chrétiens d’aller vénérer l’apôtre en Galice, les
quatre derniers livres du Liber Sancti Iacobi, c’est-à-dire
les miracles, la translation, l’Historia Turpini et
le Guide du pèlerin, renforcèrent la politique des rois
et attirèrent en Espagne, le long de l’itinéraire “touristique”
ainsi créé, d’innombrables pèlerins, des curieux et
des marchands. À Oviedo, l’évêque Pelayo (†1153) avait
également tenté d’exalter son siège, en élaborant un
Liber chronicorum ab exordio mundi usque Era MCLXX,
qui faisait une large place aux traditions orales, aux
généalogies, aux lieux d'enterrement des rois, aux édifices
et à l’architecture monumentale89. Mais dans cette rivalité,
l’oeuvre de Pelayo n’eut pas les résultats escomptés.
Celle de Compostelle, en revanche, peut-être parce qu’elle
allait dans le sens des politiques royales, connut un
énorme retentissement. Constamment relayée par les pèlerins,
les voyageurs et les artistes, jusqu’à devenir une partie
du patrimoine européen, elle échappa même finalement
à ses véritables auteurs.
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