LE
PÈLERINAGE A SAINT-JACOUES-DE-COMPOSTELLE
ET
SON IMPORTANCE DANS LE MONDE MÉDIÉVAL
Y.
RENOUARD,
Doyen
de la Faculté des lettres de l'Université de Bordeaux.
La
publication d'un bouquet d'ouvrages consacrés au
pèlerinage à Compostelle fait des cinq années qui
viennent de s'écouler des années jacobites par excellence.
S'ils sont fort divers, éditions de sources, études
critiques de celles-ci, exposés généraux, ils sont
à peu près tous de première importance. L'ensemble
de ces travaux, si exceptionnellement rassemblés
en quelques années, précise grandement notre connaissance
du pèlerinage de Saint- Jacques et projette souvent
une nouvelle lumière sur bien des aspects de la
civilisation occidentale au Moyen Age et aux Temps
Modernes qui lui sont si étroitement liés.
*
* *
L'impulsion
a été donnée, semble-t-il, par la publication du
texte essentiel en la matière. La compilation connue
sous le nom de Liber Sancti Jacobi ou Liber Calixtinus,
qui rassemble tous les éléments de la légende de
saint Jacques, a été, au Moyen Age, un des agents
les plus puissants du développement et de la diffusion
de cette légende, partant de l'importance sans cesse
croissante du pèlerinage. Si tardive qu'elle soit,
elle constitue pour nous une des principales sources
de la connaissance de celui-ci aux époques les plus
anciennes. Elle est donc doublement intéressante
pour les érudits. On sait qu'elle comprend cinq
parties: un recueil de textes liturgiques pour l'office
et la messe, un recueil de récits de vingt-deux
miracles de saint Jacques, un recueil de textes
liturgiques et de récits concernant saint Jacques,
appelé le Livre de la Translation, la chronique
du Pseudo-Turpin, enfin le Guide du Pèlerin de Saint-Jacques
naguère publié par Mlle Vielliard. Du fait qu'il
unissait des documents concernant le pèlerinage
lui-même et des récits épiques, le Liber Sancti
Jacobi a fourni à J. Bédier un des principaux arguments
à l'appui de sa célèbre explication par les pèlerinages
de la naissance et du développement des légendes
et des poèmes épiques.
Or,
il n'existait pas de publication intégrale de ce
Liber Sancti Jacobi. Celle qu'en a donnée en 1944
M. Walter Muir Whitehill à partir du manuscrit de
Compostelle (codex Compostellanus), en permettant
aux érudits de l'étudier commodément, a donc suscité
de nouvelles recherches.
Celles
de l'abbé Pierre David, que ses études sur le Portugal
et la Galice au Moyen Age, et sa compétence liturgique
armaient spécialement pour mener un examen approfondi
du recueil, ont pour objet principal d'expliquer
la composition de celui-ci. L'érudition à la fois
rigoureuse et prudente de l'auteur l'amènent à des
conclusions passablement nuancées.
Le
recueil appelé Livre de saint Jacques, dont le manuscrit
de Compostelle donne la forme définitive, groupe
des textes très divers antérieurs à 1150 qui se
rapportaient à saint Jacques. Le plus ancien semble
être la collection de miracles rassemblés, selon
toute vraisemblance, dans la région rhodanienne
peu après 1110 (livre II). Le livre liturgique (livre
I) était un recueil de tous les textes liturgiques
nécessaires à la célébration des deux fêtes annuelles
de Saint-Jacques, celle du 25 juillet, commune à
toute l'Église latine, et celle du 30 décembre,
antique fête du rite hispanique conservée à Santiago
depuis la fin du XIe siècle comme celle de la translation
du corps de l'apôtre en Galice: il a été composé
par un moine, peut-être clunisien, avec. l'intention
d'éliminer de l'office de saint Jacques tous les
récits apocryphes et les légendes suspectes. Ces
deux livres furent les premiers réunis et, pour
que la liturgie proposée fut acceptée, ils furent
rapportés à l'autorité du pape Calixte II, Bourguignon
et ami de Compostelle, par une fausse bulle initiale.
