Peregrinus:
L’hospitalité spécialisée sur le chemin de Saint-Jacques
(850-1150)
Adeline
Rucquoi C.N.R.S., Paris
130e
Congrès National des Sociétés Historiques et
Scientifiques - 18-23 avril 2005
publié dans "Voyages et Voyageurs, 130e
Congrès National des Sociétés Historiques et Scientifiques,
La Rochelle - France (2005)"
texte
avec notes et bibliographie (PDF) : Peregrinus
(A.Rucquoi) PDF
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À
une date indéterminée, mais qui se situe de toutes
façons avant l’année 834, une revelatio permit la
découverte du tombeau de l’apôtre saint Jacques en
Galice, dans le diocèse d’Iria. Le roi Alphonse II le
Chaste, auteur du premier privilège connu en faveur du
sanctuaire, mentionne bien que le “très saint corps”
a été révélé “de notre
temps”. Le privilège est adressé à
“saint Jacques apôtre et à toi, notre père,
l’évêque Théodemir”, qui monta sur le
siège d’Iria après 818. La découverte dut
donc avoir lieu entre 818 et 834, soit au cours de la seconde
décennie du IXe siècle.
La renommée du sanctuaire fut rapidement connue
dans la majeure partie de l’Europe. La monarchie
s’y était d’ailleurs employée. Vers le milieu du
siècle, en effet, une épître, adressé par “Léon,
évêque, à vous les rois des Francs et des Vandales,
et des Goths et des Romains”, fut diffusée à partir
d’Oviedo ou d’Iria. Le patriarche de Jérusalem,
Léon, y exposait les circonstances du transport
– translatio – miraculeux du corps de l’apôtre,
dans une barque, depuis la Terre Sainte jusqu’en
Galice, et enjoignait finalement la “chrétienté”
de prier Dieu et de croire que là se trouvait le
corps de saint Jacques. Cette pseudo-épître connut
un succès immédiat. Dès 867, le moine Usuard de
Saint-Germain-des-Prés signala, à la date du 25
juillet, qu’il s’agissait du jour de naissance de
saint Jacques apôtre, frère de Jean l’Évangéliste,
qui fut décapité sous Hérode; il termina en spécifiant
que “ses ossements très sacrés, transportés de Jérusalem
en Espagne, et ensevelis dans les ultimes confins
de celle-ci”, étaient vénérés. Le récit fut relayé
en 896 par Notker, moine de Saint-Gall en Suisse,
qui précisa qu’il fallait croire en la présence
effective de l’apôtre aux confins des Espagnes,
montrant ainsi qu’il connaissait l’épître de León.
À la fin du IXe siècle, le sanctuaire avait acquis
une importance suffisante pour que l’évêque Sisenand
(880-920) y transférât le siège de l’évêché et y
fît construire une nouvelle église, qui fut solennellement
consacrée en mai 899 en présence du roi Alphonse
III. Une lettre adressée aux chanoines de Tours
par le roi vers 906 montre que le pèlerinage était
toujours favorisé et même organisé par la monarchie;
Alphonse III y recommande d’ailleurs la route maritime
depuis les ports de la façade Atlantique jusqu’à
La Corogne.
Les pèlerins semblent en effet avoir commencé
à affluer vers le sanctuaire galicien. Dès avant
la fin du IXe siècle, les récits font état de foules
de pèlerins: Usuard de Saint-Germain-des-Prés, en
867, et Notker de Saint-Gall, en 896 disent bien
dans leurs Martyrologes que le tombeau de l’apôtre
était l’objet d’une très grande vénération populaire.
Si le récit qui rapporte le vol du corps de Prudence
par l’évêque Geylon de Langres à son retour de Compostelle
en 841 est sujet à caution, la première mention
d’un pèlerin étranger, un clerc allemand aveugle
qui, entre autres sanctuaires, “visita l’apôtre
saint-Jacques en Galice” et y recouvra la vue, peut
être datée de 930 environ.
Une vingtaine d’années plus tard, en 950-951,
l’évêque du Puy, Godescalc, qui se rendait à Compostelle
en grande compagnie, commanda la copie d’un ouvrage
conservé dans la bibliothèque de Saint-Martin d’Albelda,
laissant ainsi une trace de son passage. Dix ans
plus tard, en 961, l’évêque de Reims, Hugues de
Vermandois, se trouvait à Compostelle. Vers 983-984,
le moine arménien Siméon, parti de Jérusalem pour
une visite des grands sanctuaires d’Occident, traversa
l’Aquitaine et la Gascogne et parvint en Galice
“à l’église de saint Jacques apôtre”; il aurait
ensuite délivré du démon la fille du roi. À partir
de l’an 1000, les mentions de pèlerins et de pèlerinages
deviennent de plus en plus fréquentes dans la documentation,
pour connaître une apogée dans la première moitié
du XIIe siècle. De fait, le Codex Calixtinus, qui
fut probablement compilé dans les années 1140 à
Compostelle, mentionne, dans le sermon Veneranda
dies du premier livre, les foules immenses de pèlerins
étrangers qui confluaient vers le sépulcre de saint
Jacques, parlant et chantant dans leurs langues
maternelles. N’est-ce là qu’une hyperbole? Peut-on effectivement
constater un afflux de pèlerins vers la Galice?
Où logeaient ces pèlerins? Les mentions d’auberges
ou d’hôpitaux peuvent peut-être nous aider à reconstruire
les premiers itinéraires suivis et à dater plus
précisément l’évolution du pèlerinage en Galice.
