LES
MAISONS-DIEU. LEUR RÉGIME INTÉRIEUR AU MOYEN AGE
Léon
LE GRAND
Maisons-Dieu.régime
(L.Le Grand) PDF (texte et notes) (8 Mo) : Maisons-Dieu.régime
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Indépendants
les uns des autres, les hôpitaux du moyen âge étaient
administrés par des congrégations de frères et de
soeurs, qui formaient autant de petits ordres religieux
distincts, obéissant chacun à des statuts particuliers,
dont la rédaction date habituellement du XIIIe siècle,
Si
l'on ouvre ces constitutions pour se faire une idée
de la vie qui était menée dans les asiles préparés
aux pauvres par la charité chrétienne, on voit qu'elles
sont conçues généralement sur un plan commun, tout
en gardant entre elles certaines différences de
détail. Telles les églises élevées à cette époque
offrent dans leur construction les mêmes lignes
générales et ne se distinguent que par la façon
dont l'architecte a traité chaque morceau, tels
les statuts hospitaliers, appelés à régir des établissements
analogues entre eux, laissent dans l'esprit de celui
qui les lit la même impression d'ensemble. Il faut
donc, pour les étudier, adopter la méthode qu'on
emploie pour décrire les oeuvres d'architecture,
c'est-à-dire prendre successivement chacun des éléments
communs qui les composent, en indiquer la structure
générale, puis, entrant dans le détail de ces parties
communes, noter les différences spéciales à chaque
édifice, à chaque pays.
La
plupart des constitutions hospitalières sont anonymes.
Nous les comparions, il y a un instant, aux églises
de leur époque: cette comparaison est encore juste
ici; il est aussi rare de trouver le nom de leurs
rédacteurs qu'il est difficile de découvrir le nom
du maître de l'oeuvre qui a tracé les plans de telle
ou telle cathédrale célèbre. Sauf à Beauvais, où
l'on sait que les statuts de l'Hôtel-Dieu furent
dressés par l'archidiacre Garin et par le célèbre
Vincent, sous-prieur des dominicains de cetle ville;
à Troyes, où le règlement de l'Hôtel-Dieu le Comte
paraît dû à l'aumônier du comte de Champagne; à
Paris, où l'auteur de la règle est Etienne, doyen
du chapitre, ces textes ne portent pas le nom de
leur rédacteur. Ils ont le plus souvent été promulgués
par l'évêque du diocèse, qui, s'il ne les a pas
composés lui-même, les a faits siens par cette promulgation,
comme au Mans, à Montdidier, Amiens, Saint-Riquier,
Lille, Angers, Rethel. Ce n'est cependant pas là
une règle absolue, et les statuts sont parfois édictés
par le fondateur de la Maison-Dieu, comme c'est
le cas pour Saint-Pol et Château-Thierry. A Vernon,
les constitutions sont données sous le nom du roi.
Tous
ces staluls se composent d'une suite de chapitres,
pourvus ou non de titres, qui se succèdent d'habitude
sans ordre bien apparent. A Angers, les matières
ont été rangées sous six chefs principaux qui répondent
assez bien au contenu ordinaire des textes que nous
étudions: ce sont le service divin, la réception
des pauvres, la réception des frères et des soeurs,
l'administration des biens, la sanction des fautes
et les prières pour les morts.
A
notre point de vue, ces divisions peuvent se ramener
à deux principales: les préceptes relatifs aux frères
et aux soeurs de l'hôpital et ceux qui concernent
le soin des pauvres.
I.
— LES RELIGIEUX HOSPITALIERS
1°
Réception des frères et des soeurs
Le
concile de Paris de 1212, en traçant les grandes
lignes qui doivent servir de direction aux rédacteurs
de statuts hospitaliers, insiste d'une façon spéciale
sur la fixation du nombre maximum de membres que
doit compter chaque congrégation, suivant les ressources
de rétablissement qu'elle est appelée à administrer:
"Un petit nombre de personnes, y est-il dit,
peuvent suffire à soigner beaucoup de malades, et
il serait souverainement injuste que le nombre des
frères et des soeurs dépassât celui des pauvres
assistés. Car si les fidèles ont enrichi les Maisons-Dieu
de leurs aumônes, ce n'est pas pour entretenir des
personnes bien portantes, mais pour soulager ceux
qui souffrent".
La
plupart des statuts, s'inspirant de cette prescription,
fixèrent un maximum au nombre des frères et des
soeurs; il n'y a qu'au Mans que celte disposition
ne se trouve pas. Quelquefois elle est, comme à
Lille et à Châlons, l'objet d'un acte spécial. Il
n'est permis de dépasser ce maximum que si l'intérêt
évident de la maison l'exige, dans le cas où se
présenterait un candidat apportant des ressources
considérables. Mais, comme le font observer les
règles de Paris, d'Angers, de Pontoise, il faut
soigneusement éviter le vice de simonie; les préoccupations
pécuniaires ne doivent jamais l'emporter sur les
considérations morales et amener l'admission de
membres indignes.