Plus
tard s'y ajoutèrent successivement le Pseudo-Turpin,
le Guide du Pèlerin et, finalement, le Livre de
la Translation. Le Pseudo-Turpin (livre IV) est
un résumé de légendes épiques sans lien organique
avec Compostelle, précédé de chapitres postiches
qui tendent à lier étroitement le pèlerinage de
Santiago à la légende de Charlemagne, en racontant
l'entrée de Charles en Espagne pour découvrir le
tombeau de l'apôtre. hauteur est un Aquitain qui
avait de grands rapports avec saint Denis. Le Guide
du Pèlerin (livre V) lie aussi étroitement le thème
du pèlerinage de Compostelle et le thème épique
de Roncevaux: il a été également composé par un
Aquitain. Enfin, le Livre de la Translation (livre
III) comprend toute une série de textes et de récits
relatifs au sanctuaire et à la légende de saint
Jacques dont beaucoup rapportent les opinions que
le livre I s'efforçait d'éliminer.
Ces
ouvrages, tous composés par des Français, ont été
réunis vers 1150 par un rédacteur qui leur a donné
une certaine unité de ton et de style. Le recueil
qu'ils constituaient fut ensuite plusieurs fois
recopié avec amélioration du texte. Une de ces éditions
fut faite par un clerc de Parthenay, Aymeric Picaud,
aidé d'un Bourguignon, Olivier d'Iscam de Vézelay,
et de sa compagne Gerberge la Flamande, qui étaient
allés à Compostelle: ils y ajoutèrent des chansons
de pèlerinage dont ils étaient les auteurs et des
textes liturgiques musicaux, et ils firent exécuter
une belle copie sur parchemin qu'ils envoyèrent
à Santiago où peut être le recueil n'existait pas
encore. Cette copie est le Codex Calixtinus aujourd'hui
publié.
Un
recueil aussi hétérogène où les contradictions internes
abondent, où le compilateur du Pseuda-Turpin ne
se préoccupe en aucune façon de l'histoire et des
traditions de Compostelle, mais écrit à la gloire
de saint Denis, où l'auteur du Guide connaît mieux
les routes de France que celles d'Espagne, ne peut
être utilisé pour soutenir aucune théorie littéraire.
Il n'a d'unité, et factice, que par le rôle du pèlerinage
de Saint-Jacques dans tous ses livres et par le
style des rédacteurs et correcteurs tardifs. II
ne saurait donc être ni considéré, comme le voulait
Bédier, comme un livret de propagande fondé principalement
sur la légende épique carolingienne, ni utilisé,
comme ce maître le suggérait également, pour prouver
les visées politiques de Cluny dont il n'est même
pas certain que le rédacteur du premier livre ait
été moine. Le problème des relations du pèlerinage
et des légendes
épiques
reste posé.
*
* *
Parallèlement
aux recherches de l'abbé David sur le Liber Sancti
Jacobi, MM. Vazquez de Parga, Lacarra et Uria composaient,
en utilisant, outre les textes essentiels du recueil,
une masse de documents d'archives antérieurs et
postérieurs et les travaux de la foule innombrable
des érudits jacobites du passé, la grande étude
d'ensemble sur le pèlerinage de Saint-Jacques qui
faisait cruellement défaut. Cette carence tenait
à l'ampleur même du sujet qui, par la durée millénaire
du pèlerinage, par la multitude des problèmes importants
auxquels il touche, dépasse les forces et la compétence
d'un seul homme : une équipe seulement pouvait entreprendre
de le traiter. Celle qu'ont constituée les éminents
historiens espagnols a droit à la reconnaissance
de tous les savants pour la valeur de l'oeuvre par
laquelle elle a comblé une des plus regrettables
lacunes de l'érudition médiévale. Encore les auteurs
s'excusent-ils dans leur préface de toutes ses insuffisances
qu'ils connaissent mieux que quiconque et souhaitent-ils
qu'une collaboration internationale vienne compléter
leur ouvrage par l'étude du pèlerinage hors d'Espagne.