Le devoir d’hospitalité est inscrit dans la Genèse
à deux reprises, lorsqu’Abraham reçoit trois anges
qui lui annoncent que sa femme Sarah lui donnera
un fils (Gen., 18, 2-8) et lorsque Lot héberge deux
anges qui le préviennent de la destruction de Sodome
et Gomorrhe (Ge., 19, 1-8), permettant ainsi à saint
Paul, dans son Épître aux Hébreux, de rappeler à
ceux-ci: “N'oubliez pas l'hospitalité, car c'est
grâce à elle que quelques-uns, à leur insu, hébergèrent
des anges” (He 13, 2). Si le devoir d’hospitalité
incombe à tous les chrétiens, il est plus particulièrement
prescrit aux ordres monastiques. “On recevra comme
le Christ lui-même tous les hôtes qui surviendront”
précise le chapitre 53 de la règle de saint Benoît,
qui ajoute plus avant: “On recevra avec une sollicitude
et un soin particuliers les pauvres et les voyageurs
étrangers, parce que c’est principalement en leur
personne qu’on reçoit le Christ; car pour les riches,
la crainte qu’ils inspirent porte assez à les honorer”.
La Regula monachorum qu’Isidore de Séville élabora
au début du VIIe siècle stipulait pour sa part qu’un
tiers des biens serait affecté aux pauvres et qu’ils
seraient reçus dans les monastères.
Les monastères du nord de la Péninsule ibérique
adoptèrent généralement des règles inspirées de
celles de saint Benoît ou de saint Isidore et l’on
peut supposer qu’ils hébergeaient donc les peregrini,
les “étrangers” voyageurs qui s’adressaient à eux.
Godescalc du Puy et son escorte s’arrêtèrent ainsi
pendant l’hiver 951 dans le monastère de Saint-Martin
d’Albelda, fondé en 924 par Sanche Garcés de Navarre
et son épouse Toda et que régissait alors l’abbé
Dulquitus. De fait, une copie tardive du cartulaire
du monastère révèle qu’une donation lui fut faite
en juin 933 par le roi García Sanches afin que “liberam
in Dei nomine habeatis potestatem in cultura peregrinorum
adque in alimonia monachorum”.
Mais, curieusement, très rares sont les mentions
relatives à l’hébergement des voyageurs. L’immense
majorité des donations que reçurent alors les monastères
du nord de la Péninsule semble avoir eu pour objet
l’entretien de ceux et celles qui y vivaient ou
encore l’illumination de l’église, passant sous
silence l’existence de l’hôtellerie. C’est pourquoi,
il nous a semblé intéressant de nous pencher précisément
sur les établissements qui bénéficièrent de donations
spécifiques pour l’accueil des étrangers. Les publications
des chartes et documents conservées dans la majeure
partie de l’Espagne du nord pour la période qui
nous intéresse permet en effet d’infirmer certaines
des hypothèses avancées par Juan Uría Ríu en 1949
– les documents cités n’existant pas ou étant des
faux – et, parallèlement, de compléter la liste
des lieux d’hébergement des pèlerins depuis les
origines du pèlerinage jusqu’au Codex Calixtinus.
En juin 886, à Compostelle, le roi Alphonse III
d’Oviedo et la reine Xemena firent don de salines
à l’autel de saint Jacques et aux moines qui en
assuraient le service, “pour la nourriture et la
subsistance des moines, des pauvres et aussi des
étrangers”. Cinq ans plus tard, ils fondaient
le monastère de Saint-Adrien de Tuñon, à une dizaine
de kilomètres à l’ouest d’Oviedo, entre Trubia et
Fuejo, et le dotaient de biens divers pour, notamment,
“l’accueil des voyageurs et l’entretien des pauvres”.
La donation que fit en avril 911 le roi Ordoño II
à l’église de Saint-Jacques de Compostelle avait
entre autres pour objectif d’assurer la nourriture
et l’habillement des moines, des pèlerins et des
pauvres qui y arriveraient; néanmoins, comme celui
de 886, le texte ne nous en est parvenu qu’au travers
du cartulaire élaboré dans la première moitié du
XIIe siècle, à l’époque de l’apogée du pèlerinage.
Il faut ensuite attendre le milieu du Xe siècle
pour que les mentions relatives à l’accueil des
voyageurs ou des pèlerins se fassent plus nombreuses.
En 944 une donation aurait été faite par divers
personnages au monastère de Saint-Martin de Modúbar,
à quelques kilomètres au sud de Burgos, “pour l’éclairage
de l’église, et pour sa dotation et celle des pauvres,
de ceux qui vivraient là et de tous ceux qui y arriveraient”.
L’année suivante, en avril 945, le roi Ramire II
fit don d’une villa au monastère des Saints-Facond-et-Primitif
de Sahagún “voyant et prenant en considération le
pouvoir de cette maison dans l’accueil et des étrangers
– peregrini – qui y arrivent et aussi de tous les
grands”.
En
952, les fondateurs du monastère de Saint-Sauveur de Sobrado, en
Galice, confiaient à l’abbesse Gelvira la
communauté de moniales et de frères qu’ils y
installaient, et prévoyaient que les revenus devaient être
partagés de façon équitable entre
l’entretien des religieux, les aumônes aux pauvres, la
nourriture des indigents, l’hébergement des voyageurs
– viatores – et l’entretien des étrangers
– peregrini – ainsi que pour l’illumination des
autels. En 958, puis en 968, les rois d’Oviedo firent divers dons
à ce monastère de Sobrado, en spécifiant entre
autres qu’ils devaient servir “pour recevoir les
hôtes ou les étrangers – hospites seu peregrini
–”, ou encore “pour les étrangers qui y
arriveraient”. La documentation de Sobrado, monastère
situé sur les voies qui mènent d’Oviedo et du port
de Brigantium vers Compostelle, semble donc bien être la
première qui fasse la distinction entre les divers voyageurs qui
demandent l’hospitalité, viatores ou hospites, et les
peregrini, étrangers ou peut-être déjà
“pèlerins”. Néanmoins, rien ne permet de
l’affirmer, dans la mesure où la documentation du
monastère de Sobrado ne nous est parvenue qu’à
travers le cartulaire ou Tumbo, compilé au milieu du XIIIe
siècle alors que le monastère suivait depuis une centaine
d’années la règle de Cîteaux.