Le
nombre prescrit varie naturellement suivant l'importance
de chaque établissement. A Paris, par exemple, ce
n'est pas trop de compter huit frères clercs, dont
quatre revêtus de la prêtrise, trente frères lais
et vingt-huit soeurs, tandis qu'à Angers, on peut
se contenter de dix personnes de chacune de ces
catégories, et qu'à Amiens ce nombre s'abaisse à
trois frères clercs, quatre lais et huit soeurs.
La
réglementation sévère du nombre des frères et des
soeurs est un des points des statuts que les congrégations
hospitalières eurent le plus de peine à observer.
Les supérieurs étaient en butte à des sollicitations
de toutes sortes de la part de personnes qui espéraient
trouver dans la fraternité de l'hôpital des conditions
assurées d'existence. Il y avait souvent, de la
sorte, tendance chez ces petites congrégations à
se transformer en quelque sorte en maisons de retraite
pour les frères et les soeurs au détriment de l'exercice
des oeuvres de miséricorde, et les évêques ou l'autorité
civile durent maintes fois intervenir pour les rappeler
à leur véritable mission.
Une
des causes qui durent avoir une fâcheuse influence
sur la trop grande multiplication des frères et
des soeurs dans les Maisons-Dieu fut l'usage où
étaient les rois, à l'occasion de leur avènement,
de nommer à une place de frère ou de soeur dans
tous les établissements charitables de fondation
royale ou placés sous la sauvegarde du souverain.
Les solliciteurs profitaient avec empressement de
ce droit de joyeux avènement, sans se préoccuper
naturellement de savoir si le nombre fixé parles
statuts était ou non dépassé.
Il
faut reconnaître d'ailleurs que les hôpitaux se
pliaient difficilement à cette contrainte: ils n'hésitaient
pas à faire appel au pouvoir judiciaire, pour repousser
les intrus, quand le droit du roi n'était pas bien
établi. Un jugement de ce genre, réformant une sentence
du bailli d'Amiens, retrace d'une façon très vivante
ce qui se passait en pareil cas.
Une
certaine Agnès de Wes avait obtenu de Charles IV
des lettres lui accordant, par don de joyeux avènement,
une place de soeur à l'Hôtel-Dieu d'Amiens, pourvu
que cet hôpital fût reconnu soumis à l'exercice
du droit royal. Après information sommaire faite
sur ce point, le lieutenant du bailli rendit une
sentence déclarant que le roi était en droit de
faire cette nomination. Un sergent fut chargé de
faire exécuter la sentence; il introduisit Agnès
dans l'hôpital, fit commandement au maître, aux
frères et aux soeurs de l'admettre à la fraternité,
et lui bailla le pain et le vin en signe de sa réception.
Les religieux repartirent que jamais ils ne consentiraient
à laisser cette femme habiter l'Hôtel-Dieu ni à
la nourrir, et ils lui arrachèrent des mains le
pain et le vin que le sergent lui avait baillés.
Ils obtinrent des lettres prescrivant une nouvelle
enquête, où ils établirent qu'ils n'étaient pas
soumis à l'exercice du droit de joyeux avènement,
alléguant notamment que leurs statuts, confirmés
par le saint-siège, limitaient à un chiffre fixe
le nombre des membres de leur congrégation. La cour
se rendit à ces raisons et donna gain de cause à
l'Hôtel-Dieu.
Cette
jurisprudence n'était pas constante, et quelques
années plus tard on voit, dans un procès de même
nature soutenu par l'Hôtel-Dieu de Saint-Riquier,
le Parlement adopter la thèse soutenue par le procureur
du roi, et déclarer que le souverain avait notoirement
le droit, à son avènement, d'introduire un membre
nouveau dans toutes les maisons charitables placées
sous la sauvegarde royale.
En
dehors de ces admissions anormales, toute personne
qui désirait se vouer au service des pauvres dans
un Hôtel-Dieu devait d'abord obtenir l'agrément
du maître. Indépendamment des qualités morales exigées
pour cette existence de dévouement, le postulant
devait être de condition libre et non engagé dans
les liens du mariage. Dans le cas où deux personnes
mariées auraient voulu d'un commun accord renoncer
à la vie du monde, elles ne pouvaient entrer ensemble
dans la même congrégation hospitalière. On n'admettait
pas non plus les personnes ayant fait profession
dans un autre ordre religieux, ou chargées de dettes
qu'elles fussent incapables de solder. Au point
de vue physique, les maladies secrètes, la lèpre,
l'épilepsie, formaient obstacle à l'admission, et
l'aspirant, ou l'aspirante, devait être assez vigoureux
pour soigner les malades, pour les "lever et
coucher". Enfin, dans certains Hôtels-Dieu,
comme celui d'Angers, on voit invoquer un curieux
motif d'exclusion: les femmes trop
belles et trop jeunes ne pouvaient être reçues comme
soeurs.
A
Lille, les frères n'étaient admis qu'entre vingt
et soixante ans, les soeurs entre vingt et cinquante.
Les règles de Pontoise et de Vernon reproduisent
à peu près les mêmes conditions d'âge.