Leur modestie est excessive : malgré les conditions
si défavorables aux échanges intellectuels que créaient
les événements internationaux, l'étendue de leur
information bibliographique est aussi étonnante
que la précision de leurs connaissances topographiques,
et c'est une étude du pèlerinage qui déborde largement
sur la France qu'apportent leurs trois gros et magnifiques
volumes. Peut-être le travail nécessaire en collaboration
donne-t-il à l'ouvrage le caractère d'une somme
plutôt que celui d'une synthèse: l'absence de conclusion
souligne cette rançon de bien des oeuvres collectives.
Les
pèlerinages aux tombeaux des saints ou aux lieux
de leurs martyrs étaient pratique trop courante
aux premiers siècles du christianisme pour qu'il
faille s'étonner de la naissance d'un pèlerinage
au sarcophage de marbre découvert dans le diocèse
d'Iria en Galice lorsque, après une assez longue
période de gestation de l'idée suggérée par les
mots "in arcis marmaricis" du texte du
Breviarium Apostolorum concernant la sépulture de
saint Jacques, il fut communément identifié entre
867 et 881 comme étant le tombeau de l'apôtre. La
faveur des rois s'y attache aussitôt: Alphonse II
construit une chapelle qu'Alphonse III transforme
en église; cette faveur dut renforcer la première
notoriété du lieu. Mais l'identification du sarcophage
comme étant le tombeau d'un apôtre apparentait le
lieu-dit galicien à la capitale de la Chrétienté.
Dès le Xe siècle, des pèlerins étrangers de marque
commencent à s'y rendre: le premier qui soit connu
est Godescale, évêque du Puy, venu en 950. Le courant
s'amplifie progressivement; l'agglomération née
autour du monastère fondé près du tombeau devient
une véritable ville au lie siècle: elle reçoit alors
un nom, Compostelle, avant 1063; l'évêque Diego
Pelaez jette en 1075 les fondations de l'immense
église romane qui devint bientôt cathédrale lorsque
le pape Urbain Il accorda à l'évêque clunisien Dalmace
d'y transférer le siège épiscopal d'Iria en 1095.
Dès
lors, l'importance du pèlerinage s'accroit sans
cesse: l'extraordinaire Diego Gelmirez, qui obtient
du pape le pallium en 1104, le titre d'archevêque
de Compostelle en 1120, puis celui de légat dans
les provinces de Mérida et de Braga, et rivalise
avec l'archevêque de Tolède, lui donne au début
du XIIe siècle une nouvelle impulsion. Le roi de
France Louis VII vient à Compostelle en 1154. Vers
la fm du XIle siècle, le pèlerinage au tombeau de
saint Jacques est imposé couramment comme pénitence
dans la Chrétienté occidentale. Aussi commence avec
le XIIIe siècle la période d'apogée du pèlerinage;
elle dure jusqu'à la fin du XIVe siècle: dès les
années 1300, le pèlerinage est imposé comme peine
civile par certaines juridictions des Pays-Bas.
A ce moment, il vient à Compostelle par terre et
par mer de toute la Chrétienté des pèlerins qui
portent sur leur pèlerine ou leur large chapeau
la coquille distinctive du pèlerinage dont le choix
comme emblème demeure inexpliqué. Le Grand Schisme,
survenant après les guerres du lave siècle, semble
arrêter la croissance du pèlerinage. La Réforme
lui porte un coup fatal: il décline depuis le XVIe
siècle pour mourir au XXe siècle, où les véritables
pèlerins sont remplacés par les touristes.
L'organisation
du pèlerinage s'est peu à peu définie à travers
les siècles : les pèlerins qui venaient par la voie
de terre franchissaient les Pyrénées soit an Somport,
soit surtout au port de Cise, au pied duquel convergeaient
trois des quatre grands chemins français. Les deux
routes qui descendaient de ces cols, l'une par Jaca,
l'autre par Pampelune, se réunissaient à Puente
la Reina d'où par Logrono, Burgos, Léon, Astorga,
l'on gagnait Santiago. Il est évident que les treize
étapes indiquées par le Guide du Pèlerin du port
de Cise à Santiago n'étaient que les principales,
car aucun piéton ne pouvait faire 50 à 70 kilomètres
par jour en moyenne, et toutes les indications concourent
à prouver que les pèlerins s'arrêtaient en une multitude
de localités sises sur la route et que certains
cheminaient très lentement. Ils étaient aidés par
des confréries, protégés par le droit international,
accueillis dans des hôpitaux spécialisés où ils
étaient hébergés, parfois nourris, et soignés s'ils
tombaient malades; le saint ne leur refusait d'ailleurs
pas, le cas échéant, son concours pour les guérir
par un miracle. L'itinéraire principal par l'intérieur
se fixa assez rapidement après les victoires des
princes chrétiens sur les musulmans au me siècle
: plus tard, à la fin du Moyen Age, on utilisa également,
mais beaucoup moins, un itinéraire côtier qui rejoignait
le premier soit par Oviedo à Léon, soit à Lugo.