fig. 1.
ci-dessous
Dans la région d’Astorga, cependant, une série
de monastères paraît avoir alors attiré des donations
pour l’accueil des voyageurs. En septembre 960,
par exemple, l’évêque Odoario d’Astorga restaura
le monastère des Saints-Pierre-et-Paul Castañero
et le dota pour l’entretien de ceux qui y vivraient,
pour les luminaires de l’église et pour “vêtir les
pauvres qui y arriveraient”. Trois ans plus tard,
l’évêque Diego fit don au monastère de Saint-Sauveur
d’Astorga du monastère de Saint-Jean de Camba avec
toutes ses possessions, pour l’entretien des serviteurs
et servantes de Dieu, des hôtes et des étrangers
– hospites et peregrini -, et de ceux qui y vivraient
en persévérant dans la vie sainte. En 980, les soeurs
Adosinda et Reconanda donnèrent divers bien au monastère
de Saint-Dictinus situé hors des murs d’Astorga,
pour l’âme de leur soeur, l’entretien des religieuses
et “pour alimenter les pauvres étrangers”; trente
ans plus tard, en février 1010, l’abbesse de ce
même monastère lui fera don d’une villa pour, entre
autres, “les hôtes qui y arriveraient ou les peregrini
qui parviendraient dans le lieu saint”.
Car la distinction entre les hospites advenientes
et les peregrini, parfois qualifiés de “pauvres
peregrini” paraît en effet remonter aux dernières
décennies du Xe siècle. En 985, le comes Tellus
et sa femme firent bénéficier de leurs dons le monastère
de Antealtares, à Compostelle, pour le salut de
leurs âmes et “pour la nourriture et l’habillement
des frères, pour les hôtes y venant, les pauvres
et les pèlerins et les indigents miséreux”. Trois
ans plus tard, le monastère de Sainte-Eulalie et
son abbesse Florentina, qui méditaient sur la règle,
chantaient l’office divin et faisaient l’aumône
“aux voyageurs, aux pauvres et aux étrangers” reçurent
une série de biens.
La documentation du Xe siècle a donc livré les
noms de dix lieux qui se consacraient, entre autres,
à l’accueil des voyageurs, qu’ils fussent des hôtes,
des étrangers ou des “pèlerins”. Nous pouvons supposer
que la plupart des monastères offraient également
l’hébergement à ceux qui le demandaient, mais c’est
bien à cette époque-là que certaines communautés
paraissent s’être spécialisées, comme celles de
Sahagún, Sobrado ou Astorga. Dans ces monastères,
on distingue désormais diverses catégories de viatores,
quoique nous ne puissions encore affirmer que le
terme peregrini, quand il est employé, fût alors
réservé à ceux qui se rendaient à Saint-Jacques
en Galice. Il faut cependant souligner que ces lieux
d’hébergement se trouvent en majorité le long de
l’ancienne voie romaine qui avait été ouverte dès
l’époque de Tibère pour unir Bordeaux ou Tarragone
à la côte galicienne en passant par Pampelune ou
Saragosse, León, Astorga et Lugo. De Saint-Martin
d’Albelda dans la Rioja à Antealtares en Galice,
le voyageur rencontrait en effet le long de cette
voie les monastères de Modúbar, Sahagún, Astorga
et Saint-Pierre-et-Paul de Castañero dans le Bierzo.
À Compostelle, l’évêque semble avoir peu à peu
supplanté les moines d’Antealtares quant à l’accueil
des pèlerins. La documentation du Xe siècle, transmise
par le cartulaire du XIIe, se contente souvent de
parler de “pauvres” et de “peregrini”, d’“hôtes”
et de “peregrini”, ou encore de “pauvres, peregrini,
hôtes et arrivants”; le qualificatif d’advenientes souvent accolé
à ces termes montre qu’il s’agit toujours de voyageurs.
Au XIe siècle, l’accueil de ces différents voyageurs
s’organise et le nombre des gîtes se multiplie.
En 1007, dans le diocèse d’Astorga, un certain Sarracinus
fait don de ses biens au monastère de Saint-Jean-Baptiste
de Cerecedo pour le salut de son âme et celle de
l’évêque Jimeno, ainsi que pour des aumônes “aux
peregrini ou aux hôpitaux”; huit ans plus tard,
le monastère recevra des terres d’un presbiter qui
en assignera les rentes aux aumônes aux pauvres,
à l’alimentation des peregrini et au rachat des
captifs. Et c’est encore dans le diocèse d’Astorga
que des donations faites au monastère de Saint-André
sur les rives de l’Argutorio, en octobre 1031 puis
en mai 1036, et au monastère de Saint-Sauveur de
Bárcena sur le Sil en décembre 1032 révèlent qu’ils
accueillaient des voyageurs et des peregrini. Au
sud d’Oviedo, en février 1033, ce sont les moines
de Saint-Jean-Baptiste de Cortina, dont le monastère
se trouvait non loin d’un pont sur l’Aller, qui
reçurent un don qui devait servir à la fondation
et à l’entretien d’un hospitium pour les peregrini.
Dix ans plus tard, une autre donation révèle que
le monastère de Saint-Sauveur d’Albares, dans le
Bierzo, accueillait des peregrini et hospites.
