RONCEVAUX Gaston
PARIS - Légendes du Moyen Âge (Hachette, 1903 (pp.
3-63)
Le
15 août 778, l’arrière-garde de l’armée que le roi
des Francs, Charles, ramenait d’Espagne après une
expédition à moitié heureuse fut surprise, dans
les Pyrénées, par les Basques navarrais, - avec
lesquels les Francs n’étaient pas en guerre ouverte
-, et entièrement détruite. Le roi, qui avait déjà
franchi les ports, retourna en toute hâte sur ses
pas; mais la nuit tombait quand il parvint au lieu
du désastre: les montagnards s’étaient dispersés,
et on ne pouvait même savoir où les poursuivre.
Charles - que rappelait un soulèvement des Saxons
- dut reprendre le chemin de France, sans avoir
vengé son arrière-garde, ni reconquis le bagage
qu’elle escortait et qui avait été complètement
pillé.
Telle
est la version que donnent les Annales royales et
la Vie de Charlemagne d’Einhard; c’est celle qu’ont
adoptée tous nos historiens. La version arabe est
toute différente: d’après Ibn-al-Athîr, - qui écrivait
au commencement du XIIIe siècle, mais qui puisait
à des sources anciennes -, ce furent les musulmans
de Saragosse - ceux-là mêmes qui avaient appelé
Charles en Espagne - qui firent subir à l’armée
franque, lorsqu’elle était hors du territoire arabe
et se croyait en pleine sûreté, le grave échec dont
il s’agit. Il faut probablement combiner ce récit
avec celui des historiographes francs, et admettre
que les musulmans excitèrent et aidèrent les Basques.
Ils n’ont pas mentionné dans leur récit le concours
que ceux-ci leur avaient prêté, et d’autre part
les historiens officiels de l’empire franc, qui
présentent comme beaucoup plus heureuse qu’elle
ne le fut l’expédition de Charles en Espagne, n’ont
pas voulu avouer que les auteurs du désastre étaient,
au moins en partie, les "Sarrasins",
- censés alliés des Francs -, et que le roi n’avait
pu même essayer de tirer vengeance de leur perfidie.
Ils ont mieux aimé ne parler que d’une surprise
des Basques, dont l’impunité, causée par leur dispersion
dans leurs montagnes, n’infligeait pas à l’honneur
franc une aussi sensible humiliation.
Quoi
qu’il en soit, ce funeste événement affecta très
péniblement le roi. Les Annales quasi officielles,
rédigées peu de temps après, sans doute sous les
yeux de Charles, terminent ainsi le récit du triste
épisode: "Le souvenir de cette blessure effaça
presque entièrement, dans le cœur du roi, la satisfaction
des succès qu’il avait obtenus en Espagne".
On peut croire que cette phrase fut dictée à l’annaliste
par le roi lui-même: elle tranche, par sa note intime
et personnelle, avec la sécheresse habituelle des
Annales; et quel autre que Charles aurait pu révéler
ainsi les sentiments de son grand cœur ?
La
douleur et la colère du roi furent partagées par
son armée, puis, bientôt, par la nation tout entière.
On conçoit que l’émotion ait été grande: ce qui
surprend, c’est qu’elle ait été aussi durable, ait
survécu pendant des siècles, et se soit propagée
bien au delà du pays où elle avait été ressentie.
Le massacre d’un corps d’armée dans une embuscade
n’est après tout qu’un fait de guerre comme il s’en
produit souvent, comme l’histoire de tous les pays
militaires, et celle de la France en particulier,
en comptent par centaines. Combien, depuis lors,
avons-nous essuyé de défaites plus sanglantes, et
surtout plus graves dans leurs conséquences ! Elles
sont oubliées cependant, - sauf les plus récentes
-, ou le souvenir n’en est conservé que dans les
livres et n’émeut que les lecteurs français, il
en est tout autrement de celle du 15 août 778. Le
nom du lieu qui vit la fatale déroute, Roncevaux,
en évoque jusqu’à aujourd’hui le funèbre souvenir
dans les âmes. Le nom de Roland, - l’un des trois
chefs mentionnés par Einhard parmi les victimes
des Basques -, est encore populaire non seulement
en France, mais dans l’Europe presque entière; sa
mort a fait verser des larmes à trente générations
après celle qui l’avait connu; son image a été dressée
sous le porche des églises, peinte sur leurs murailles
ou leurs verrières; elle s’est élevée ou s’élève
encore, symbole de justice et de liberté, sur la
place publique de nombreuses villes saxonnes…
Comment
s’expliquent cette survivance extraordinaire et
cette propagation incomparable du souvenir d’un
événement et d’un personnage qui semblaient ne devoir
intéresser qu’une époque et qu’un pays ?
C’est
que la France était alors en pleine activité épique:
les événements ou les personnages qui frappaient
l’imagination des hommes appartenant à la classe
guerrière étaient aussitôt l’objet de chants qui,
originaires d’un point quelconque, se répandaient
promptement, grâce aux "jongleurs", -
ces aèdes du moyen âge -, dans le tout entier, s’adaptaient
aux dialectes divers, et s’accroissaient dans leur
marche comme les ondes formées par un choc vont
s’élargissant autour de leur centre. L’épopée française
- qui avait commencé dès l’époque mérovingienne
- fut en pleine vie jusque vers la fin du Xe siècle.
Les nouveaux chants qui surgissaient sans cesse
ne faisaient pas oublier les anciens quand ceux-ci,
par quelque circonstance particulière, méritaient
de survivre: une génération les transmettait à l’autre,
en les renouvelant pour le langage, en les modifiant
et les amplifiant avec plus ou moins de bonheur.
La chanson de geste consacrée à Roland, - née sans
doute dans la Bretagne française, dont il était
comte, puis répandue par la France entière - , traversa
ainsi toute l’époque carolingienne. Au XIe siècle,
elle existait sous des formes diverses, toutes,
naturellement, assez éloignées de la première. De
deux de ces formes, nous avons d’imparfaits représentants
dans un roman latin (la chronique attribuée à l’archevêque
Turpin), et un poème latin en mauvais vers. D’autres
ont laissé des traces dans les allusions de quelques
poèmes français ou italiens, La plus éloignée de
l’original, entre celles dont nous pouvons nous
faire une idée, est probablement celle qui fut fixée
vers 1080: c’est la Chanson de Roland que, malgré
plus d’une incertitude, nous possédons à peu près
telle qu’elle fut alors rédigée; elle fut, vers
la fin du XIIe siècle, l’objet d’un "renouvellement"
où l’on substitua la rime à l’assonance. Grâce à
l’incomparable ascendant qu’exerçaient alors sur
tout le monde occidental la culture et la poésie
françaises, la Chanson de Roland fut traduite ou
adaptée partout: en Espagne, où elle suscita l’épopée
nationale (cantares de gesta); en Italie, où elle
était populaire dès le XIe siècle, et où elle aboutit,
par une étrange déviation, aux poèmes de Boiardo
et d’Arioste; en Angleterre, où elle a été mise
en anglais et même en gallois; en Allemagne, où
elle fut traduite en vers dès 1133; dans les Pays-Bas,
où elle a été plus d’une fois, et d’après diverses
rédactions, imitée en prose et en vers; en Scandinavie,
où, mise en prose norvégienne au XIIIe siècle, elle
fait l’objet de livrets restés populaires en Danemark
et jusqu’en Islande.
La
Chanson de Roland méritait ce succès. Le thème en
était profondément héroïque, et contenait, à côté
de son élément national, un élément chrétien qui
pouvait exciter l’enthousiasme de tous les peuples
germano-latins. Les poètes successifs qui s’étaient
emparés de ce thème l’avaient heureusement développé,
y avaient introduit des scènes grandioses et pathétiques,
avaient dessiné en traits saisissants les caractères
des principaux personnages, surtout de Roland et
de son "compagnon" Olivier. Le style du
poème du XIe siècle était, il est vrai, sans éclat,
et ne portait pas la marque d’une forte personnalité
poétique; mais sa simplicité rendait le poème facile
à comprendre et à traduire, et il suffisait à des
auditeurs qui demandaient à la poésie non des impressions
d’art, mais des émotions et des excitations guerrières.
L’âme du poème était l’exaltation des sentiments
les plus puissants et les plus élevés de la société
féodale qui, constituée d’abord en France, s’organisait
alors dans toute l’Europe: le courage, l’honneur,
l’amour du pays, la fidélité de l’homme envers son
seigneur et envers ses "pairs", le dévouement
à la cause chrétienne. C’était l’époque des Croisades:
la Chanson de Roland joua dans la poésie de l’Europe
occidentale le rôle que joua la France elle-même
dans ces grandes expéditions.
Toutes
ces causes n’auraient peut-être pas suffi à créer
et à maintenir l’immense popularité de Roncevaux
et de Roland, sans une circonstance fortuite qui
raviva sans cesse, pendant des siècles, les souvenirs
dont cette popularité était née. Dans le premier
tiers du IXe siècle, on avait prétendu découvrir
en Galice, près d’Iria, le tombeau de saint Jacques
le Majeur. Cette "invention" fut aussitôt
exploitée pour fonder à Compostelle un sanctuaire
qui devint très rapidement le centre d’un pèlerinage:
pendant près de mille ans, d’innombrables dévots
accoururent, de tous les pays catholiques, à Saint-Jacques-de-Compostelle.
Or ces pèlerins, pour la plupart, franchissaient
les Pyrénées par le col même qui, à l’aller comme
au retour, avait livré passage à l’armée franque.
Au débouché de ce col, à Roncevaux, s’éleva bientôt
un hospice où les pèlerins étaient hébergés pendant
deux jours et pouvaient se reposer de leurs fatigues.