Dans
la plupart des constitutions hospitalières, à Amiens,
à Cambrai, à Saint-Pol, à Lille, à Pontoise, à Vernon,
on commençait par imposer au nouveau venu un certain
temps de probation pour s'assurer qu'il était capable
de supporter les austérités de la règle. Pendant
ce noviciat, dont la durée était habituellement
d'un an, mais qui, à Cambrai, ne se prolongeait
que six mois, on enseignait au postulant les devoirs
qu'il aurait à remplir; on lui apprenait ses prières,
s'il ne les savait point par coeur. Les statuts
de Lille et leurs dérivés de Pontoise et de Vernon
reproduisent tout au long la règle des Dominicains,
où l'on traite de la manière d'instruire les novices.
Le frère, ou la soeur, chargé de leur formation,
devait les façonner aux observances de la règle
et à la pratique de la vie religieuse, leur enseigner
le renoncement, l'humilité de coeur, la charité
envers le prochain, la bienséance
A
l'expiration du noviciat, si le postulant persistait
dans sa résolution et si la communauté, consultée
en chapitre, décidait son admission, on le revêtait
de l'habit religieux, et le nouveau frère prononçait
entre les mains du maître, la nouvelle soeur entre
celles de la maîtresse, la formule de profession
qui comprenait les trois voeux de pauvreté, d'obéissance
et de chasteté, avec, en plus, le voeu spécial de
servir les pauvres malades.
Chaque
hôpital un peu important constituait donc, comme
nous le disions en commençant, un véritable ordre
religieux, et parmi les règlements que nous connaissons,
nous n'avons guère rencontré que celui de l'Hôtel-Dieu
de Coutances qui ne parle point des voeux de religion,
la congrégation qui administrait cette maison paraissant
n'avoir été primitivement qu'une simple confrérie
pieuse. On doit cependant noter que les statuts
du Puy ne prescrivaient pas le renoncement absolu
à la propriété, puisque les membres pouvaient posséder
des objets mobiliers dans les bâtiments de l'hôpital
et faire des dispositions testamentaires avec l'autorisation
du maître. Ces constitutions ne font pas non plus
allusion au voeu de chasteté et mentionnent simplement
le serment d'obéissance.
A
tous ces hôpitaux s'appliquaient les observations
sur la vie religieuse que présente, en termes qui
méritent d'être rappelés, le prologue de la règle
de l'Hôtel-Dieu le Comte à Troyes: "Or appelle
l'an estat de religion personnes qui sont confermées,
obligées et reliées à garder, non pas tant seulement
les commandemens de Dieu ès quiex sont obligiés
touz bons crestiens et crestiennes, mais il sont
reliés et obligiés à garder le conseil et la perfection
de la sainte envangile, qui sont contenus en III
veuz qui sont appellés, le premier, obédience: mettre
sa volenté en la volenté de son mestre.... ; le
secont veu si est povreté; car personne qui tel
veu fait, il laisse le monde et s'en va liement
en Paradis, si comme fait uns pèlerins qui n'est
pas chargiés, qui n'a que son bourdon et s'escharpe
(sa besace};
Li
tiers veu si est chasteté: donner son corps à Dieu;
et tel personne est semblable aus anges de paradis.
Car saint Jéromes dit que vivre en corps charnel
sans faire les euvres de la char et fait miex à
dire vie d'ange que vie d'omme.
Et
regardés comment cy III veu, obédience, povreté
et chasteté sont veu bien ordenez en meson de religion:
Car
tout ainsinc, comme l'en fait une meson, que il
faut le fondement, les paroiz et le tet, et se une
de ces III parties y failloit ce ne seroit pas meson,
tout ainsinc personne de ceste maison qui fauroit
à garder l'un de ces III veuz ne seroit pas ne vravs
frères ne vrave suer de la Meson Dieu.
Et
est obédience li fondemens de perfection ainsinc
comme est assise seur le bon fondement. Povretez
est ainsinc comme sont les paroiz de la meson, car,
se chascune personne de religion vouloit faire sa
bourse et tout ne retornoit au commun, la communité
seroit perdue, ainsinc comme la meson chiet comme
les paroiz se devisent. Mais chasteté est le toit
et la couverture, car, quant il n'a point de toit
sur la meson, il pleut partout: ainsinc quant une
personne de religion se meffait de son corps en
ne dit pas: "Ce a fait cilzeulx ou celle folleé,
mais en dit communément: "L'ont fait cilz de
la Maison Dieu".
Les
infractions aux voeux prononcés lors de la profession
étaient punies des peines les plus sévères.
Quelque
religieux d'un hôpital enfreignait-il le voeu de
pauvreté en détenant clandestinement de l'argent,
à Amiens on lui imposait une dure pénitence de quarante
jours, pendant lesquels il jeûnait au pain et à
l'eau chaque vendredi; à Troyes et à Saint-Pol,
on pouvait l'expulser de la maison, surtout en cas
de récidive. Si c'était après la mort du coupable
qu'on constatait sa faute, la plupart des statuts
prescrivaient de le traiter comme un excommunié
et de le priver de la sépulture ecclésiastique;
son corps était jeté comme celui d'un chien, suivant
les termes de la règle de Troyes, enterré dans le
fumier, disent les statuts de Saint-Poi.