Les lieux d’hébergement cités dans la documentation
entre 1000 et 1044 appartiennent tous à des monastères
et, bien qu’ils spécifient qu’ils accueillent des
hospites, qui peuvent être des hôtes de marque,
et des peregrini, ces derniers ne sont peut-être
encore que des voyageurs. Il est vrai que, dans
leur immense majorité, ils paraissent être situés
sur les routes qui mènent d’Oviedo et de León, capitales
du royaume, à Compostelle, avec quelques haltes
entre les deux capitales. Il est en effet possible
que de nombreux “pèlerins” aient choisi de voyager
par mer, comme semble en témoigner la lettre des
chanoines de Tours à laquelle le roi Alphonse III
répondit en 906. Ils arrivaient alors en Galice, à Brigantium,
ou faisaient halte à Gijón afin de se rendre à Oviedo
et de poursuivre ensuite leur voyage par voie terrestre.
Au cours de la seconde moitié du XIe siècle,
les monastères continuèrent à offrir l’hospitalité
aux voyageurs et aux étrangers. En avril 1067, le
monastère de Saint-Sébastien de Silos et son abbé
Dominique – le futur saint – reçurent ainsi du roi
Sanche II de Castille un monastère “pour les luminaires,
pour l’accueil des hôtes et l’aumône aux pauvres,
ainsi que l’entretien des moines”; au cours des
deux décennies suivantes, en 1076, puis en 1085,
le monastère bénéficia de dons du Cid et du comte
Pedro Ansúrez pour les mêmes motifs. Entre 1095
et 1100, les sculpteurs qui travaillaient dans le
cloître en construction n’omirent pas, entre les
huit scènes qui relatent l’histoire de la rédemption,
celle du Christ sur le chemin d’Emmaüs, c’est-à-dire
celle du “Tu solus, peregrinus”; peregrinus, le
Christ y est représenté avec une besace ornée de
la coquille saint-jacques.
En mars 1078, le roi Alphonse VI exempta de service
militaire les hommes du monastère de Sahagún, afin
que l’abbé et les moines prient pour lui, que fût
construite une maison avec soixante lits, et que
fussent distribuées chaque jour soixante rations
et soixante coupes de vin aux peregrini et aux indigents.
Une dizaine d’années plus tard, l’abbé Iustus du
monastère de Saint-Cyprien situé non loin de Gordón
dans le diocèse d’Oviedo, bénéficia d’une donation
pour, entre autres, le service des pauvres. En mars
1082, le monastère de Saint-Félix, sur le Cea, non
loin de Sahagún, reçut une série de biens fonciers
“pour l’entretien des peregrini ou des hôtes qui
y arriveraient”.
Parallèlement, il semble que la cathédrale d’Oviedo
ait organisé, dès le milieu du XIe siècle, l’accueil
des pauvres et des voyageurs étrangers. En 1060,
la veuve Adosinda Roderiquiz fit don d’une série
de biens fonciers à l’évêque Froilanus et à la cathédrale
d’Oviedo afin d’assurer la nourriture et l’habillement
des peregrini. Presque quarante ans plus tard, en février 1096,
l’église d’Oviedo et son évêque Martin se virent
offrir de nouveaux biens pour le salut de l’âme
de la donatrice et de sa famille, mais aussi pour
la toleratio, la capacité d’entretenir les pauvres
et les étrangers. En mai 1104, une certaine Gunterodo
offrit également tous les biens qu’elle possédait
en Galice et dans les Asturies à l’église d’Oviedo,
afin que “les évêques et abbés, les moines et les
clercs, les pauvres et les peregrini fussent nourris et vêtus”.
Depuis le milieu du XIe siècle, les évêques des
principales villes des royaumes du nord-ouest de
la Péninsule paraissent effectivement avoir entrepris
une politique d’accueil de voyageurs qui ressemblaient
de plus en plus en plus à des pèlerins. À Jaca,
au pied du col du Somport, l’évêque García (1076-1086)
institua une “aumônerie” pour l’accueil des pauvres
qu’il pourvut de rentes diverses; en mars 1084,
le roi Sancho Ramírez, frère de l’évêque García,
offrit à cette albergaria divers biens fonciers.
En décembre 1084 ce fut au tour de l’évêque Pelayo
de León de se soucier du soin des peregrini, et
notamment de “leur vie sans aide” et de leur “repos”;
il fonda donc aux portes de sa cathédrale une domus
ospitalitatis où devaient pouvoir être accueillis
“tous les pauvres, les faibles, les boiteux, les
aveugles, les indigents et les étrangers d’autres
provinces – peregrini aliarum provinciarum - cherchant
refuge”. Son successeur, Pierre, fit diverses donations
ad illam albergariam en 1092 et 1093 “pour le réconfort
des peregrini, pour le rassasiement des pauvres,
pour l’entretien des hôtes”. En 1096, à l’extérieur
des remparts de la ville, au pied du palais royal,
il fit édifier un autre hôpital pour les peregrini
et les pauperes Christi, à côté des églises Saint-Jacques
apôtre, Saint-Marcel et Saint-Adrien qu’il avait
restaurées.Deux albergariae de fondation épiscopale virent
donc le jour à León au cours des dernières décennies
du siècle.
Il semble également qu’au début des années 1080
l’évêque de Pampelune, Pierre de Roda, qui instaurait
pour son chapitre la règle de saint Augustin, eût
prévu une dignité particulière de “chanoine hospitalier”
et eût stipulé qu’une partie des biens administrés
par le chapitre dût être utilisée “pour construire
une maison où les pauvres fussent alimentés”; en
1085, un prêtre de Tajonar fit don de ses biens
à Sainte-Marie de Pampelune et à son auberge pour
l’aumône aux pauvres. À Compostelle même, Diego
Gelmírez (1100-1140) semble avoir acheté et organisé
un hôpital avant son élection au siège épiscopal,
peut-être quand il était administrateur de celui-ci,
en 1093 et après 1095.
Les rois avaient d’ailleurs donné l’exemple,
en créant ou en dotant des auberges spécialisées.