On désignait à leur dévotion la chapelle élevée
par Charlemagne sur le col qui domine Roncevaux;
on leur montrait le cor qu’avait fendu le souffle
de Roland, et le rocher qu’il avait entamé des derniers
coups de sa fameuse épée Durendal, et la fontaine
où, mourant, il avait étanché sa soif. Pulci nous
le dit au XVe siècle:
"E
tutti i peregrin questa novella
Riportan
di Galizia ancora espresso
D’aver
veduto il sasso e’l corno fesso".
Quelle
était encore, neuf siècles après l’événement du
15 août 778, l’émotion que produisait la vue de
ces lieux devenus sacrés, c’est ce que nous fait
comprendre le naïf récit d’un brave prêtre bolonais,
Domenico Laffi, qui, de 1670 à 1673, fit trois fois
le "saint voyage" de Galice. Voici comment
il décrit sa visite à Roncevaux:
"Enfin,
avec l’aide de Dieu et de saint Jacques de Galice,
nous arrivâmes sur la haute cime des Pyrénées; là
est une petite chapelle très ancienne; nous y entrâmes,
car il n’y avait ni porte ni fenêtre pour la fermer,
et nous y chantâmes un Te Deum pour rendre grâces
à Dieu de nous avoir conduits jusque-là sains et
saufs; mais avant de quitter la cime de ces hautes
Pyrénées, que nous avions gravies avec tant de peine,
nous nous reposâmes dans cette chapelle; nous y
vîmes beaucoup de figures et de sculptures antiques,
et quelques inscriptions effacées par le temps,
si bien qu’on ne peut les lire. De là on voit au
levant la France, au couchant l’Espagne. C’est dans
ce lieu même que Roland sonna son cor quand il appela
Charlemagne à son aide, et il le sonna si fort qu’il
le fit crever… Ayant quitté cette chapelle, nous
commençâmes à descendre pendant un quart de lieue,
tant que nous découvrîmes ce Roncevaux si désiré
de nous, ce qui nous causa une allégresse d’autant
plus grande qu’elle était plus imprévue, parce que,
l’hospice étant caché par les montagnes et par des
arbres très touffus, nous pensions en être très
éloignés quand nous nous trouvâmes en face des portes.
Nous y descendîmes donc et nous entrâmes sous une
grande voûte, dans laquelle, à main droite, il y
a beaucoup de tombeaux antiques, où se conservent
les cendres de nombreux rois, ducs, marquis, comtes,
paladins et seigneurs qui moururent dans ce grand
fait d’armes, mémorable pour tous les siècles. A
main gauche est la grande église, qui est très ancienne:
c’est Charlemagne qui la fit faire, et l’archevêque
Turpin y a dit la messe… Devant le grand autel,
il y a une grande et forte grille de fer, très élevée,
au haut de laquelle est attaché le cor de Roland,
de la longueur d’environ deux brasses; il est tout
d’une pièce, et il a une fente du côté par où sort
la voix, laquelle fente on dit qu’il fit à l’heure
où, sur la cime des Pyrénées, il sonna pour appeler
Charlemagne, qui était campé à Saint-Jean- Pied-de-Port,
attendant Roland, qui était allé réclamer le tribut
de Marsile, roi d’Aragon. Près de ce cor, sont deux
masses ferrées, l'une de Roland et l’autre de Renaud,
dont ils se servaient dans les batailles, et qu’ils
portaient attachées à leurs arçons… Il y a aussi
un étrier de Roland, et ses brodequins, qu’on dit
que chausse le vicaire quand il chante la messe
aux grandes solennités.
"Sortis
de l’église, nous allâmes par la terre voir les
antiquités: tout près de l’hospice, à l’occident,
il y a une petite chapelle, que fît faire Charlemagne
après la mort de Roland et des autres paladins…
Elle est en forme de carré parfait, pas très haute,
et elle est située au propre lieu où Roland, après
la seconde bataille, se mit à genoux, et, à ce qu’on
dit, tourné vers Roncevaux, pleura ses gens et dit
entre autres paroles: "O triste, ô infortunée
vallée, maintenant tu seras toujours ensanglantée
!"
"Enfin,
voyant tous ses gens perdus, il se retira dans sa
tente et prit le parti de sonner son cor; il monta
à la cime des monts, au lieu dont il a été parlé
plus haut, pour que Charles pût entendre, et on
dit qu’il sonna si fort que Charles l’entendit.
Cela paraît une grande merveille à quelques-uns;
mais c’est chose croyable, car du lieu où il sonna
jusqu’à Saint-Jean-Pied-de-Port, où Charles était
campé, il n’y a que six lieues et demie: et on dit
en vérité qu’il sonna si fort qu’à la troisième
fois le sang lui sortit de la bouche et du nez,
et le cor même creva d’un côté, comme je l’ai vu
moi-même, de mes yeux, fendu… Après avoir sonné,
il retourna à sa tente; puis, donnant un coup d’œil
à son camp détruit, il ne vit plus aucun ennemi;
mais, las et accablé de ce long combat, et de l’effort
qu’il avait fait en sonnant du cor, qui lui avait
fait sortir le sang de la bouche et du nez, il ne
pouvait plus se tenir sur son cheval; aussi, se
rapprochant du pied de la montagne, où est une fontaine
qu’on appelle aujourd’hui la fontaine de Roland,
construite avec de très beaux ornements, il descendit
de cheval et but deux ou trois traits de cette fontaine…
Puis il saisit une dernière fois Durendal et en
frappa plusieurs coups sur un rocher; mais il ne
put la briser, jusqu’à ce qu’enfin il donna un coup
si fort qu’il trancha le rocher, en sorte que l’épée
elle-même éclata un peu au-dessous de la garde (je
l’ai vue dans la galerie du roi d’Espagne, comme
je vous le dirai dans la description de Madrid…
Il se mit à genoux et se confessa, demandant à Dieu
le pardon de ses péchés… Puis il se releva, et,
pleurant fortement, il dit en regardant le ciel:
"Seigneur, je remets mon âme entre tes mains.
Tu sais, Seigneur, que j’ai toujours désiré mourir
pour ta sainte foi". Il fit deux ou trois pas
et tomba de nouveau à genoux, et, inclinant la tète,
les bras tendus en croix, les regards vers le ciel,
il rendit l’âme. Tout cela se lit dans le livre
intitulé La Rotta di Roncisvalle, et dans beaucoup
d’autres.
"Là,
en ce lieu même, distant de deux ou trois pas de
l’endroit où il se confessa, Charlemagne fit faire
le tombeau de Roland et l’y ensevelit. Ce tombeau
est fait comme une petite chapelle en carré parfait,
et de tous côtés il a environ vingt pieds de long,
avec une belle coupole à pyramide qui porte en haut
une belle croix; dedans est le sépulcre, semblablement
de figure carrée; c’est à peine si une personne
peut marcher entre le sépulcre et la muraille. On
dit que d’autres paladins encore y sont enterrés
avec Roland. Sur les quatre faces sont peintes toutes
les guerres qui se sont faites en ce lieu, et aussi
la trahison; le tout est peint en clair-obscur.
Au pied de la porte de cette sépulture est la pierre
que Roland trancha près de la fontaine; comme je
l’ai dit, elle est fendue par le milieu. Nous ne
pouvions nous rassasier de la regarder, et nous
serions toujours restés là… Étant demeurés deux
jours à Roncevaux, nous en partîmes le matin suivant,
et avant de quitter ce lieu, nous voulûmes voir
encore le sépulcre de Roland, disant entre nous:
"Dieu sait si jamais nous le reverrons ! ".
Nous le regardâmes longtemps, longtemps, et nous
écrivîmes sur une des pierres, avec la pointe d’un
couteau, nos noms et nos surnoms… Puis, l’ayant
regardé une dernière fois, nous partîmes tout doucement,
nous retournant bien des fois pour revoir encore
Roncevaux, qu’il nous déplaisait de quitter."
Le
tombeau de saint Jacques a cessé d’attirer les pèlerins;
mais Roncevaux en appelle d’autres, qui viennent
y chercher les souvenirs historiques ou légendaires
du fameux combat. M. Wentworth Webster, le sagace
investigateur de tout ce qui concerne les Basques,
leur pays et leurs traditions, n’y a pas fait moins
de quatre voyages. M. Julien Vinson, le plus expert
de nos basquisants français, l’a visité il y a vingt
ans; autant en ont fait des érudits gascons comme
J.-Fr. Bladé et l’abbé Dubarat. En 1881, mon ami
Pio Rajna, de Florence, l’auteur justement célèbre
des Origini dell’ Epopea francese et des Fonti dell’
Orlando Furioso, y venait pieusement de Pampelune,
et pouvait se vanter d’être le premier "romaniste"
qui eût eu la joie de lire la Chanson de Roland
à Roncevaux: il a consigné ses impressions et ses
réflexions dans quelques pages lumineuses, auxquelles,
sur tous les points qu’il a touchés, il est difficile
de rien ajouter. Dans l’été de 1900, mon ami Gaston
Deschamps, - qui n’est pas romaniste de profession,
mais dont la curiosité alerte est universelle -,
s’y rendait de Saint-Jean-Pied-de-Port, et communiquait
ses impressions aux lecteurs du Temps: il reçut
à cette occasion et imprima toute une série de lettres
qui prouvaient l’intérêt soulevé parles questions
effleurées dans son article. Dans sa lettre du 10
décembre 1900, M. Camille Jullian voulait bien s’en
remettre à moi du soin de décider un des points
en litige. J’acceptai, non de rien décider, mais
de tout examiner. Je devais justement passer à Biarritz
mes vacances de Pâques en 1901, et j’avais déjà
le projet d’en profiter pour faire à mon tour le
pèlerinage de Roncevaux. J’ai pu réaliser ce projet
le 10 avril, et je voudrais donner ici le résumé
de ce que cette visite, jointe à l’étude des textes
et des documents, m’a permis, sinon de conclure,
au moins de proposer sur la topographie réelle de
la bataille du 15 août 778 et sur les rapports,
en ce point, de la poésie avec l’histoire.