La
désobéissance était également rangée parmi les fautes
les plus graves, de même que le "péché de chair"
qui, suivant les règles de Lille et de Pontoise,
devait être puni plus sévèrement que toute autre
faute: châtiments corporels, séparation de la communauté,
quelquefois exclusion complète de la maison, telles
étaient les peines habituellement réservées à la
violation du voeu de chasteté; à Troyes, si les
deux coupables étaient frère et soeur de l'hôpital,
le frère était chassé sans pitié et la soeur gardée
à l'Hôtel-Dieu, mais privée du voile et soumise
pour le reste de sa vie à une pénitence consistant
en jeûnes et disciplines, à la discrétion du prieur
et du chapitre.
La
pureté des moeurs devait, en effet, être l'objet
d'une réglementation particulièrement sévère dans
ces congrégations mixtes, composées d'hommes et
de femmes réunis dans le même établissement. Quelques
fondateurs d'ordres religieux, comme Robert d'Arbrissel
à Fontevrault, saint Norbert à Prémontré, avaient
naguère tenté une juxtaposition de ce genre, mais
cet essai fut promptement abandonné. En effet, dans
les monastères ordinaires, aucune nécessité ne justifiait
un pareil usage, qui pouvait présenter de graves
dangers, si la ferveur primitive venait à se relâcher.
Dans les congrégations hospitalières, au contraire,
l'activité des hommes et des femmes trouvait largement
à s'exercer.
La
combinaison de leurs efforts assurait de meilleurs
soins aux malades, qui profitaient des qualités
particulières à chaque sexe. Les soeurs veillaient
à leur chevet avec cette sollicitude quasi maternelle,
ou pansaient leurs plaies avec cette délicatesse
de main dont les femmes ont le secret; elles seules
étaient capables d'entretenir convenablement le
linge, dont le rôle est si important à l'hôpital;
elles seules savaient entourer les pauvres de ce
bien-être qu'une ménagère attentive répand dans
une maison. Mais à d'autres points de vue, le ministère
des frères était d'une grande utilité, et dans certaines
Maisons-Dieu, c'était à eux qu'était réservée l'assistance
des malades du sexe masculin. Aux frères lais appartenait
la mission de travailler à l'exploitation rurale
qui était habituellement jointe à chaque hôpital,
et c'étaient eux qui, d'une façon générale, veillaient
à la gestion des biens. Enfin, les prêtres et les
clercs étaient toujours prêts à administrer les
sacrements aux malades et les entouraient des consolations
spirituelles, dont ceux qui souffrent comprennent
si bien le prix.
Les
précautions les plus sages et les plus sévères étaient
prises par tous les statuts pour éviter toute espèce
de désordres. Dans tous les hôpitaux, sans exception,
une séparation rigoureuse existait entre les dortoirs
et les réfectoires respectifs des frères et des
soeurs. Défense était faite aux frères de pénétrer
dans le quartier des soeurs et réciproquement. Si
quelque raison sérieuse les y obligeait, ils ne
pouvaient le faire seuls.
Il
était défendu aux soeurs de servir les frères, de
leur donner des soins, de faire leurs lits. Si une
punition était infligée aune soeur, les frères ne
pouvaient y assister, et vice versa. Toute conversation
particulière entre les uns et les autres était interdite:
ils ne devaient se parler que pour le service de
la maison La chapelle et les salles des malades,
tels étaient les seuls lieux où ils eussent à se
trouver ensemble, et leur chapitre ordinaire était
généralement tenu séparément.
C'est
un grand honneur pour les congrégations hospitalières
d'avoir, grâce à l'observation fidèle de leurs règlements,
échappé aux dangers que pouvait offrir cette organisation.
Le fait seul que pendant plusieurs siècles, on continue
à voir côte à côte des frères et des soeurs dans
les Hôtels-Dieu montre que, dans la grande majorité
des cas, la régularité de la vie n'en était pas
troublée, car des organismes viciés n'auraient pas
résisté à l'action du temps.
C'est
seulement à la fin du XV° siècle que le relâchement
des moeurs amena des abus qui provoquèrent, au siècle
suivant, la disparition des frères. Auparavant,
les documents ne nous révèlent que rarement des
désordres sur ce point. Eude Rigaud, si sévère sur
le chapitre des moeurs, ne signale qu'un religieux
hospitalier accusé de mauvaise conduite, et c'était
hors de l'établissement
Les
procès-verbaux de visites dos hôpitaux du diocèse
de Paris, dressés au milieu du XIVe siècle, ne font
allusion à une faute de ce genre que dans une seule
maison. Encore faut-il observer que la maladrerie
où elle s'était produite ne parait pas avoir été
administrée par des religieux proprement dits. Il
exista, en effet, dans les campagnes, au moyen âge,
un nombre considérable de petites Maisons-Dieu ou
de léproseries, trop peu importantes pour que leur
personnel constituât une véritable congrégation
religieuse, et dont les administrateurs prenaient
cependant le titre de frères et de soeurs et révétaient
l'habit religieux. Ce sont celles dont parle l'auteur
du prologue de la règle de l'Hôtel-Dieu de Troyes
quand il dit: "En mout d'autres Mesons Dieu
a maistres et sergens: ainsinc comme ils y viennent
franchement quant il leur plaît, franchement il
s'en pueent départir". Ces hospitaliers ne
prononçaient point de voeux, souvent même ils étaient
engagés dans les liens du mariage; mais ils étaient
nommés par l'évêque et placés sous sa surveillance
immédiate. Leurs fonctions, remplies ailleurs par
des religieux profès, leur titre de frères et de
soeurs et le costume qu'ils revêtaient, leur donnaient
un caractère semi-religieux. C'est un des exemples
de cette confusion, fréquente au moyen âge, entre
la société cléricale et la société laïque, qui se
pénètrent alors si profondément l'une l'autre,
qu'on a souvent peine à déterminer la limite exacte
qui les sépare.