Dès avril 1052, par exemple, le roi García III et
la reine Stéphanie avaient fait don de nombreux
biens à la domus arbengarie de Nájera, fondée par
eux non loin du quartier juif “pour l’aide aux pauvres”.
Quelques mois plus tard, ils fondaient l’abbaye
royale de Sainte-Marie et la dotaient de biens qui,
entre autres, devaient servir à l’accueil des peregrini
seu hospites. Fils aîné du roi Sanche III le Grand,
García Sánchez (1035-1054) avait en effet choisi
Nájera pour capitale de son royaume; il en transféra
cependant en 1045 le siège de l’évêché à Calahorra
qu’il avait reconquise. En 1066, la reine Stéphanie
stipula dans son testament un leg pour l’auberge
des étrangers: “ad illa helemosinaria de Naiara”.
Selon le cartulaire de l’abbaye, le même roi García
aurait fait construire à Irache, au sud d’Estella,
un ospitium pour les peregrini, auquel il donna
des biens en 1054.
Le roi Sancho Rámirez d’Aragon (1063-1094), neveu
de García Sánchez de Nájera, fonda de son côté un
hospitale au col du Somport dans le Pyrénées, auquel
il semble avoir fait don de divers privilèges en
mars 1078; l’administration de cet hôpital de Sainte-Christine
avait été confiée, non pas à des religieux, mais
à des seniores. En mars 1100, le roi Pierre Ier d’Aragon fit
don ad illa albergaria de Sainte-Christine du Somport
d’une rente annuelle de 200 sous de Jaca ad elemosinam
pauperum inde transeuntibus.
En
février 1085, le roi Alphonse VI de Castille avait donna une
série de biens “à l’auberge qui se trouve
dans la ville de Burgos, afin qu’ils servent à
l’usage des pauvres et à l’entretien des
peregrini”. Six ans plus tard, en novembre 1091, le même
Alphonse VI offrit à l’abbaye de la Chaise-Dieu le
monastère de Saint-Jean-Baptiste dont il avait ordonné la
construction à l’entrée de la ville; domnus
Adelelmus – le futur saint Lesmes – reçut en outre
la chapelle dédiée à
Saint-Jean-Évangéliste, située à
proximité du monastère, “afin qu’y soient
ensevelis les pauvres et les peregrini”. Burgos disposait ainsi,
à la fin du siècle, de deux auberges au moins, et
même d’un cimetière particulier pour les pauvres
voyageurs.
Quelques années plus tard, vers 1096-1100, Alphonse
VI de Castille fonda une hospitalis domus peregrinorum
dans son palais à Oviedo; il chargea l’évêque Martin
d’organiser cette domus eleemosinaria ad pauperes
Christi hospitandos, l’exempta de toute ingérence
extérieure et la confia à des confratres. Comme
León et comme Burgos, Oviedo possédait ainsi, à
l’extrême fin du XIe siècle, deux auberges spécialisées
dans l’accueil des pauperes Christi, qu’ils fussent
pauvres ou “pèlerins”. Le 13 mars 1075, le coffre
aux reliques avait été solennellement ouvert par
l’évêque Arias en présence du roi et de la cour,
et le récit des multiples reliques qu’il contenait
s’était vite diffusé, contribuant sans aucun doute
à drainer de nombreux pèlerins vers l’ancienne capitale
du royaume.
Car les voyageurs en chemin vers Saint-Jacques
de Compostelle semblent avoir été de plus en plus
nombreux. En novembre 1072, Alphonse VI et sa soeur
Urraca, en remerciement à Dieu pour avoir obtenu
le royaume sans effusion de sang, supprimèrent le
péage que le château de Sainte-Marie d’Autares exigeait
au col de Valcarce de “tous ceux qui y passent et
surtout des peregrini et des pauvres qui se rendent
à Saint-Jacques pour y prier”, sans oublier les
negotiatores. Le col de Valcarce, Val de Carceris,
est en effet situé dans la chaîne montagneuse qui
sépare le León de la Galice, sur ce qui deviendra
le “chemin français”.
Cette mention des “pèlerins et des pauvres se
rendant à Saint-Jacques pour prier” en empruntant
le col de Valcarce met en évidence le fait que,
dans la seconde moitié du XIe siècle, la voie terrestre
allant des Pyrénées à Compostelle était largement
usitée, et notamment par des pèlerins venus “non
seulement d’Espagne, mais aussi d’Italie, de France
et d’Allemagne”. Depuis le Somport, où les accueillait
l’hôpital de Sainte-Christine, jusqu’à Saint-Jacques,
des auberges avaient été ouvertes par les évêques
ou les rois à Pampelune, Nájera, Burgos, Léon et
dans le Bierzo, attestant l’intérêt que portaient
les autorités civiles et ecclésiastiques aux voyageurs
qui empruntaient les voies publiques.
Cet intérêt fut évidemment partagé par les grands
ordres religieux d’origine étrangère. L’abbaye de
La Chaise-Dieu, nous l’avons vu, avait reçu le monastère
de Saint-Jean-Baptiste, à l’entrée de Burgos, en
1091. En avril 1089, le monastère de Saint-Servand
de Tolède, qui dépendait depuis un an de l’abbaye
de Saint-Victor de Marseille, avait obtenu entre
autres une villa située “près du chemin de Saint-Jacques
non loin du monastère de Sahagún”.
Pour sa part, depuis 1060 le monastère bourguignon
de Cluny, sous l’égide de l’abbé Hugues, avait entrepris
de s’implanter en Espagne, précisément le long du
chemin qu’empruntaient les pèlerins de Saint-Jacques.