*
* *
L’accès
de Roncevaux, du côté de la France, est maintenant
des plus faciles. Un courrier part le matin à dix
heures de Saint-Jean-Pied-de-Port et arrive au village
de Burguete, - à trois kilomètres au delà de Roncevaux
-, vers six heures. Huit heures pour faire environ
25 kilomètres, cela peut paraître long; mais on
s’arrête pour déjeuner à Luzaïde; puis la distance
kilométrique est évaluée à vol d’oiseau, et la route,
au moins dans sa dernière partie, où elle gravit
tout le temps des pentes souvent très raides, fait
de continuels lacets. Elle est d’ailleurs excellente
et fort pittoresque: même en dehors de l’intérêt
qui s’attache à Roncevaux, elle vaut la peine d’être
suivie.
On
nous avait fort dissuadés d’entreprendre ce voyage,
nous assurant qu’à cette époque de l’année, le froid
serait terrible sur les hauteurs, et surtout que
nous y trouverions un brouillard qui nous empêcherait
de rien voir. Comme nous n’avions pas le choix du
moment, nous risquâmes l’aventure, et bien nous
en prit. Le temps, qui avait été pluvieux le matin,
fut admirable le jour de notre voyage et le jour
suivant, que nous passâmes à Roncevaux; nous ne
vîmes pas la moindre de ces brumes qui, paraît-il,
couvrent souvent pendant des semaines tout le paysage
d’un voile humide et gris, et nous n’eûmes d’autre
souvenir de l’hiver à peine passé que quelques belles
plaques de neige étincelant sur le flanc des montagnes.
Assurément la végétation eût été plus belle et plus
riche au mois de juin, et d’autre part j’aurais
eu plaisir à me trouver à Roncevaux le 15 août,
au jour anniversaire de la bataille; mais, en somme,
nous avons été favorisés dans notre visite par un
temps exceptionnel en cette saison.
On
sort de Saint-Jean-Pied-de-Port par une porte gothique,
reste des anciennes fortifications; les détours
du chemin permettent de jouir quelque temps du coup
d’œil original qu’offre la vieille ville avec ses
hautes maisons basques serrées l’une contre l’autre,
enfermées dans les remparts désormais inutiles,
et dominées par la citadelle de Vauban. On la perd
vite de vue et l'on commence à s’élever, d’abord
doucement, en remontant le cours de la Nive d’Arnéguy,
qui, depuis Ibañeta, vient à notre rencontre et
nous trace la voie. A partir de Bergara, elle sert
de frontière entre la France et l’Espagne; à Arnéguy,
dernier village français, nous la franchissons,
et désormais nous sommes en terre d’Espagne.
C’est
une délimitation singulière que celle qui a été
établie ici. La vallée où nous entrons appartient
tout entière au versant français des Pyrénées: c’est
Ibañeta, immédiatement avant Roncevaux, qui marque
la ligne de séparation des eaux; il semblerait donc
naturel que la frontière suivît cette ligne, au
lieu qu’elle la dépasse et forme une boucle qui
s’allonge en descendant sur le versant septentrional.
On dirait que l’Espagne a voulu, en empiétant ici
sur le sol français, consacrer sa victoire d’il
y a douze siècles et répondre aux dernières paroles
de Roland s’écriant: "Ce champ est nôtre !
".
Bientôt
on arrive à Luzaïde: c’est le nom basque que du
petit bourg qui est le chef-lieu de la "vallée
de Charles", et qu’on appelle ordinairement,
comme elle, Valcarlos. Ses maisons se groupent sur
un promontoire qui domine le profond ravin où coule
la Nive d’Arnéguy. A partir de là, le paysage est
plus âpre: la route est souvent taillée à pic dans
les rochers gris qui descendent comme en cascades
jusqu’au torrent qu’on voit verdir et écumer tout
en bas. Au bout d’une heure environ, l’aspect s’adoucit
tout en devenant plus grandiose; la barrière des
montagnes s’élargit; elles apparaissent dans toute
leur ampleur, majestueuses sous leur vêtement sylvestre.
La route, de plus en plus raide, monte en zigzags
presque parallèles, si bien que nos mules ne font
que six kilomètres en sept quarts d’heure, et que
nous nous faisons l’effet de ne pas avancer, voyant
toujours, semble-t-il, du haut de la banquette où
nous sommes juchés, à la même distance dans le fond
de la vallée, le point que nous avons quitté il
y a deux heures. Nous avançons cependant au milieu
d’arbres magnifiques, hêtres, chênes, châtaigniers,
dont les masses vont en s’épaississant, mais dont
les branches encore presque sans verdure nous laissent
voir les contours des monts voisins.
Nous
ne montons plus. Nous sommes au col d’Ibañeta, où
quelques pans de murs subsistent seuls de la célèbre
chapelle du Saint-Sauveur, brûlée dans les guerres
carlistes. De là, nous embrassons un immense panorama:
derrière nous l’étroite vallée que nous venons de
gravir; devant nous, un vaste cirque verdoyant,
entouré de tous côtés de montagnes boisées: Roncevaux
! A nos pieds, nous ne voyons d’abord qu’un épais
massif de hêtres qui, comme au temps de Laffi, et
malgré l’absence de feuilles, nous empêche d’apercevoir
l’ancien hospice, situé cependant à peine à un quart
de lieue. On ne le découvre que quand on est tout
près de l’antique voûte, qui lui sert d’entrée comme
jadis; mais ce qu’on voit d’abord, Laffî, heureusement
pour lui, ne le voyait pas: ce sont les horribles
toits de zinc dont on a récemment coiffé les tours
carrées et assez imposantes du vieux bâtiment.
Notre
voiture contourne les bâtiments de l’hospice (Real
Casa de Roncesvalles), - qui servent encore de résidence
à douze chanoines augustins -, puis l’église collégiale,
passe devant la chapelle funéraire et la petite
église dont je parlerai tout à l’heure, et s’arrête
devant la posada du village: l’aspect n’en est pas
fort engageant, si bien que nous poussons jusqu’à
Burguete, où s’arrête le courrier, et où nous espérons
être un peu mieux logés. En revoyant, le lendemain,
la posada de Roncevaux, nous lui avons fait amende
honorable. Elle contient des chambres très propres,
et la maison elle-même, si elle a une façade peu
attrayante, a sur la droite un côté assez curieux:
un mur sous pignon, bâti en grosses pierres carrées
noires et blanches formant damier; de chaque côté
de la petite fenêtre qui occupe le milieu, deux
pierres sculptées avec la croix crossée, insigne
des chanoines, et la date 1612: c’est évidemment
une ancienne dépendance de l’hospice. Nous y avons
déjeuné en compagnie de rouliers et de muletiers
basques, d’un beau type vigoureux et svelte, qui
se sont montrés d’une politesse accomplie envers
les étrangers.
Pour
arriver à Burguete, nous traversons le plateau de
Roncevaux dans une grande partie de sa longueur,
ce qui nous en donne une première et déjà assez
complète idée.
Si
je n’avais été prévenu par la lecture de descriptions
antérieures, j’aurais éprouvé une vive surprise.
La Chanson de Roland évoque pour nous, avec une
incomparable puissance, autour du nom de Roncevaux
l’image de gorges profondes, de hauts rochers sombres
laissant entre eux d’étroits défilés:
"Hauts
sont les monts et les vaux ténébreux,
Les
roches bises, les détroits merveilleux…"
"Hauts
sont les monts et ténébreux et grands,
Les
vaux profonds où courent les torrents".
Ce
tableau si vigoureusement tracé en si peu de traits
s’est gravé dans l’imagination. "Roncevaux
! vallon triste et sombre ! " faisait chanter
le bon Mermet à un chœur de guerriers sarrasins,
et le décor final de son Roland à Roncevaux était
sinistre à souhait. Quel n’est donc pas l’étonnement
du touriste imbu de ces impressions, quand il arrive
sur ce plateau spacieux, qui s’arrondit comme une
large coupe entre des montagnes à pente douce, -
c’est bien probablement un ancien lac -, et qui
ne présente aux yeux que des aspects de riante idylle
! "Le regard se promène, dit P. Rajna, sur
une vaste plaine elliptique, toute verdoyante d’arbres
et de prairies, ceinte de hauteurs gazonnées et
boisées du pied au sommet, et qui, l’altitude étant
déjà ici d’environ mille mètres au-dessus du niveau
de la mer, ont l’air de collines plutôt que de montagnes".
Et un auteur espagnol, enthousiaste historien
de la Real Casa de Roncevaux, décrit ainsi la plaine
où elle s’élève: "La vallée, de forme elliptique
irrégulière, a cinq kilomètres dans son plus grand
diamètre, trois dans le plus petit. Une masse d’arbres
magnifiques y permet la promenade même au mois de
juillet quand le soleil est au zénith: ses rayons
ne pénètrent pas dans les frais sentiers qui traversent
ces bois de hêtres séculaires, et l’herbe qui y
croît récrée la vue par ce vert obscur des plantes
vierges des rayons solaires, de même que l’odorat
ne se lasse pas de sentir le parfum des fleurs,
et que l’ouïe est charmée par le gazouillement des
mille espèces d’oiseaux qui peuplent les bois… Pour
que rien ne manque à Roncevaux, tout n’y est pas
forêt. Il y a de vastes prairies où, grâce à l’humidité
de l’atmosphère, croît une herbe luxuriante; des
ruisseaux y serpentent et semblent au soleil des
lames d’argent. Toute la plaine est entourée de
montagnes, embellies parla frondaison touffue de
hêtres robustes. De tout point élevé on a une perspective
magnifique… Tout ce que l’imagination peut créer,
tout ce que le désir peut souhaiter, est réuni là".