Nous
n'avons pas, dans une étude sur les statuts hospitaliers,
à nous occuper de ces sortes de gardiens mis à la
tète des hôpitaux de minime importance, puisque
justement leur caractère distinctif consistait dans
l'affranchissement d'une règle religieuse. Mais
il était nécessaire de signaler au moins leur existence,
et de montrer qu'un nombre considérable de Maisons-Dieu
échappaient à l'action de ces statuts dont nous
cherchons à déterminer l'influence.
Des
prescriptions relatives à la séparation sévère des
frères et des soeurs on peut rapprocher le chapitre
que certains statuts consacrent à l' "honnesteté
de la mesnie". Les religieux hospitaliers ne
pouvaient pas toujours suffire seuls à l'entretien
de l'Hôtel-Dieu; ils étaient obligés de recourir
à des serviteurs qui exécutaient les gros ouvrages,
à des servantes ou "meskines" qui aidaient
les soeurs dans les travaux de nettoyage, dans les
veilles de nuit, etc. Le premier devoir de ces mercenaires
était, sous peine de renvoi, de tenir une conduite
irréprochable au point de vue des moeurs.
Ces
notions sur le personnel des hôpitaux seraient incomplètes
si nous ne consacrions quelques lignes à une catégorie
spéciale de membres qu'on appelait les "donnés"
ou les "rendus". C'étaient des hommes
ou des femmes qui se donnaient, eux et leurs biens,
à l'Hôtel-Dieu, mais conservaient, en tout ou en
partie, l'usufruit de ces biens et ne faisaient
pas profession religieuse. En retour de cet abandon
et des services qu'ils s'engageaient à lui rendre,
la maison promettait aux donnés de les entretenir
jusqu'à la fin de leur vie comme les autres frères
ou soeurs, et même souvent de leur assurer une existence
plus large et plus confortable. Le concile de Paris
de 1212 s'était élevé avec force contre cette institution,
jugeant funeste pour la vie religieuse ce mélange
de l'élément laïque. Mais les statuts restèrent
muets sur ce point, sans doute pour ne pas tarir
la source de revenus que les établissements pouvaient
tirer d'un semblable usage. On voit en fait que
la plupart des Maisons-Dieu admirent des pensionnaires
de ce genre, et il est probable que c'était souvent
dans cette catégorie que prenaient rang, comme cela
se passait à Noyon, les personnes placées dans les
hôpitaux par les rois au moment de leur avènement.
2°
Le maître et la maîtresse
Nous
avons vu quelles règles présidaient à la formation
des congrégations hospitalières et au recrutement
de leurs membres; il nous faut à présent étudier
le gouvernement de ces petites sociétés. Indépendamment
de la surveillance générale qui appartenait à l'évêque
sur les "lieux pitéables" du diocèse;
indépendamment de l'action directe que le chapitre
de l'église cathédrale exerçait habituellement sur
l'Hôtel-Dieu des villes épiscopales, ou que le fondateur
se réservait parfois, ainsi qu'à ses ayants cause,
sur l'établissement qu'il avait créé, l'autorité
était entre les mains du maître et de la maîtresse.
Dans
la majorité des hôpitaux, en effet, on rencontre
à la fois un maître, ou prieur, et une maîtresse.
Tantôt
le maître était désigné par les suffrages de la
communauté, comme à Amiens, ou bien choisi par le
fondateur ou ses héritiers, comme à Saint-Pol; tantôt
il était désigné par le chapitre, comme à Paris,
à Toul; tantôt sa nomination appartenait directement
à l'évêque, ainsi que le portent les statuts du
Mans. En somme, le droit commun en cette matière
était que la collation de la maîtrise revenait à
l'évêque, et c'était évidemment comme conseil de
l'évêque que le chapitre procédait à cette nomination
dans l'Hôtel-Dieu principal des villes épiscopales.
Là où l'élection à la maîtrise appartenait aux frères
et aux soeurs, ce n'était qu'en vertu d'une délégation
de l'évêque, et celui-ci se réservait habituellement
le droit de confirmation, ainsi que nous le voyons
à Pontoise et à Vernon, où il n'y avait à la tête
de la maison qu'une maîtresse; à Amiens, les statuts
ne parlent pas de confirmation; mais, puisqu'ils
sont édictés par l'évêque, c'est bien de lui que
la congrégation tient ses droits; ils spécifient
d'ailleurs que le maître reste sous la dépendance
de l'évêque.