Saint-Jean de la Peña, non loin du Somport, avait
adopté la règle de Cluny peu après 1030; Hugues
le fit placer sous l’autorité directe de Rome quelque trente ans
plus tard. En 1073, l’abbaye de Cluny reçut d’Alphonse
VI le monastère de Saint-Isidore de Carrión; trois
ans plus tard, il obtint celui de Saint-Jean-Baptiste-et-Saint-Zoïl
de Carrión, construit à côté du pont édifié par
le défunt mari de la donatrice sur le chemin de
Saint-Jacques de Compostelle. En septembre 1078,
il ajouta à ses possessions le monastère de Sainte-Marie
de Nájera. Il reçut encore, en 1081, le monastère
de Sainte-Colombe de Burgos. Il est d’ailleurs curieux
de constater que les donations en faveur des monastères
devenus clunisiens, si elles évoquent parmi leurs
motifs les prières pour les défunts, ne mentionnent
jamais l’hébergement des pauvres ou des pèlerins;
seule Sainte-Marie de Nájera prit soin de se faire
confirmer en janvier 1117 ses possessions, au premier
rang desquelles figure illa albergaria ad opus pauperum.
Le grand monastère de Sahagún, qui avait alors
adopté les coutumes de Cluny, c’est-à-dire qu’il
en suivait la règle sans faire partie de l’ordre,
continua en revanche à recevoir des biens “pour
l’entretien des pauvres et des peregrini”. Il fut
finalement acquis par le monastère bourguignon en
1132, comme le fut, dix ans plus tard, celui de
Saint-Pierre de Cardeña, à proximité de Burgos.
Si la documentation permet de constater une spécialisation
et une diversification des lieux d’accueil pour
les voyageurs au cours du XIe siècle, seule la donation
d’Alphonse VI de Castille en 1078 donne des chiffres:
soixante lits et soixante repas quotidiens étaient
prévus dans l’auberge qu’il ordonna de construire
à Sahagún. Quinze ans plus tard, en octobre 1093,
le même roi offrit à l’abbaye une série de biens
pour l’âme de la reine Constance, en échange desquels
les moines devaient nourrir chaque jour treize pauvres;
sept ans plus tard, une autre donation fut faite,
sous la même condition, mais cette fois pour l’âme
de la reine Berthe.
fig. 2.
ci-dessous
Le mouvement qui avait débuté au milieu du XIe
siècle s’intensifia pendant la première moitié du
XIIe. En janvier 1103, un “ermite” étranger, un
certain Gaucelmus, obtint du roi Alphonse VI que
fût exemptée l’église de Saint-Sauveur qu’il avait
fondée “avec son auberge” sur le mont Irago, entre
Astorga et Ponferrada, au lieu-dit Fons Salvatoris
ou Foncebadón; l’ensemble devait servir “pour héberger
les pauvres roumieux”. Trois ans plus tard,
lorsqu’il donna à l’évêque d’Astorga l’église et
l’auberge de Foncebadón, l’ermite Gundiselmus expliqua
qu’il avait choisi l’endroit car il y avait “dans
ces Alpes sur le chemin de Saint-Jacques que l’on
appelle Irago un lieu connu sous le nom de Fontaine
du Sauveur, lieu difficile où tous les peregrini
allant et revenant exhalaient leur âme en vie”,
et qu’il voulait qu’elles fussent utilisées pour
“l’aide aux pauvres, aux peregrini et aux voyageurs
– hospites –qui y parviendraient, clercs et laïcs,
veuves et orphelins”. La fondation de Gaucelme attira
immédiatement les donations et, grâce à elles et
à une politique d’achats de vignes et de terres,
se constitua en un quart de siècle un riche patrimoine.
Gaucelme
n’était pas alors un cas unique et des laïcs
commençaient effectivement à prendre soin des voyageurs.
En septembre 1118, la reine de Castille, Urraca, accorda des
privilèges d’exemption aux “serviteurs du Christ
qui, dans le mont Sispiazo, avez fondé une auberge ou maison en
l’honneur de la Vierge Marie de de tous les saints”, en
précisant que les bénéfices étaient
destinés “à l’entretien des pauvres, des
peregrini et des voyageurs”. Cet hôpital de Vivei, qui
appartenait au diocèse d’Astorga, passa à
l’ordre de Santiago en mai 1176. De son côté,
le presbiter Joanis Stephaniz de retour d’un pèlerinage
à Jérusalem, voyant que les pèlerins allant
à Compostelle devaient traverser un lieu peu hospitalier, tant
à cause des brigands qu’en raison des intempéries
saisonnières, fonda un hôpital et une église en
l’honneur du Saint-Sépulcre; en avril 1124, il fit don
à l’évêque d’Astorga de cet
hôpital de Valdetallada ou Valtejada qu’administraient des
confrères. En octobre 1126, un certain Pedro Peregrino
reçut du roi Alphonse VII l’église Sainte-Marie de
Portomarín pour le pont et l’hôpital qu’il
avait construits à Puente Miña.
Mais tous les étrangers n’allaient pas, ou du
moins pas toujours directement, à Compostelle en
Galice. En janvier 1117, si l’on en croit une copie
tardive, un hôpital dédié à Sainte-Marie existait
au col d’Arbás, entre León et Oviedo; la reine Urraca
lui aurait alors fait don d’une terre. Quelques
mois après l’immunité donnée à l’auberge du mont
Sispiazo, ce fut au tour de l’hôpital de San Isidoro
del Puerto, fondé par une confrérie, de bénéficier
en décembre 1118 des mêmes privilèges. Situé au
nord-est de León, sur une route menant à Oviedo,
le col de San Isidoro traverse la cordillère à plus
de 1500 mètres d’altitude et “beaucoup de peregrini
et de voyageurs y mouraient de froid”.