Le deuxième volume de l'ouvrage est consacré tout
entier A la reconstitution intégrale des chemins
de Saint-Jacques en Espagne entre les villes et
à l'intérieur de chacune d'entre elles.
Le
pèlerinage de Saint-Jacques a eu de très importantes
conséquences sociales et culturelles. Il a facilité,
au xie siècle, le repeuplement des villes de la
route par les gens du Nord qui s'y fixaient: ces
"Francs", qui ont tant fait pour donner
leur assiette économique et sociale aux royaumes
chrétiens d'Espagne, n'étaient pas tous originaires
de France. Il a entraîné le développement et le
gauchissement des légendes épiques du cycle de Charlemagne.
Il a développé, sinon créé, le thème du pèlerinage
dans la littérature tant française qu'espagnole.
Il a suscité les chansons de pèlerins. Il a renforcé
les échanges d'influences artistiques, en matière
d'architecture et de sculpture, de la France sur
l'Espagne et de l'Espagne sur la France; c'est lui
naturellement qui a déterminé la fixation du type
iconographique de Saint-Jacques. A chacune de ces
questions, les trois auteurs consacrent des chapitres
spéciaux. C'est dire qu'en même temps que sur le
pèlerinage de Saint-Jacques lui-même, leur ouvrage
apporte toute une série de données et d'idées nouvelles
sur des sujets en apparence étrangers à la sociologie
religieuse et à l'histoire politique : les chapitres
que consacre M. Uria à l'hébergement des pèlerins
et à leurs maladies constituent la première contribution
d'importance à l'histoire des hôpitaux et de l'hôtellerie
en Espagne au Moyen Age, et un chapitre dense d'histoire
de la médecine; les données qu'énumèrent les auteurs
sur l'origine, la profession, la vitesse et les
itinéraires des pèlerins apportent une foule de
renseignements précieux à l'histoire économique,
en particulier à l'histoire de la circulation et
sur terre et dans l'Atlantique; l'étude que donne
M. Lacarra du repeuplement grâce aux commerçants
francs qui s'installent dans les villes de la route
de Compostelle est un chapitre tout neuf d'histoire
économique et sociale; et l'on ne pourra plus visiter
intelligemment l'Espagne septentrionale sans les
600 pages du tome II, qui constituent, d'après les
textes et avec des plans, le guide historique le
plus admirable et le plus passionnant qui soit à
notre connaissance.
De
tels apports mettent en appétit. Malheureusement,
toutes les curiosités ne peuvent être satisfaites.
La faute en est aux documents, textes et monuments,
qui ne sont abondants qu'à partir du XIVe siècle
: pour les siècles les plus anciens, les plus importants,
puisque ce sont ceux de la naissance et de l'apogée
du pèlerinage, ils font cruellement défaut : il
suffit de penser que nous n'avons pas conservé de
guide ou de carnet de route antérieur à celui du
Liber Sancti Jacobi (v. 1140 selon M. Vazquez de
Parga, v. 1130 selon P. David), que de tant de dizaines
ou de centaines de milliers de pèlerins répartis
sur un millénaire quinze journaux de voyage seulement
nous sont demeurés. Et l'on comprendra comment il
ne peut être répondu à ces irritantes questions:
combien y eut-il approximativement pour une année,
pour une décade, pour un siècle, de pèlerins de
Saint-Jacques? A quelles catégories sociales appartenaient-ils
et dans quelle proportion? Faute d'éléments statistiques,
ces données numériques capitales pour l'appréciation
de l'importance réelle du pèlerinage et de ses conséquences
ne peuvent être établies. Faute des mêmes éléments
et données, l'importance économique du pèlerinage,
que les auteurs soulignent constamment avec toutes
les apparences de la vraisemblance, ne peut être
estimée avec précision, non plus que le rôle de
place de commerce de Compostelle.