Les
droits épiscopaux en cette matière sont clairement
établis par les procès qui étaient fréquemment soulevés
à propos de la nomination des maîtres des différents
hôpitaux du royaume. A partir du XIVe siècle, en
effet, l'aumônier du roi prétendit s'attribuer cette
prérogative pour tous les hôpitaux de fondation
royale, et chercha sans relâche à augmenter le nombre
des établissements réputés tels. De ces prétentions
naquirent, avec les prélats des divers diocèses,
une foule de contestations qui étaient habituellement
portées devant les Requêtes de l'Hôtel et venaient
en appel au Parlement. Le registre de visites des
hôpitaux du diocèse de Paris en 1351 montre que,
dans la plupart des maisons hospitalières de cet
évêché, les lettres de maîtrise étaient accordées
par l'évêque, et il donne les formules d'après lesquelles
ces actes étaient rédigés.
On
peut donc affirmer que, lorsque les statuts n'indiquent
pas à qui était dévolue la nomination du maître,
elle appartenait à l'évêque.
Le
prieur devait être choisi parmi les frères revêtus
de la prêtrise; la règle de l'Hôtel-Dieu de Paris
spécifie que, si aucun d'eux n'est jugé capable
de remplir ces fonctions, on peut le prendre au
dehors. D'après une ordonnance du chapitre de Toul,
il fallait chercher pour cet emploi un homme avisé,
bien au courant des affaires temporelles, doux et
pitoyable envers les pauvres C'était à lui, en effet,
qu'appartenait la direction spirituelle et temporelle
de la maison. Il avait charge d'âme, et certains
statuts, comme ceux de Troyes, interdisaient aux
frères et aux soeurs de se confesser à un autre
prêtre qu'à lui. C'était lui qui recevait les nouveaux
frères, réglait leur services, et présidait leur
chapitre. C'était lui qui accordait les autorisations
spéciales dont les religieux et les religieuses
pouvaient avoir besoin, comme par exemple pour aller
au dehors de la maison; lui encore qui jugeait la
gravité des fautes commises par les frères ou les
soeurs, et décidait de la punition qui leur serait
infligée. Enfin il était chargé de l'interprétation
des statuts, et avait, dans certains cas, le droit
d'en modifier l'application.
Les
frères et les soeurs s'engageaient par leurs voeux
à lui prêter complète obéissance, et le respect
et la révérence qu'ils devaient lui porter s'opposaient
à ce que les manquements où il pourrait tomber fissent
l'objet d'une discussion publique au chapitre. De
son côté, le maître était tenu de témoigner aux
religieux une sollicitude paternelle. Il administrait
les biens sous le contrôle de la communauté, procédait,
avec l'assistance du chapitre, aux mises à ferme,
aux ventes ou acquisitions d'immeubles. Dans les
établissements importants, tels que celui de Troyes,
il pouvait nommer un proviseur pour l'aider.
Le
maître choisissait parmi les soeurs une maîtresse
à qui était dévolue une partie importante de l'autorité.
La première mission de la maîtresse, celle qui rendait
son office indispensable, était la direction des
soeurs, envers qui elle jouait le rôle réservé au
maître près des frères. Elle surveillait leur instruction
pendant le noviciat, recevait leurs voeux au moment
de la profession, présidait à leurs repas, tenait
leur chapitre, veillait sur leur conduite, s'appliquait
à maintenir la concorde entre elles.
Mais
là ne se bornaient pas ses attributions; le maître
se déchargeait généralement sur elle de tout ce
qui regardait le service intérieur, et en particulier
de la surveillance des soins â donner aux malades.
Comme le dit la règle de Lille, son office le plus
important était de pourvoir, par elle-même ou par
le ministère des soeurs, à ce que les malades fussent
gardés avec sollicitude et traités avec honneur,
comme les seigneurs de la maison.
Les
soeurs, les frères lais et les serviteurs étaient
placés sous sa domination immédiate. Chaque matin,
à la sortie de la messe, tous s'assemblaient devant
elle pour prendre ses ordres et "oïr leur commandement
des besoignes de la meson".
Quand
l'office de maître venait à vaquer, la maîtresse
prenait en main tout le gouvernement de l'Hôtel-Dieu
jusqu'à ce qu'un nouveau prieur fût nommé.
Dès
le XIIIe siècle, les soeurs avaient pris une place
prépondérante dans certains hôpitaux, où l'on constate
déjà les premiers effets de la tendance qui devait
finir par éliminer complètement les frères des congrégations
hospitalières mixtes. Cette prépondérance eut pour
effet, dans les établissements où elle se fit sentir,
d'attribuer à la maîtresse l'autorité entière et
de supprimer les fonctions du maître, comme à Pontoise,
à Vernon et plus tard à Cambrai.