C’est
surtout à l’heure où nous le traversons pour la
première fois, presque au moment du coucher du soleil,
que ce lieu de funèbre mémoire est plein de charme,
de poésie et de paix. On voit de tous côtés des
troupeaux de bœufs, de moutons, de chèvres, de jeunes
chevaux qui bondissent dans l’herbe haute; on entend
les clochettes et les grelots des bêtes qui reviennent
lentement à leur gîte de nuit, et que nous verrons
tout à l’heure, à Burguete, entrer avec une familiarité
coutumière dans les petites maisons cubiques, semblables
à de gros dés dont les fenêtres carrées seraient
les points, par la même porte qui sert aux habitants.
Le soir, à l’auberge, nous voyons danser la jota
aux sons de la guitare et des castagnettes, et en
nous endormant, nous avons quelque peine à retrouver
dans notre mémoire les souvenirs tragiques qui semblaient
devoir se dresser de toutes parts autour de nous.
*
* *
Nous
avons regardé le lendemain en détail ce que nous
avions aperçu d’ensemble le jour de notre arrivée,
et l’impression première que nous avions ressentie
n’a fait que se confirmer. Nous avons fait de charmantes
promenades le long des ruisseaux et sous les avenues
de grands hêtres. Quant aux monuments qui s’élèvent
à l’extrémité nord de la plaine, ils ne nous intéressent
ici qu’en tant qu’ils se rattachent au souvenir
de la grande bataille; ils ne s’y rattachent d’ailleurs
que par des traditions dont il nous faudra rechercher
l’authenticité, quoiqu’elles soient parfois très
anciennes.
L’hospice
a été jadis très important. Il fut fondé en 1127
par l’évêque de Pampelune, Sanche de la Rosa, et
le roi d’Aragon Alphonse le Batailleur, au pied
du col où, dit la charte de fondation, des milliers
de pèlerins, allant d’Espagne à Rome ou de France
à Compostelle, avaient été étouffés sous la neige
ou dévorés par les loups. Pendant des siècles, il
accueillit, hébergea, soigna dans leurs maladies,
ensevelit pieusement, quand ils succombaient à leurs
fatigues, d’innombrables voyageurs. On ne traversait
pas la montagne, en effet, dans les siècles passés,
aussi aisément qu’on le fait aujourd’hui: le chemin
que nous avons suivi n’était qu’un sentier à peine
praticable pour les mulets; la route ordinaire,
qui, partant de Saint-Jean-Pied-de-Port et gravissant
tout de suite des pentes abruptes, passait par le
"Port de Cise", était très rude, surtout
dans la mauvaise saison: en 1560, la pauvre petite
Elisabeth de Valois, qui venait trouver son mari,
encore inconnu d’elle, le terrible Philippe II,
arriva à Roncevaux, le 2 janvier, à demi morte de
froid et de peur, ayant perdu sous les avalanches
de neige une partie de ses charrois et les équipages
de ses filles d’honneur. L’hospice avait, pour subvenir
aux besoins de sa charité, de grandes possessions,
des commanderies en plusieurs pays, et le privilège
de faire des quêtes par toute la chrétienté.
Je
ne puis ici m’étendre sur l’histoire de cette célèbre
maison; je ne décrirai pas non plus le bâtiment
tel qu’il est aujourd’hui: on y voit réunies des
constructions d’époques fort diverses, l’église
fondée par le roi de Navarre Sanche le Fort, le
cloître où il est enterré et où sont suspendues
les chaînes qu’il rapporta de la fameuse victoire
de Las Navas (1212), les joyaux d’orfèvrerie et
de broderie que conserve encore le trésor; tout
cela mérite d’être vu et étudié, mais est étranger
à mon sujet. Je dirai seulement qu’aujourd’hui,
ce qui fait, aux yeux des habitants du pays circonvoisin,
la grande noblesse de la maison et la véritable
attraction de Roncevaux, ce n’est nullement le souvenir
de la bataille d’il y a douze siècles: c’est une
Vierge en bois, qui est censée avoir été miraculeusement
révélée, à une époque qu’on ne précise pas, et qui
est l’objet d’une grande dévotion populaire. L’historien
de la Real Casa termine sa description lyrique du
plateau de Roncevaux en s’écriant: "Dieu a
créé au milieu de ces monts sauvages une oasis délicieuse
pour en faire le séjour de la Vierge de Roncevaux
! ". C’est là, pour le voyageur qui cherche
ici des impressions d’un tout autre ordre, une surprise
morale aussi grande que celle qu’il éprouve, s’il
n’est pas prévenu, au premier aspect de ces lieux
qu’il rêvait tragiques, et qu’il trouve gracieux
et riants.
Des
souvenirs plus ou moins sérieux de la bataille ne
sont cependant absents ni de la collégiale, ni du
pays. Dans la collégiale, on montre les masses d’armes
de Roland et d’Olivier, les pantoufles de velours
de l’archevêque Turpin; on montrait jadis le cor
de Roland et aussi celui d’Olivier, l’épée de Roland,
ses éperons, un de ses étriers, etc. ; la plus grande
partie de ce bric-à-brac a disparu et mérite peu
de regrets; mais les édifices que l’on rencontre
successivement dans la plaine en allant de l’hospice
à Burguete sont plus dignes de retenir un instant
l’attention.
L’ancienne
église paroissiale, aujourd’hui abandonnée, qu’on
trouve d’abord à sa gauche, n’offre rien d’intéressant.
Mais il n’en est pas de même de la chapelle du Saint-Esprit,
presque contiguë à cette église. Laffi, qui l’appelle
"le tombeau de Roland", la décrit fort
exactement, si ce n’est qu’il rétrécit trop l’espace
du couloir carré, formé par une seconde construction,
qui entoure l’édicule et qui est encore aujourd’hui
un lieu d’inhumation fort recherché. L’édicule lui-même
existait déjà au XIIe siècle, et un poème latin
composé en l’honneur de l’hospice de Roncevaux vers
1215 nous le décrit tel qu’il est encore:
"La
fabrique de cette basilique est carrée de tous côtés,
mais le sommet est arrondi et porte une croix. On
l’appelle charnier parce qu’elle sert aux chairs
des morts; elle est visitée par les anges, à ce
qu’assurent ceux qui les ont entendus".
La
tradition actuelle, qui existait déjà au moins au
XVIIe siècle, est que les guerriers de Roncevaux
y sont enterrés, et on y célèbre encore chaque année
un office pour leurs âmes. La chapelle a au-dessous
d’elle un souterrain où, en regardant par des ouvertures
pratiquées au bas du mur, on voit quelques ossements
au milieu de la terre noire provenant du détritus
de nombreux cadavres. On pense, non sans émotion,
au "charnier" dans lequel, d’après la
Chanson, Charlemagne fit réunir les corps des Francs
tués dans le combat. L’édicule, dans la simplicité
archaïque de sa construction, pourrait assurément
remonter jusqu’au VIIIe siècle. Il est probable
toutefois qu’il est plus récent et qu’il n’a rien
à faire avec la grande bataille. Le poème latin
en question ne fait aucune allusion à Charlemagne,
et dit simplement que ce charnier était consacré
à l’enterrement des pèlerins qui mouraient à l’hospice.
De leur côté, les pèlerins qui, à la fin du XIIe
siècle, passaient par là, ne cherchaient pas dans
cette chapelle l’ossuaire des compagnons de Roland.
Ils acceptaient une tradition d’après laquelle Charlemagne,
embarrassé de distinguer les morts chrétiens des
infidèles, pria Dieu de lui en donner le moyen:
aussitôt un arbuste épineux naquit du corps de chaque
Sarrasin. "Les bons pèlerins qui vont par là
à Saint-Jacques les voient encore", dit un
renouvellement de la Chanson de Roland. Ce renouvellement
ajoute que les Français enterrèrent alors leurs
morts en soixante ou cent charniers, épars dans
la plaine, et que Dieu fit croître sur leurs fosses
des coudriers frais et verts, "qui y seront
visibles à toujours". Cette chapelle a donc
sans doute été construite au XIIe siècle, et affectée
dès l’origine à la sépulture des pèlerins.
Devant
la porte de la chapelle du Saint-Esprit, on voyait,
du temps de Laffi, la pierre que Roland avait fendue
avec son épée; au XIIe siècle, c’est dans l’église
de l’hospice qu’on la montrait, à ce que nous apprend
un Guide des Pèlerins de Saint-Jacques composé avant
1140. Elle a disparu.
Un
peu plus loin, sur la route de Burguete, se voit
encore, toujours à gauche, une vieille croix de
pierre, qu’on appelait jadis la Croix des Pèlerins;
elle porte des bas-reliefs grossiers, représentant
le Christ, la Vierge et des saints, avec une inscription
en caractères très frustes, qui semblent être du
XVe siècle, et que je ne suis pas arrivé à déchiffrer
plus que les antiquaires qui les ont examinés avant
moi.
La
"fontaine de Roland"se trouve au long
d’une avenue de beaux arbres qui forment la "promenade"
de Roncevaux; du temps de Laffî, elle était abritée
par une construction ornée dont il ne reste rien.
C’est là, disait-on, que Roland avait bu pour la
dernière fois; tout auprès était la pierre fendue
par Durendal, et qu’on avait transportée d’abord
dans l’église collégiale, puis devant la chapelle
funéraire.