La
monographie de Diego Gelmirez par le R. P. Briggs,
signalée plus haut, suggère néanmoins fortement,
sans que l'auteur semble en avoir eu très clairement
conscience, que cette importance fût très grande.
L'action grandi=ose de Diego Gelmirez, qui obtient
des papes l'accroissement des titres et prérogatives
de son église, qui arme de ses propres deniers,
grâce à des spécialistes italiens, une flotte, la
première flotte espagnole, contre les musulmans,
qui intervient avec l'autorité du prélat et la puissance
du principal vassal du roi de Castille dans les
conflits dynastiques des royaumes de Castille-Léon
et d'Aragon, avait pour base la richesse de l'église
de Compostelle dont il était le chef. Cette richesse
découlait du culte de saint Jacques qui lui attirait
d'immenses dons en terres depuis le IXe siècle -
que le R. P. Briggs n'a-t-il dressé la carte et
l'inventaire des domaines qui constituaient la Tierra
de Santiago ! - et les aumônes d'innombrables pèlerins
venus de la Chrétienté entière depuis le Xe siècle.
Elle lui permettait d'acheter les rois, les cardinaux,
le pape lui-même, d'obtenir, en échange de ses dons
en argent, les titres et prérogatives qu'il convoitait
et de poursuivre ses immenses constructions. Aussi
s'efforçait-il de développer cette richesse en toutes
circonstances et par tous les moyens. Il concentre
sans scrupule à Compostelle toutes les reliques
dont il peut s'emparer dans le voisinage. Au moment
des plus violents conflits qui l'opposent aux bourgeois
de Compostelle qui veulent lui imposer une commune,
lors môme que ceux-ci menacent de l'arrêter, de
le déposer ou de le tuer, il ne lance jamais l'interdit
sur la ville de peur d'interrompre et peut-être
de ruiner le pèlerinage. Et la connaissance si parfaite
qu'il a de toute l'Europe du. Sud-Ouest provient
peut-être, autant que de ses accointances avec Cluny,
du caractère international du pèlerinage de Compostelle.
Il n'est pas possible de faire en la matière autre
chose que suggérer. L'absence de document interdit
toute affirmation et rend nécessaire le recours
à l'hypothèse.
MM.
Vazquez de Parga et Lacarra y ont grandement fait
appel, eux aussi, pour les périodes anciennes. Si,
pour certaines questions comme les influences artistiques,
ils se sont bornés à exposer les thèses des écoles
opposées, il en est d'autres où ils ont nettement
pris position. C'est ainsi que M. Lacarra ne trouve
aucun fondement en Espagne à l'opinion récemment
soutenue par M. A. Masson à partir de quelques édifices
du Sud-Ouest, selon laquelle les hospices de pèlerins
auraient été construits sur un type architectural
unique. C'est ainsi qu'il affirme, après Colas et
contre M. Fawtier, que la voie romaine de Bordeaux
à Astorga passait par Roncevaux et non par le port
de Velate, bien plus difficile à franchir que le
col de Cise, malgré sa moindre altitude, et que,
par conséquent, la légende carolingienne n'a pas
fait dévier le pèlerinage, comme l'affirme ce dernier.