Si
un certain nombre de bienfaiteurs choisit de créer des lieux
d’accueil pour les étrangers et les voyageurs dans des
endroits isolés et inhospitaliers, d’autres
fondèrent leurs hospices dans les villes. En novembre 1123,
Vermudus Petri déclara qu’il avait créé un
sinodochium, “c’est-à-dire un hôpital”,
à León dans un faubourg situé près de la
place du marché, destiné aux “pauvres du Christ et
aux pèlerins et passants”, et qu’il l’avait
doté de façon à ce que fût assuré
l’entretien “des pauvres et des peregrini et des ministres
qui y demeureraient”; il en faisait don à
l’évêque de León, à charge pour lui de
l’administrer et de payer chaque année aux hospitaliers de
Saint-Jean un marc d’argent ou une once d’or. Peu de temps
après, un certain Michael, qui avait été
élevé à la cathédrale de Pampelune et qui
avait constaté que, “dans de nombreuses villes, à
côté des églises se trouvent des maisons qui
hébergent les pauvres”, offrit la sienne afin
qu’elle servît à “recevoir des pauvres et des
pèlerins voyageurs” et qu’y fût
transféré “l’hôpital qui est dit de
Saint-Michel”.
Les
évêques restèrent fidèles à la
tradition inaugurée au siècle précédent et
se soucièrent également de l’accueil fait aux
étrangers. Vers 1108, après avoir rappelé la
fondation de l’ “aumônerie” de Jaca par
l’évêque García, l’évêque
Étienne institua dans sa ville de Huesca une domus elemosinaria
“pour l’entretien des pauvres”: Huesca n’est
pas située sur l’une des grandes routes qui mènent
vers Compostelle, mais sous l’appellation de
“pauvres” pouvait se cacher un certain nombre de
pèlerins. Une vingtaine d’années plus tard,
poussé par le roi Alphonse le Batailleur,
l’évêque Sanche de Pampelune fonda une maison
“pour recevoir les peregrini et tous ceux qui auraient besoin
d’y être hébergés”, à Roncevaux
dans les Pyrénées, “à côté de
la chapelle de Charlemagne, le très renommé roi des
Francs”. L’évêque soulignait qu’à
cet endroit, “des milliers de pèlerins sont morts, les uns
ensevelis sous la neige, les autres dévorés vifs par les
loups”. Il instituait par la même occasion une
confrérie, dans laquelle il y aurait au moins deux prêtres
qui chanteraient l’office. Il semble qu’une église
et un refuge – elemosinaria - existaient auparavant en ce
même lieu, dont le comte d’Erro aurait fait don, avec
l’assentiment de l’évêque de Pampelune,
à Sainte-Foy de Conques vers 1101-1104. Mais c’est
réellement à partir des années 1127-1130 que
l’hôpital de Roncevaux commença à jouer un
grand rôle sur le chemin; l’évêque Sanche, qui
le dota largement, n’indique pas dans l’acte le nombre de
pèlerins qui pouvaient y être accueillis. Il recommande
cependant aux confrères de l’hôpital de remettre en
état deux pauvres chaque année, “l’un pour le
salut les confrères vivants, l’autre pour le repos des
défunts”. L’indépendance de la Navarre en
1134, à laquelle avait contribuée
l’évêque, ne fut sans doute pas
étrangère à l’expansion de
l’hôpital qui entrait en concurrence avec celui du Somport,
resté dans le royaume d’Aragon.
Sainte-Christine du Somport continuait à bénéficier
de donations, comme celle que firent en 1124 Lop
Aner et sa femme Chusca, avec leur fils et leur
belle-fille, “au service de Dieu et pour l’entretien
des voyageurs et des pauvres qui y arriveraient”.
Le roi Alphonse le Batailleur confirma à de nombreuses
reprises les privilèges de l’hôpital Sainte-Christine,
notamment face aux habitants de la vallée d’Aspe
à qui il rappela qu’il avait fait don des pâturages
afin que les animaux des peregrini et de tous ceux
qui passeraient puissent trouver de quoi se nourrir
“pendant l’horrible hiver”.
Les anciennes fondations le long du chemin continuaient
également à faire l’objet de dons. En janvier 1113,
la reine Urraca de Castille en fit bénéficier le
sinodochium de Saint-Marcel à León qui accueillait
“les peregrini et les indigents”, et donna quatre
ans plus tard à l’église de Sainte-Marie de Nájera
l’albergaria de la ville. De leur côté, le presbiter
Romanus Roderici et sa soeur offrirent au monastère
de Sobrado en Galice en janvier 1118 une église,
qu’ils avaient restaurée et meublée, “pour la nourriture
et l’habillement des moines et des soeurs, des hôtes
et des pèlerins que le Seigneur conduirait là”.
En avril 1127, le roi Alphonse VII de Castille confia
l’ “auberge royale” de Burgos à deux personnages
qui devaient l’administrer leur vie durant, mais
l’année suivante, il incorpora l’auberge à l’ensemble
des biens qu’il offrit à l’évêque Simon de Burgos
en spécifiant qu’il fallait que “les juifs du bourg
donnent à cette auberge pour l’entretien des pauvres
deux sous et un denier”; la cathédrale de Burgos
reçut également à l’occasion les deux églises de
Saint-Jean-Baptiste et Saint-Jean-Évangéliste qui
avaient été offerts à La Chaise-Dieu en 1091.
Les hôpitaux offraient donc l’hébergement, de
la nourriture et parfois des vêtements aussi bien
aux peregrini qu’aux hospites et aux pauvres. Malgré
les fondations de lieux d’accueil dans des régions
inhospitalières, un certain nombre d’entre eux mouraient
en chemin, ainsi que s’en fera l’écho le second
livre du Codex Calixtinus qui relate les miracles
opérés par saint Jacques.