La
maîtresse était, dans ce cas, élue par la communauté
à la majorité des suffrages et jouissait de toutes
les prérogatives réservées au maître; elle était
"dame et gouverneresse de la meson, de tous
les biens temporés et espiritués", disent les
constitutions de Vernon, et les soeurs, les frères
clercs et lais, et toute la "mesnie" de
la maison, étaient tenus de lui obéir.
3°
Le chapitre
Quelle
que fût l'importance du rôle joué par le maître
et la maîtresse dans les hôpitaux, leur pouvoir
n'était pas absolu, et le gouvernement des congrégations
hospitalières tenait un peu du régime constitutionnel.
Chaque
semaine, en effet, la communauté se réunissait au
moins une fois en chapitre, pour traiter des affaires
de la maison et permettre aux membres de se livrer
à une sorte d'examen de conscience public. Le règlement
de l'Hôtel-Dieu de Saint-Pol est le seul à ne point
parler de ces réunions hebdomadaires. Dans un bon
nombre d'hôpitaux, à Paris, à Cambrai, au Mans,
à Troyes, le chapitre réunissait les frères et les
soeurs. Dans d'autres, comme ceux de Lille, de Pontoise,
de Vernon, le chapitre des soeurs était tenu séparément
de celui des frères. A Amiens et à Angers, le texte
des statuts ne donne pas d'indications sur ce point.
Les
règles de Lille, de Pontoise et de Vernon, qui s'inspirent,
comme nous l'avons dit, des constitutions des Dominicains,
fournissent de nombreux détails sur la manière de
tenir les assemblées capitulaires. Après la récitation
de diverses prières, les soeurs venaient se prosterner
devant la prieure et confesser les fautes dont elles
se reconnaissaient coupables; c'était ce qu'on appelait
"dire sa coulpe ou faire sa veine" (veniam
petere). Après l'audition des coulpes, libre à chacune
était de "clamer", c'est-à-dire d'accuser
publiquement celles qui auraient commis quelque
méfait et ne l'auraient point confessé. Cet avertissement
mutuel, qui se retrouve dans presque tous les statuts
hospitaliers, avait son fondement dans la règle
de saint Augustin, et on en constate l'existence
dans tous les ordres religieux qui se rattachent
à cette règle.
La
maîtresse prononçait alors les peines encourues
pour les fautes signalées au chapitre. Pour se guider
dans l'application des divers châtiments, elle avait
à sa disposition une sorte de code pénal qui se
trouve à la fin de la plupart des constitutions
hospitalières. Il serait trop long de suivre ces
textes dans tous les détails où ils entrent à ce
sujet. Il nous suffira d'indiquer les principales
catégories de peines entre lesquelles s'échelonnaient
les degrés de la répression. Pour les négligences
et manquements légers, c'était habituellement l'injonction
de réciter diverses prières: quelque chose d'analogue
à la pénitence sacramentelle. Aux fautes d'une certaine
gravité, telles que coups et injures, s'appliquaient
le jeûne, la privation de vin, l'obligation de manger
à terre, l'administration de la discipline. A Aubrac,
une punition assez originale consistait dans la
privation de draps de lit. S'agissait-il de ce qu'on
appelait à Lille, comme dans la règle dominicaine,
les "plus griefves coulpes", le coupable
était condamné pour longtemps au jeûne et aux châtiments
corporels. En cas d'endurcissement invétéré ou pour
les "très griefves coulpes", les véritables
crimes, le maître ou le chapitre prononçaient l'expulsion.
Comme
nous le disions plus haut, les réunions du chapitre
n'offraient pas seulement un caractère religieux
ou disciplinaire, elles avaient aussi un but administratif.
C'était devant les frères et les soeurs, réunis
dans la salle capitulaire, que le maître et le receveur,
quand l'établissement était assez important pour
justifier l'existence de cet officier, rendaient
compte de leur gestion; c'était dans ces assises
de la communauté qu'étaient prises, à propos de
l'administration des biens, les décisions trop importantes
pour être abandonnées à l'initiative du maître,
telles que les ventes ou acquisitions d'immeubles,
la passation des baux, etc. Comme dans toutes les
congrégations du moyen âge, un silence rigoureux
était imposé sur les délibérations tenues dans les
salles capitulaires des hôpitaux, et des peines
sévères portées contre ceux qui révéleraient "les
secrets du chapitre".
4°
Le costume
Après
avoir décrit l'organisation des communautés hospitalières
et déterminé les principes qui présidaient à leur
recrutement et à leur administration, il est temps
de pénétrer dans l'intérieur des Maisons-Dieu, de
nous initier à la vie des religieux et des religieuses
qui les peuplaient, d'entrer avec eux à la chapelle,
au réfectoire, au dortoir, et de les suivre dans
toutes leurs occupations journalières.
De
grand matin, l'été au lever du soleil, l'hiver avant
le jour, le maître fait sonner la cloche du réveil.