C'est
là qu'il faut déplorer le sort commun de tous les
travaux d'ensemble: M. Lacarra n'a pu connaître
et examiner la thèse qu'à l'encontre de la sienne,
qu'il a connue par un article, soutient l'abbé David
dans la dernière partie de son mémoire analysé plus
haut. Cette thèse, fondée sur une discussion approfondie
des actes du cartulaire de l'abbaye navarraise de
Leyre et des données du Liber Sancti Jacobi, appuyée
aussi sur des arguments liturgiques, peut se résumer
ainsi: la voie romaine passait par le port de Velate;
un des
miracles
du Liber miraculorum prouve qu'il n'y avait au col
de Cise ni refuge ni cimetière en 1080; en 1130,
terminus ante quem du Guide du Pèlerin, une chapelle-refuge
existait, dédiée aux saints Cyr et Julitte, sur
le perron fendu par Roland: la légende s'était donc
fixée au col de Cise. Il faut faire l'honneur de
cette fixation à Pierre d'Andouque, évêque de Pampelune
de 1082 à 1114, élève de Sainte-Foy de Conques et
moine de Saint-Pons de Thomières, qui a rattaché
à la route de Roncevaux le souvenir de la bataille
et de la mort de Roland pour y attirer les pèlerins,
parce qu'une vieille tradition orale y situait la
défaite de Charlemagne. La légende carolingienne
aurait donc bien déterminé l'itinéraire le plus
fréquenté par les pèlerins pour traverser Ies Pyrénées.
Ces
discussions capitales, puisqu'elles cherchent à
déterminer les origines des chansons de geste et
les mobiles spirituels qui animent les foules, reposent
sur un nombre restreint de petits faits, d'interprétation
malaisée. C'est la loi des périodes reculées. Aussi
est-il regrettable que les auteurs n'aient pas commencé
leur ouvrage par une carte critique des routes romaines
en Espagne septentrionale. Cette carte aurait fait
ressortir la position des chemins de pèlerinage
par rapport à ces routes non seulement dans les
Pyrénées, mais en Castille et Léon, où, à la suite
des victoires de Sanche le Grand, le chemin du pèlerinage
aurait abandonné l'ancienne route romaine qui passait
par la Navarre et l'Alava pour s'établir dans une
région plus aisée à traverser par Najera, Briviesca,
Amaya et Carrion.
Le
point que concéderaient le plus facilement sans
doute MM. Lacarra et Vazquez de Parga à l'abbé David
est qu'Aymeri Picaud, qu'ils considèrent encore
à la suite de Mue Vielliard comme l'auteur du Guide
du Pèlerin et le compilateur du Liber Sancti Jacobi,
n'a été, en réalité, qu'un éditeur tardif d'une
compilation déjà faite, mais dont l'édition a eu
la bonne fortune de subsister parce qu'il en a fait
hommage à Santiago.
Ainsi
progresse constamment la science sur ces sujets
aussi capitaux que passionnants. Dans l'étude du
pèlerinage à Saint-Jacques et des questions diverses
de la plus haute importance qui lui sont liées,
le livre de MM. Vazquez de Parga, Lacarra et Uria
est la première grande oeuvre d'ensemble. Elle restera
la base unique de toute connaissance pendant sans
doute fort longtemps. Car on ne peut concevoir après
ce magnifique effort de nouvelle oeuvre d'ensemble
que concernant toute la Chrétienté: et cette ceuvre-là
ne peut être entreprise qu'après les monographies
détaillées du pèlerinage à Saint-Jacques dans chaque
pays. Il suffit de penser aux difficultés d'établir
en France le tracé des chemins que des opinions
récentes, fondées sur la toponymie et la connaissance
des lieux dits, croient diffus en un chevelu de
plus en plus ramifié au fur et à mesure que l'on
s'éloigne des Pyrénées, pour être assuré que cette
tâche n'est pas très près d'être accomplie. "Las
Peregrinaciones a Santiago de Compostela" demeurera
longtemps la somme essentielle dont aucune bibliothèque
de médiéviste digne de ce nom ne pourra se passer.
S'appuyant sur elle et sur ses émules, une autre
équipe d'érudits pourra peut-être un jour rechercher
dans quelle mesure le pèlerinage de Saint-Jacques
facilita la connaissance mutuelle des hommes qui
vivaient des deux côtés des Pyrénées, décrire comment,
au cours des âges, Français, Allemands et Anglais
se représentaient la Péninsule Ibérique et ses habitants,
dégager l'idée que se faisaient Basques, Léonais
et Galiciens des pays de la France actuelle et de
leur civilisation d'après les pèlerins qui en venaient.
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