*
* *
Tous
ces souvenirs, - bien que plusieurs aient été très
anciennement désignés comme tels -, n’ont évidemment
aucune authenticité. Ils sont le produit, ou de
l’imagination des visiteurs venus de France, ou
de l’effort fait par les gens de Roncevaux pour
répondre aux questions de ces visiteurs et satisfaire
leur pieuse curiosité. Il n’est pas vraisemblable
que l’événement de 778 ait donné naissance à une
tradition locale. La tradition historique est partout
extrêmement courte: il est bien rare, quoi qu’on
en ait dit, qu’elle dépasse de beaucoup une génération.
Ici toutefois, l’orgueil qu’ont dû concevoir les
vainqueurs d’un roi puissant, fameux par tant de
victoires, les monuments que Charles lui-même -
comme nous le verrons - avait sans doute élevés
sur les lieux, auraient pu préserver quelque peu,
chez les montagnards navarrais, le souvenir de leur
triomphe; ce souvenir aurait d’ailleurs, cela va
sans dire, été hostile aux Francs; il n’aurait en
tout cas rien conservé de Roland, - dont le nom
même devait être inconnu à ses agresseurs -, et
n’aurait pas consacré les exploits et les derniers
moments d’un héros ennemi.
Mais
ce souvenir même ne paraît pas avoir existé. Les
Basques n’ont ni légendes historiques, ni chants
historiques; leur rapide oubli du passé contraste
avec leur attachement à leurs vieilles coutumes
et à leur genre de vie héréditaire. D’ailleurs,
les gorges du Port de Cise, le col d’Ibañeta, la
plaine de Roncevaux et ses alentours furent longtemps
des lieux presque inhabités, où ne pouvait guère
se maintenir un souvenir traditionnel. En 1127,
l’évêque Sanche de la Rosa, dans la charte de fondation
de l’hospice de Roncevaux, - bien qu’il déclare
le bâtir près de la "chapelle de Charlemagne"
- , ne fait nulle mention de l’événement, qui cependant,
grâce aux poètes français et à leurs imitateurs,
était déjà chanté dans l’Europe entière et même
en Espagne; il est bien probable que l’évêque de
Pampelune n’en avait aucune connaissance.
On
est plus surpris de constater le même silence dans
le panégyrique de l’hospice, écrit en vers latins
rythmiques vers 1215, et dont l’auteur recherche
tout ce qui peut glorifier cette maison. Cela est
d’autant plus frappant que, trois quarts de siècle
plus tôt, le Guide déjà cité résumait l’histoire
de Roncevaux d’après nos chansons de geste, et racontait
qu’on montrait à l’église de l’hospice le "perron"
fendu par Durendal. L’omission, dans le panégyrique,
est peut-être volontaire. Il commençait, en effet,
à se produire en Espagne, parmi les érudits, une
réaction patriotique contre la façon dont les poèmes
français présentaient l’événement qui avait eu Roncevaux
pour théâtre.
Les
poèmes français - contrairement à l’historiographie
officielle qu’ils ne connaissaient pas - présentaient
les agresseurs de l’arrière-garde de Charlemagne,
non comme des Navarrais, mais comme des musulmans
venus de Saragosse. Les pèlerins qui, dès la fin
du IXe siècle, passaient les monts pour aller à
Compostelle étaient imbus des récits des chansons
de geste, et les répandirent autour d’eux. Les jongleurs
français, qui venaient en nombre chercher fortune
aux cours de Castille, y apportèrent ces chansons
elles-mêmes, et les jongleurs espagnols, formés
à l’école des nôtres, reproduisirent d’abord sans
arrière-pensée la version française: les ennemis
de Charlemagne, étant des "Sarrasins",
des "païens", on n’hésitait pas à prendre
parti contre eux. Mais au commencement du
XIIIe siècle, un clerc espagnol qui était venu étudier
à Paris, Rodrigue Jimenez, - plus tard archevêque
de Tolède -, lut les chroniques latines, et vit
que l’attaque de l’arrière-garde franque y était
attribuée à des Navarrais et non à des Sarrasins.
Quand, rentré dans sa patrie, il écrivit son histoire
d’Espagne, il protesta contre les assertions des
chansons de geste, et revendiqua la défaite de Roland
comme un titre de gloire pour l’Espagne. Il n’osa
pas toutefois rejeter complètement le récit généralement
admis, et il supposa que les Espagnols avaient été
en cette occasion les alliés des Mores, ce qui,
du moment qu’il s’agissait de repousser l’étranger,
ne choquait pas le patriotisme castillan. Rodrigue
fut suivi dans cette voie, et par le royal chroniqueur
Alphonse X, et par les auteurs subséquents de cantares
de gesta. Or, il y a des raisons assez sérieuses
d’attribuer à Rodrigue Jimenez lui-même le poème
latin en l’honneur de Roncevaux: on comprend que,
ne voulant ni froisser les pèlerins qui arrivaient
pleins des récits épiques, ni s’associer à leur
façon de comprendre la défaite des Français, il
ait gardé le silence sur ce point délicat.
L’essentiel,
pour nous, c’est de constater qu’il n’y a jamais
eu de tradition locale à Roncevaux ni aux alentours.
Ce qu’on y a su du désastre de 778, on l’a appris
du dehors, d’abord par les pèlerins, puis par Rodrigue
de Tolède et ceux qui se sont inspirés de lui. Aujourd’hui,
c’est bien comme une victoire espagnole qu’on l’y
envisage. Le prieur des chanoines, qui nous montra,
avec la plus grande amabilité, la Real Casa, la
collégiale et la chapelle funéraire où il croit
que sont enterrés les morts de la grande bataille,
voulait faire preuve de courtoisie envers nous,
en même temps que d’esprit vraiment chrétien, en
nous disant avec un sourire: "Nous célébrons
tous les ans un service pour eux tous, aussi bien
pour les Français que pour les Espagnols".
Ce
sentiment patriotique amena, au XVIIIe siècle ou
à l’extrême fin du XVIIe siècle, la construction
d’un petit monument commémoratif en l’honneur des
vainqueurs de Roncevaux. Un pèlerin qui le vit en
1748 le décrit ainsi: "On voit, au milieu de
cette plaine, où se donna la bataille, une croix
d’environ quinze pieds de haut, tout de fer, de
cinq pouces en carré. Elle est sous un pavillon
soutenu de quatre piliers de fer, et le toit aussi
de feuilles de fer, le tout solidement bâti".
Le monument portait sans doute une inscription exaltant
les Espagnols au détriment des Français, car il
excita, en 1794, l’indignation des représentants
Baudot et Garraud, qui accompagnaient l’armée française
campée à Roncevaux. Ils firent démolir l’offensant
trophée, plantèrent sur la place un arbre de la
liberté, et envoyèrent à la Convention le rapport
suivant, qu’on peut lire au Moniteur, et qui est
trop savoureux pour qu’on ne me sache pas gré de
le donner ici:
"L’armée
des Pyrénées occidentales, remportant à Eguy une
victoire le 26 et le 27 vendémiaire, a vengé une
ancienne injure faite à la nation française. Nos
ancêtres du temps de Charlemagne furent défaits
dans la plaine de Roncevaux. L’Espagnol avait élevé
une pyramide sur le champ de bataille. Vaincu à
son tour par les républicains français, déjà son
propre sang en avait effacé les caractères; il ne
restait plus que le fragile édifice qui a été brisé
à l’instant; le drapeau de la République flotte
aujourd’hui où était le souvenir mourant de l’orgueil
des rois, et l’arbre de la liberté a remplacé la
massue destructive des tyrans. Une musique touchante
et guerrière a suivi cette inauguration".
Ce
n’est pas sans amertume que l’historien de la Real
Casa rappelle cette destruction:
"Au
milieu de cette plaine, dit-il, s’élevait autrefois
la Croix de Roland, monument érigé en souvenir de
la victoire remportée là par les vaillants Navarrais,
et détruit par les descendants de ceux qui succombèrent
aux rudes coups des masses d’armes espagnoles".
*
* *
Il
y a cependant, sinon à Roncevaux même, du moins
dans les environs immédiats, des souvenirs de Charlemagne
qui peuvent prétendre à une haute antiquité. Dans
la charte de fondation de l’hospice de Roncevaux,
dont j’ai déjà parlé, l’évêque de Pampelune, en
1127, déclare qu’il l’établit "au sommet du
mont qu’on appelle Ronsesvals, près de la chapelle
de Charlemagne, le très glorieux roi des Francs".
C’est la chapelle d’Ibañeta, qui fut maintes fois
rebâtie, mais qui, d’après ce texte incontestable,
existait au moins au commencement du XIIe siècle,
et était alors considérée comme ayant été construite
par Charlemagne. Je ne vois, pour ma part, rien
qui puisse faire douter de l’authenticité de cette
attribution. N’est il pas naturel de croire que
Charles - qui, nous le savons, prit fort à cœur
le désastre de Roncevaux - a voulu consacrer par
une construction pieuse le lieu où étaient morts
ses fidèles guerriers ? Il faudrait, pour
contester la valeur du nom si ancien de la chapelle,
admettre qu’il lui a été donné par les pèlerins
apportant à Roncevaux leurs souvenirs poétiques.
Mais alors qui l’aurait construite ? et pourquoi
? Nous venons de voir que le lieu où elle s’élevait
était, en 1127, tellement désert que des bandes
de loups y attaquaient les voyageurs; la plaine
de Roncevaux elle-même, encore au commencement du
XIIIe siècle, était, d’après le poème latin de 1215,
tout à fait inculte. Charles avait sans doute pris,
pour protéger la chapelle et le passage, des mesures
qui furent abandonnées dans l’anarchie des Xe et
XIe siècles; la fondation de Sanche de la Rosa fut
la première tentative qu’on fit pour ramener quelque
sécurité dans cette région. On ne s’expliquerait
pas dans l’intervalle l’érection de cette chapelle.