L’hospitalité dont ils avaient alors besoin était
celle des cimetières où reposer jusqu’au jour du
Jugement. En 1091, lors de la fondation d’Adelelmus,
la chapelle de Saint-Jean-Évangéliste de Burgos
avait été affectée à
l’ensevelissement des pèlerins morts. En décembre
1122, Teballus, chapelain de Saint-Martin de León,
avec “l’assentiment de tout le peuple de la paroisse
de Saint-Martin et les acclamations de tous les
Francs de Sainte-Marie du chemin de Saint-Jacques”
fit don au Saint-Sépulcre de Jérusalem de l’église
du Saint-Sépulcre de León, située entre la ville
et le bourg des Francs, où la reine Urraca lui avait
ordonné de créer un cimetière pour les peregrini
“et pour tous ceux qui demanderaient à y être ensevelis”.
Six ans plus tard, l’archevêque de Compostelle,
Diego Gelmírez, et son chapitre faisaient don à
l’hôpital de leur église d’un terrain afin qu’il
en fît un cimetière avec sa petite église.
Les auteurs du cinquième livre du Codex Calixtinus,
actuellement connu sous le nom de “Guide du Pèlerin
à Saint-Jacques de Compostelle”, rédigèrent probablement
celui-ci dans les premières décennies du XIIe siècle.
Le court chapitre consacré aux grands hôpitaux du
monde ne mentionne, sur le chemin de Saint-Jacques,
que celui de Sainte-Christine au Somport. Le chapitre
précédent, qui traite des noms des agglomérations
traversées par le chemin, y ajoute nommément ceux
de Roncevaux et du mont Cebreiro; tandis que le
sixième évoque l’hôpital situé après Arcos et qui
est peut-être celui d’Irache. En fait les hospitia
étaient beaucoup plus nombreux, et le Codex met
en garde les pèlerins contre les mauvais usages
de certaines aubergistes, tout en attribuant à saint
Jacques des miracles ayant pour cadre des auberges
ou des hôpitaux. L’Historia Compostellana rapporte
que la reine Urraca se plaignit des destructions
opérées par le roi d’Aragon en Castille, notamment
dans les “hôpitaux où les pèlerins de Saint Jacques
avaient coutume d’être hébergés”
Les lieux d’hébergement des voyageurs et des
“étrangers” dont la documentation nous a révélé
l’existence et livré le nom entre 850 et 1050 témoignent
d’un accroissement de la circulation des hommes,
et sans doute des marchandises, le long de l’ancienne
voie romaine menant en Galice et aux passages permettant
de franchir les Pyrénées occidentales. Indépendamment
du statut de leurs fondateurs – rois, clercs, laïcs
-, ils paraissent avoir progressivement été administrés,
en ville par les évêques, et dans les campagnes
par des communautés religieuses ou laïques.
L’emplacement de ces hotelleries sur le Francigenis
iter et les voies qui menaient à Oviedo permettrait
de supposer que le mot peregrinus finit par ne désigner
que les “pèlerins”. L’on pourrait alors avancer
l’hypothèse d’une tentative de “contrôle” par des
évêques désireux de profiter de la manne que constituaient
ces pèlerins. L’ouverture solennelle du coffre des
reliques d’Oviedo en 1076, ou encore l’élaboration
d’une Vita Sancti Isidori à León dans la seconde
moitié du XIIe siècle participeraient de cette volonté.
Néanmoins, les peregrini sont généralement associés
aux pauperes ou pauperes Christi, et parfois aux
hospites. Ne s’agirait-il alors que de simples voyageurs,
d’étrangers, de forasteros en espagnol actuel? Associés
aux “pauvres”, les peregrini seraient simplement
les voyageurs étrangers; associés aux hospites,
ils seraient les étrangers ou les passants pauvres.
Il est en effet curieux qu’en 1103, l’ermite Gaucelme
ait spécifié qu’il avait fondé son auberge sur le
mont Irago, à Foncebadón, “pour les roumieux” –
romarios -, mot qui servira dans la langue vulgaire
à désigner les pèlerins. Le tarif du portazgo fixé
par le roi d’Aragon Sancho Ramírez (1062-1094) pour
les villes de Jaca et de Pampelune mentionnait également,
pour les exempter, les romei mercatores, les meschini
romei ou “pauvres pèlerins”, et les companieros
avec leurs fardeaux. Au XIIIe siècle, en castillan
comme en galicien, le roi Alphonse X emploiera en
effet romero et romería pour parler des pèlerins
et du pèlerinage, alors que les Espagnols ont traditionnellement
été à Jérusalem plutôt qu’à Rome. Peregrinus aurait
conservé son sens primitif d’“étranger”, évoquant
le “Tu solus peregrinus” des Actes des Apôtres,
et acquérant un sens très particulier par son association
avec les pauperes Christi à la fin du XIe siècle.
Les multiples fondations d’auberges et d’hôpitaux
ne répondraient plus alors au désir d’aider les
pèlerins – dans le sens actuel du mot -, de façon
désintéressée ou non, mais plus prosaïquement à
la nécessité de maintenir l’ordre public, de loger
les passants, d’organiser la sécurité des chemins
et des agglomérations. Les évêques de la Péninsule,
nommés par les rois, sont en effet des administrateurs
civils tout autant que religieux. Rien ne permet
finalement d’affirmer l’existence, dans cette partie
de l’Espagne, d’une hospitalité spécialisée, spécifiquement
organisée pour les pèlerins; la multiplication des
lieux d´hébergement témoigne seulement d’un accroissement
du nombre des voyageurs à partir des années 1050.
Cependant, même si le latin peregrinus, que le Codex
Calixtinus utilise dans le cas de ceux qui viennent
de près et de loin pour vénérer l’apôtre, n’est
pas passé dans la langue vulgaire par la suite,
la carte que dessinent les lieux d’accueil de ces
voyageurs depuis le début du Xe siècle montre bien
que ces peregrini étaient, en majeure partie, des
voyageurs très particuliers qui, à l’instar du Christ
d’Emmaüs représenté à Silos, portaient sans doute
besace et coquille.
*

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