Un
autre monument élevé par Charlemagne paraît se rattacher,
sinon au désastre du 15 août, au moins à l’expédition
de 778: c’est la Croix de Charles (Crux Karoli).
Elle est mentionnée dès 980, dans une charte épiscopale
de Bayonne, comme formant la limite de la vallée
de Cise. Elle s’élevait probablement au point le
plus haut de la route romaine, que suivit certainement
l’armée franque, au retour comme à l’aller. Voici
ce qu’en dit le Guide des Pèlerins souvent cité:
"Au pays des Basques, sur la route de Saint-Jacques,
se trouve un mont très élevé qu’on appelle le Port
de Cise; la montée en est de huit milles et la descente
d’autant. Il est si haut qu’on croit, quand on est
au sommet, qu’on va pouvoir toucher le ciel. De
là on peut voir trois royaumes : la Castille, l’Aragon,
la France. Tout en haut est un endroit qu’on nomme
la Croix de Charles, parce que Charles, se rendant
en Espagne avec son armée, pratiqua, à l’aide de
haches, de pics, de pioches et d’autres instruments,
un chemin sur ce mont, et y éleva une croix… Là
les pèlerins s’agenouillent, font une prière et
plantent chacun une croix en terre; aussi peut-on
y voir des milliers de croix". Rien n’engage
à suspecter la parfaite exactitude de ce renseignement,
qui s’applique sans doute à Château-Pignon, point
culminant du Port de Cise (non. NDLR). Charles aura,
non pas construit, mais restauré la voie romaine,
et les termes dont se sert notre auteur font croire
qu’il avait rappelé ce travail dans une inscription
gravée sur la croix. Des recherches bien conduites
feraient peut-être retrouver ce précieux monument.
Plus
embarrassante est la désignation de Vallis Karoli,
Val Carlos en espagnol, Val Charlon dans divers
textes français. Elle apparaît vers 1130 dans un
poème allemand qui contient une curieuse version
de la guerre de Charles en Espagne, puis, quelque
dix ans plus tard, dans le faux Turpin et dans le
Guide des Pèlerins. D’après ces deux derniers textes,
qui sont étroitement apparentés, le nom de cette
vallée lui vient de ce que c’est là que Charles
campait, après avoir passé les ports, quand il entendit
l’appel du cor de Roland. Mais il est certain que
Charles a suivi la route du Port de Cise: la chronique
de Turpin le dit elle-même plus loin expressément.
Il y a donc là contradiction. Il est probable que
le nom de Vallis Karoli vient de la chapelle de
Charlemagne qui s’élevait à Ibañeta et qui dominait
cette vallée, restée toujours espagnole; plus tard
on aura expliqué le nom en supposant que Charles
avait campé dans la vallée.
La
Croix de Charles, la Chapelle de Charles, semblent
donc pouvoir être considérées comme des monuments
commémoratifs élevés par le roi des Francs, le premier
pour rappeler son passage par la route, restaurée
par lui, du Port de Cise, le second pour consacrer
le souvenir des morts du 15 août 778. Et ce dernier
témoignage a une valeur historique importante, en
ce qu’il nous permet d’affirmer que le célèbre combat
s’est bien livré à Roncevaux ou dans les environs
immédiats, ce que ne dit aucun des chroniqueurs
contemporains, et ce qui ne se trouve que dans les
poèmes français, fidèles gardiens, ici, de la tradition
authentique.
*
* *
Ce
n’est pas seulement le nom de Roncevaux que les
poèmes français ont conservé: la façon dont ils
se représentent la scène du combat paraît aussi
remonter à une connaissance directe des lieux. Les
vers que j’ai cités plus haut, et qui ont créé l’image
que d’ordinaire on se forme de Roncevaux, ne s’appliquent
en réalité qu’au Port de Cise, auquel ils s’appliquent
fort bien. C’est en décrivant le passage de l’armée
de Charlemagne à travers ce port que le poète dit:
"Hauts
sont les monts et les vaux ténébreux,
Les
roches bises, les détroits merveilleux;"
et
c’est au moment où l’armée lève son camp pour revenir
à Roncevaux par le même chemin qu’il répète:
"
Hauts sont les monts et ténébreux et grands,
Les
vaux profonds où courent les torrents".
On
ne trouve rien de pareil à propos de Roncevaux même:
il ne s’agit là ni de défilés, ni de vallées ténébreuses.
Le poète parle toujours d’un "champ",
et l’aspect qui s’offre aux yeux de Charlemagne
quand il revient sur le lieu du combat n’est pas
celui d’une gorge étroite: il voit le champ, les
vaux et les monts, - c’est-à-dire la plaine avec
les hauteurs qui l’entourent -, couverts de morts;
à deux lieues en avant, - sur la route qui mène
à l’Èbre -, il aperçoit la poussière des Sarrasins
qui s’enfuient.
Dans
la description même du combat, il y a peu de détails
qui nous permettent de compléter ces indications;
mais il n’y en a pas qui les contredisent. La scène
célèbre où Olivier, du haut d’un "pui",
voit "à sa droite, par une vallée herbue",
s’avancer les Sarrasins s’explique fort bien s’il
est monté sur une des hauteurs méridionales ou occidentales
et regarde du côté de Pampelune. L’ "eau courante",
où Turpin va puiser dans son heaume pour donner
à boire à Roland, ne manque pas non plus dans la
plaine.
Roland,
pour mourir, d’après la Chanson, s’étend sous un
pin. Ce détail a frappé M. G. Deschamps lors de
sa visite à Roncevaux. "J’ai beau regarder,
dit-il, je ne vois pas de pins… Il me paraît bien
que le trouvère qui a rédigé la Chanson de Roland
a fait ses descriptions de chic et n’a jamais visité
les Pyrénées". C’est autour de cette remarque
que s’est engagé le débat dont j’ai parlé. M. Camille
Jullian, le savant historien de la Guyenne romaine
et médiévale, la releva non sans vivacité: "J’ai
toujours cru, dit-il, que le cher poète a été à
Roncevaux, a vu les lieux et fait le pieux pèlerinage
du martyre de son héros… S’il n’y a pas de pins
maintenant, je crois qu’il y en a eu au XIe ou au
XIIe siècle… Les Pyrénées portaient jadis le surnom
de fournies de pins". Mais M. J. Vinson, aussi
compétent comme forestier que comme antiquaire,
protestait à son tour en sens inverse: "Il
n’est pas probable qu’au temps de Charlemagne, il
y ait eu plus qu’aujourd’hui des pins proprement
dits dans les Pyrénées. Les forêts qui avoisinent
Roncevaux sont surtout composées de sapins et de
hêtres. Je ne crois pas, d’ailleurs, pour ma part,
que l’auteur de la Chanson de Roland soit jamais
allé à Roncevaux".
C’est
sur ce dernier point qu’on m’a fait l’honneur de
me prendre pour arbitre: l’auteur de la Chanson
de Roland est-il allé à Roncevaux ? - Mais la question
ne saurait se poser avec cette simplicité. La Chanson
de Roland n’est pas une œuvre composée d’un seul
jet à un moment donné: elle renferme en elle des
éléments de date et de provenance très différentes:
les uns, comme j’ai déjà essayé et comme j’essaierai
encore de le montrer, remontent à l’impression directe
de l’événement qu’elle célèbre; les autres ont été
introduits dans le cours des siècles par des poètes
de profession, qui inventaient de toutes pièces
des épisodes propres à augmenter l’intérêt du poème
et à en développer l’inspiration héroïque et nationale.
Que l’un de ces poètes ait été à Roncevaux, c’est
bien possible. Les jongleurs français, dès le Xe
siècle probablement, passaient les monts pour aller
en Espagne exercer leur métier; rentrés en France,
ils pouvaient, d’après leurs souvenirs de voyage,
ajouter quelques laisses ou en modifier quelques-unes
dans le vieux poème dont le débit était un de leurs
meilleurs gagne-pain. Mais qui pourrait discerner,
dans la version qui nous est arrivée, la part de
chacun d’eux ? Et ce qu’ils ont ajouté d’exact,
ils ont pu le devoir, non à une vue personnelle
des lieux, mais aux récits de quelque pèlerin revenu
de Cornpostelle. Les pèlerins apportaient à Roncevaux
leur connaissance du poème, - qui avait évolué loin
de là - et ils prétendaient retrouver sur place
ce qu’ils avaient dans la mémoire. La Chanson elle-même
invoque leur témoignage, à propos du prétendu tombeau
de Roland à Rlaye; elle peut aussi bien leur devoir
des traits relatifs à Roncevaux… L’auteur de la
Chanson de Roland s’appelle Légion, et parmi ceux
qui, du VIIIe au XIe siècle, auraient le droit de
se lever pour répondre à l’appel que nous adresserions
à cet auteur, il serait bien téméraire d’affirmer
qu’il n’y en a pas un qui ait passé par Roncevaux,
à une époque où tant de gens y passaient. On peut
même croire que l’auteur de la première chanson
- noyée dans les accroissements successifs qu’elle
a reçus - y était avec l’armée de Charles. Mais
de ce qu’on relève dans le poème des traits qui
indiquent une connaissance exacte, et peut-être
contemporaine, des lieux et des faits, on ne peut
rien conclure pour l’ensemble de l’ouvrage.
Un
poème qui fait du roi des Francs Charles, âgé de
trente-sept ans en 778, l’empereur Charlemagne à
la barbe blanche et au chef fleuri, - qui ignore
la participation des Basques à la bataille -, qui
fait adorer aux Sarrasins les idoles Mahomet, Apollin
et Tervagant, - qui raconte que Charlemagne non
seulement massacra près de l’Èbre, grâce à un miracle,
les ennemis échappés aux coups de Roland, mais prit
Saragosse et en fit une ville chrétienne -, un tel
poème est évidemment très éloigné des événements
qu’il raconte, et ce n’est que par grand hasard
qu’on peut encore y discerner quelques traces de
réalité contemporaine.
La
"question du pin" apparaît dès lors comme
assez oiseuse. Le pin est un arbre très en vogue
chez nos vieux poètes, qui lui font volontiers prêter
son bel ombrage à des entretiens ou à des événements
importants. Or ils ne se gênaient pas - surtout
quand l’assonance ou la rime les y invitait - pour
transplanter des arbres d’un pays dans l’autre:
c’est ainsi que dans nombre de nos chansons de geste,
nous voyons des oliviers s’élever en plein nord
de la France. On pourrait donc admettre, sur l’autorité
de M. Vinson, que jamais il n’y a eu de pins à Roncevaux.
Mais voici qu’à cette autorité s’en oppose une autre
qui, en l’espèce, paraît encore plus décisive. M.
Wentworth Webster a bien voulu m’écrire: "La
végétation, dans ces régions, est sujette à de grandes
transformations. Quand Orreaga, "le champ des
genévriers", a reçu son nom, il y croissait
certainement des genévriers. Or la zone des genévriers
est en même temps la zone extrême des hêtres; ensuite
viennent les pins et les sapins. L’ordre - en ligne
ascendante - est celui-ci: hêtres - hêtres et genévriers
- hêtres et genévriers avec quelques pins isolés
- pins et sapins - sapins. On peut voir tous ces
arbres en gradation régulière en allant de Sainte-Engrace
au pic d’Anie. Il est impossible de décider, d’après
l’état actuel, de ce que pouvait être au temps de
Charlemagne la flore des montagnes qui entourent
Roncevaux: les bois peuvent avoir péri et avoir
été renouvelés deux ou trois fois depuis le moyen
âge… Au XIIIe siècle, d’après le poème latin en
l’honneur de l’hospice, le terrain y était absolument
stérile; mais il peut bien avoir été boisé au VIIIe
siècle, et, s’il l’était, la série ascendante Roncevaux
- Ibañeta - Altabiscar - Château-Pignon (non NDLR)
devait comporter: hêtres et genévriers avec quelques
pins - pins et sapins - sapins. Le pin des Pyrénées
est un très bel arbre, qui élève son dôme fort au-dessus
des hêtres: il devait attirer l’attention de qui
le voyait en passant. Les pins sont rares aujourd’hui
dans toute cette région; cependant j’en ai vu aux
alentours du pic d’Anie, et il a pu y en avoir quelques-uns
au sommet d’Ibañeta, qui est à peu près à la même
altitude".
Rien
ne nous empêche donc de croire qu’il y ait eu des
pins, lors de la bataille, au moins au col d’Ibañeta,
et que ce soit sous un pin que les Francs aient
trouvé le corps du comte de la Marche de Bretagne.
Rien n’empêche, d’autre part, qu’un des auteurs
qui ont travaillé à notre poème, ou un pèlerin qui
lui aura conté son voyage, ait vu et remarqué, en
franchissant le col, un pin près de la chapelle
de Charlemagne. Mais, à vrai dire, rien n’empêche
non plus que le pin de la chanson soit tout bonnement
un "arbre poétique", et n’ait déployé
son dôme de sombre verdure que dans l’imagination
d’un poète inconnu.
*
* *
La
connaissance du nom de Roncevaux ne peut guère,
nous l’avons vu, s’expliquer, dans la Chanson du
XIe siècle, que par la conservation, à travers les
âges, d’un souvenir direct; ce nom est corroboré
d’une façon tout à fait indépendante, comme nom
du lieu de la bataille, par l’existence à Ibañeta
de la chapelle de Charlemagne. C’est donc bien à
Roncevaux qu’il nous faut situer le combat du 15
août 778 et la destruction de l’arrière-garde franque.
Si nous rapprochons ce résultat des renseignements
donnés sur le désastre par les historiens contemporains,
nous conjecturerons avec vraisemblance que les ennemis,
qui étaient embusqués dans les forêts avoisinantes,
occupèrent le col d’Ibañeta, culbutèrent l’arrière-garde,
qui gravissait péniblement la pente, dans la vallée
ou plaine de Roncevaux, puis l’y entourèrent de
toutes parts et la massacrèrent. Cela concorde parfaitement
avec les expressions d’Einhard:
"Comme
l’armée s’avançait en longue file, ainsi que l’exigeait
la nature du lieu et des étroits passages, les Basques,
ayant disposé une embuscade sur le sommet de la
montagne (car cet endroit s’y prête à merveille
à cause de l’épaisseur des forêts dont il est couvert),
se jetèrent d’en haut sur la dernière division de
l’armée, chargée de garder les bagages et de protéger
ceux qui marchaient en avant, la refoulèrent dans
la vallée située au-dessous, l’y attaquèrent et
tuèrent tous les hommes jusqu’au dernier; puis,
ayant pillé les bagages, à la faveur de la nuit
qui tombait, ils se dispersèrent dans tous les sens
avec une extrême célérité. Les Basques avaient pour
eux, en cette circonstance, et la légèreté de leur
armement et la situation du lieu où se livrait le
combat, tandis que la lourdeur de leurs armures
et la disposition défavorable des lieux constituaient
pour les Francs une grande infériorité".
Cela,
nous l’avons vu, paraît écrit en partie pour atténuer
l’effet moral qui dut être produit en France par
le fait que Charles n’avait pas essayé de tirer
vengeance du guet-apens de Roncevaux. On le rejeta
uniquement sur les Basques, et on expliqua comment
ils avaient pu échapper au châtiment qu’ils méritaient.
Les traits dont les peint Einhard sont d’ailleurs
exacts. Les Basques, dont l’agilité est encore proverbiale,
étaient en effet chaussés à la légère (de ces lavarcas
en cuir non corroyé, laissant le talon découvert,
que décrit le Guide du XIIe siècle); ils n’avaient
guère d’autres armes que leurs javelots (auconas
dans le même texte), qu’ils lançaient avec une incomparable
adresse. Les Francs, au contraire, pesamment armés,
embarrassés de leurs charrois, refoulés le long
des pentes escarpées, puis enveloppés dans la plaine
par les ennemis qui fondaient sur eux de toutes
les hauteurs, ne pouvaient résister avec succès.
Il est probable que les musulmans employèrent les
Basques pour la première attaque, et ne parurent,
pour achever la déroute, que quand ceux-ci avaient
déjà mis le désordre dans l’arrière-garde, repoussée
jusqu’au milieu de la plaine.
De
cette image du combat telle que nous pouvons nous
la former, il ne reste pas grand-chose dans nos
poèmes. Aucun ne parle des bagages, ni ne montre
l’ennemi posté sur un point culminant, et, de là,
interceptant la route et rejetant les Francs dans
la vallée. Ni la différence d’armement, ni le désavantage
de la situation ne sont mentionnés. Le récit du
faux Turpin, quoiqu’il présente des confusions,
est encore celui qui conserve le plus de traits
qu’on peut regarder comme appartenant à la réalité.
Les Sarrasins, au nombre de cinquante mille, - les
Français sont vingt mille -, se sont cachés "dans
les bois et les collines" qui entourent Roncevaux:
à l’aube, un premier corps de vingt mille hommes
sort de l’embuscade et attaque les chrétiens "dans
le dos"; il est tout entier exterminé avant
la troisième heure; mais alors le second corps,
de trente mille hommes, attaque les Français, fatigués
par le premier combat, les tue tous, excepté Roland,
- qui seul tient tête -, et une centaine d’autres
qui se sont cachés dans les bois, puis, - on ne
sait trop pourquoi -, recule d’une lieue. Roland
rallie, en sonnant son cor d’ivoire, les Français
épars et attaque à son tour les ennemis; tous ses
compagnons sont tués, mais les Sarrasins, ayant
perdu leur chef, s’éloignent: Roland reste maître
du champ de bataille et meurt victorieux.
La
Chanson est encore plus éloignée de la réalité.
La surprise consiste simplement en ce que les Sarrasins
attaquent les Francs auxquels ils avaient fait leur
soumission; la bataille est une bataille rangée
ordinaire. Les Francs, qui campent dans la vallée
de Roncevaux, entendent du côté de l’Espagne les
mille cors que sonnent les Sarrasins: bientôt Olivier,
qui est monté sur une éminence, voit s’avancer leur
immense armée, qui couvre "toutes les
montagnes, les plaines et les landes". Les
Français leur font face, et, après beaucoup d’exploits,
sont écrasés par la supériorité du nombre, exagéré
ici au delà de toute vraisemblance: les Sarrasins
mettent successivement en ligne quatre cent mille
hommes, que les Français, - ils sont vingt mille
comme dans Turpin -, tuent presque tous avant
de périr. Roland en met en fuite les derniers débris,
après avoir blessé - et non tué - leur chef, et
meurt vainqueur, maître du champ, le visage tourné
vers le pays ennemi.
Le
désastre de Roncevaux devait, à l’origine, être
représente beaucoup plus fidèlement. L’auteur de
la première chanson sur ce sujet, - de celle qui
a été le noyau autour duquel toutes les additions
successives sont venues se grouper -, était-il lui-même
dans l’armée de Charles, ou composa-t-il son poème
d’après les récits des guerriers revenus en France
? Nous ne pouvons le savoir. En tous cas, il avait
mis dans son œuvre quelques souvenirs précis, dont
on retrouve encore la trace à travers les transformations
qu’elle a subies en passant, pendant trois siècles,
par les mains de remanieurs qui l’ont rendue méconnaissable.
Le
trait le plus important, à ce point de vue, c’est
que les poèmes attribuent l’agression aux Sarrasins
de Saragosse. On a vu là, jusqu’à présent, une déformation
de l’histoire par la poésie; mais, comme je l’ai
indiqué au début de cette étude, l’épopée, au contraire,
est en cela plus fidèle à l’histoire que les annalistes
officiels. Il est vrai qu’en revanche elle omet
les Basques: il n’est pas étonnant que le rôle de
ces montagnards, inconnus au nord de la France,
ait été oublié dans le cours des siècles. Ce qui
est du plus haut intérêt, c’est de voir confirmer
par un témoignage arabe, à coup sûr indépendant
et de nos histoires et de nos poèmes, l’accord de
ceux-ci contre celles-là, sur un point capital,
avec la réalité des faits.
J’ai
déjà parlé du nom de Roncevaux, inconnu à toutes
les sources historiques, et de l’idée assez juste
qui paraît subsister, dans les poèmes, de la configuration
et de l’aspect du lieu. Un autre détail géographique
exact est le nom de Port de Cise donné au chemin
par lequel Charles retourne en France. On pourrait
encore signaler plusieurs dénominations topographiques
qui se trouvent dans la Chanson: les ports d’Aspe
(à l’est de Roncevaux), Saragosse, l’Èbre (appelée
dans la chanson Sebre, forme difficile à expliquer),
la Rune, ancien nom de la rivière qui coule à Pampelune
(mentionnée dans une strophe très ancienne qu’a
conservée un seul manuscrit), et plusieurs villes
du nord de l’Espagne prises par Charlemagne avant
son retour en France. Mais ces noms peuvent bien
avoir été ajoutés après coup et provenir des récits
des pèlerins, d’autant plus que plusieurs d’entre
eux ou ne se laissent pas identifier, ou ne se trouvent
pas dans la région où opéra réellement l’armée franque
en 778. Je ne veux pas discuter ici ces questions
difficiles; je dirai seulement, pour terminer, un
mot de quelques-uns des personnages qui figurent
dans les poèmes et de certaines circonstances du
récit.
Deux
des personnages sont incontestablement authentiques,
Charles et Roland. Des deux autres grands seigneurs
mentionnés par Einhard, il n’est resté aucun souvenir;
Roland, qu’il ne nomme qu’en troisième ligne, est
devenu le héros central du poème. Comme il était
comte de la Marche de Bretagne, il est probable
- et d’autres indices appuient cette opinion - que
la chanson primitive a été composée dans la Bretagne
française. Sur la façon dont Roland était mort,
on ne pouvait rien savoir, puisqu’aucun des témoins
du combat ne paraît avoir survécu. Mais peut-être
avait-on trouvé son corps étendu à l’écart des autres
(sous un pin ?) et son épée auprès de lui: l’imagination
pouvait facilement tirer de là le beau récit qui
le représente survivant le dernier, faisant, seul,
fuir les ennemis, et mourant sans être vaincu. Peut-être
même une entaille accidentelle dans un rocher voisin
suggéra-t-elle dès lors l’idée qu’il avait voulu
briser sa bonne épée, pour qu’elle ne tombât pas
aux mains de l’ennemi, et n’avait réussi qu’à entamer
la pierre.
Quant
aux autres guerriers que les poèmes font périr avec
Roland, et, notamment, à son "compagnon"
Olivier de Genève, nous ne savons s’ils ont réellement
existé. Un seul est attesté comme personnage historique:
c’est l’archevêque de Reims, Turpin. Mais ce prélat
- dont on ne connaît d’ailleurs guère que le nom
- mourut longtemps après 778: nous ignorons les
raisons qui ont amené les poètes à le faire figurer
parmi les combattants et les morts de Roncevaux;
on peut croire toutefois qu’il faisait partie de
l’expédition franque en Espagne.
Trois
circonstances, dans le récit même, sont notables,
en dehors de celles que j’ai déjà signalées. C’est
l’arrière-garde de Charlemagne, commandée par des
personnages de haut rang, qui est massacrée dans
le passage des Pyrénées; - l’armée de Charles, avertie,
revient sur le lieu du combat, mais n’y trouve plus
les ennemis -; elle y arrive au moment où le soleil
va se coucher. Ces trois traits si précis, communs
à l’histoire et à l’épopée, ne peuvent venir à celle-ci
que de l’impression directe des faits. Le dernier
est particulièrement intéressant en ce qu’il nous
montre à la fois le lien étroit de la chanson avec
les faits historiques, et les altérations qu’elle
a, en se renouvelant sans cesse, fait subir à la
réalité. Le poème primitif racontait certainement,
comme Einhard, que l’approche de la nuit avait empêché
qu’on essayât même de poursuivre les ennemis; plus
tard, on n’admit pas que Dieu eût pu laisser le
désastre de Roncevaux sans vengeance, et un poète,
s’inspirant du miracle de Josué, feignit que le
Tout-Puissant avait suspendu la marche du soleil,
pour permettre à Charles de joindre et d’exterminer
les Sarrasins fugitifs. Ce poète connaissait vaguement
la géographie de l’Espagne: il fait marcher l’armée
franque d’une traite jusqu’à l’Èbre, distant au
moins de trois jours de marche. Le rédacteur du
faux Turpin, qui avait, lui, du pays une connaissance
personnelle, a corrigé la faute, assez peu heureusement,
en racontant que Dieu arrêta le soleil pendant trois
jours ! La surprise dont l’arrière-garde fut victime
eut pour cause sans doute un certain manque de précautions:
elle était restée trop éloignée du corps principal.
Les poètes ont vu dans la surprise le résultat d’une
trahison, et ils l’imputent à un très haut personnage
franc, qu’ils appellent Ganelon. A vrai dire, on
ne voit pas bien en quoi la trahison consiste: Ganelon,
envoyé à l’émir de Saragosse et gagné par de riches
présents (dans la Chanson, poussé aussi par sa haine
contre Roland), lui conseille simplement de simuler
la soumission et d’attaquer l’arrière-garde quand
l’armée de Charles passera les monts. Dans Turpin,
il lui donne en outre l’idée - dont l’émir aurait
pu s’aviser tout seul - de cacher ses troupes dans
les bois et les montagnes qui entourent Roncevaux;
dans la Chanson, il ne lui suggère même pas ce facile
stratagème: il se contente de lui promettre qu’il
fera placer Roland à la tête de l’arrière-garde.
C’est qu’en effet il n’y avait guère de place, dans
l’affaire de Roncevaux, pour la trahison d’un Français;
mais l’imagination populaire veut à toute force,
on le sait, expliquer la défaite par la trahison.
Il
résulte de toutes ces remarques, - dont je demande
qu’on veuille bien excuser la longueur et la minutie
-, que la Chanson de Roland repose certainement,
à l’origine, sur une connaissance directe des faits,
des hommes et des lieux, et présente même en certains
points une concordance tout à fait remarquable avec
les renseignements fournis par l’histoire; mais
que la forme où elle nous est arrivée, postérieure
de trois siècles à la forme première, est extrêmement
éloignée de celle-ci, et est due en très grande
partie aux inventions successives d’amplificateurs
et remanieurs qui se souciaient uniquement de l’effet
poétique, et qui d’ailleurs, en dehors de la Chanson
même, n’avaient aucun moyen - ni par les livres,
qu’ils ne lisaient pas, ni par la tradition orale,
qui n’existait pas -, de se procurer des renseignements,
sur les faits célébrés dans le poème.
A
travers toutes les obscurités de l’histoire et toutes
les déformations de la poésie, un point, sombre
et lumineux à la fois, se dégage avec certitude:
dans la plaine de Roncevaux et sur les hauteurs
qui la dominent, des Francs, - des Français déjà
-, victimes d’une embûche qu’ils ne pouvaient prévoir,
sont morts héroïquement il y a douze cents ans.
Du haut du col d’Ibañeta, le roi Charles - qui devait
être plus tard l’empereur Charlemagne - a contemplé,
des pleurs dans les yeux, le champ de bataille jonché
de morts; parmi eux était Roland, l’un de ses meilleurs
chefs, comte de la Marche de Bretagne: un poète
inconnu, pour consoler les compagnons de Roland,
parmi lesquels il était peut-être lui-même, a célébré
son courage et déploré sa mort dans un chant qui
s’est transmis de génération à génération et de
peuple à peuple, qui a porté dans l’Europe entière,
pendant des siècles, la gloire du nom français,
qui est devenu le point de départ d’un immense mouvement
poétique, et qui, sous la forme très remaniée où
il nous est parvenu, fait encore vibrer les cordes
les plus profondes du patriotisme et de l’honneur.
Quand,
près des ruines de la pauvre chapelle qui a remplacé
celle que Charles lui-même avait construite, on
regarde à ses pieds la plaine où jadis tant de braves
soldats sont morts en songeant à la "douce
France" qu’ils ne devaient pas revoir, on croit
entendre à ses côtés les premiers frémissements
du thrène immortel, né de leur sang et des pleurs
de leurs frères; on sent, à travers les âges, le
lien vivant qui rattache nos âmes à l’âme de ces
lointains aïeux qui, tant de siècles avant nous,
ont aimé notre patrie, dont les uns ont donné leur
vie pour elle, dont les autres, déjà dans notre
langue, ont chanté ses gloires et ses douleurs…
Ce lieu mérite d’être un but de pèlerinage. Il est
pour nous doublement sacré.
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