A
ce signal, tous quittent leur lit, et suivant la
recommandation de la règle d'Aubrac, leur première
action doit être de faire le signe de la croix,
pour consacrer leur journée à Dieu. Les habits que
vont revêtir les frères et les soeurs sont, comme
il convient à des religieux, exempts de toute recherche
d'élégance. L'étoffe en est commune, bure, camelin
grossier, lainage; les couleurs voyantes sont proscrites,
on n'admet que le noir, le gris, le brun, le blanc
ou la teinte naturelle de la laine; pas d'ornements,
pas de fourrures de prix, seulement de la peau d'agneau
ou de lapin, rien dans la forme qui sente l'affectation
ou la coquetterie, mais des robes larges et fermées,
tombant jusqu'aux pieds. La règle fixe le temps
que doivent durer les vêtements. Quand ils ont besoin
d'être remplacés, leur détenteur ne peut en recevoir
de neufs qu'en rendant ceux qui sont devenus hors
d'usage, pour bien persuader aux religieux qu'ils
n'ont le droit de rien posséder, que tout ce qui
leur sert appartient à la communauté et qu'ils n'en
ont que la jouissance temporaire.
La
composition du costume varie suivant les statuts
de chaque hôpital, mais, en général, elle se ramène
aux éléments suivants: pour les frères la chemise,
les braies, deux tuniques, l'une très longue et
tombant jusqu'aux pieds, sorte de robe ou soutane,
l'autre plus courte, tantôt pourvue de manches,
- c'est le bliaud d'autrefois, la blouse ou le bourgeron
de nos jours -, tantôt sans manches et se réduisant
quelquefois à un véritable scapulaire; à cela s'ajoute,
pour les froids d'hiver, un pelisson fourré; comme
chaussure, des souliers de cuir brun lacés, ou bien
des bottes.
Pour
les soeurs, une chemise, des chausses, une robe
de dessous ou souquenille, un surcot, une pelisse
fourrée, un manteau ou un voile noir, une coiffe
blanche; enfin des chaussons et des "bottes
rondes".
Quand
les soeurs soignent les malades, leur robe est habituellement
revêtue d'une sorte de tablier. Lorsque les frères
vont au dehors, ils portent le capuchon.
Pour
compléter ce qui a trait à la toilette des religieux,
il faut dire un mot des cheveux, que la plupart
des statuts prescrivent de porter courts. Plusieurs
fois par an, les soeurs sont complètement rasées;
quant aux frères, ils portent la large tonsure,
qui ne laisse subsister autour de la tête qu'une
étroite couronne de cheveux.
5°
Les exercices religieux
Dès
que les frères et les soeurs ont revêtu leurs habits,
et que les ablutions du matin sont terminées, ils
quittent leurs dortoirs respectifs et se rendent
à la chapelle, pour chanter matines et entendre
la messe; il n'est fait d'exception que pour les
soeurs qui ont veillé près des malades, ou qui ont
rempli quelque emploi très fatigant.
Les
religieux hospitaliers sont tenus à la récitation
des heures canoniales et des heures de la Vierge,
mais les exercices de piété ne doivent pas les détourner
de leur mission principale, qui est le soin des
malades; ils peuvent donc, comme le dit la règle
d'Amiens, être dispensés de réciter les différentes
parties de l'office aux heures fixées par la liturgie.
En fait, le texte des diverses règles semble indiquer
que la communauté se réunit à la chapelle, au moins
trois fois, à l'heure de matines, de vêpres et de
complies.
La
récitation de l'office doit se faire pieusement,
posément, sans trop de hâte ni trop de lenteur,
pour éviter le scandale et en même temps ne pas
engendrer la fatigue; mais souvent les frères et
les soeurs ne sont pas assez lettrés pour se livrer
à cette récitation: à l'égard de ces dernières,
c'est même le cas le plus fréquent. On y supplée
en disant, à la place de chaque heure, un certain
nombre de Pater et d'Ave, dont la quantité est fixée
dans chaque règle. C'est évidemment cet usage de
remplacer l'office liturgique par une série de Pater
et d'Ave qui a donné
naissance au chapelet.
Quand
la mort vient frapper un des membres de l'hôpital
ou un des malades, des prières spéciales sont dites
à son intention. Ainsi à Vernon, si c'est jour de
chapitre, la prieure, au début de la réunion, invite
la communauté à prier pour le mort dont le corps
repose sous le toit de la maison. Puis, le jour
venu des obsèques, tous doivent y assister. Indépendamment
du service solennel célébré pour l'enterrement,
les frères prêtres doivent dire plusieurs messes
pour le repos de l'âme du frère ou de la soeur qui
vient de mourir; les frères clercs, à la même intention,
récitent le psautier, et les frères lais et les
soeurs un certain nombre de Pater et d'Ave.
Pour
rappeler le religieux défunt au souvenir et aux
prières des survivants, son nom est inscrit au "martyrologe"
de la maison, et chaque année, à date fixe, on célèbre
un service anniversaire pour les frères, les soeurs
et les pauvres qui sont morts dans la Maison-Dieu.
Les
hôpitaux qui, comme ceux de Lille, de Pontoise et
de Vernon, suivent une règle procédant des constitutions
des Dominicains, empruntent à ces constitutions
le touchant usage de consacrer un service religieux
annuel à la mémoire des parents, des frères et soeurs
de la maison. C'est comme un écho de la belle prière
qu'on récitait jadis dans les hôpitaux de Saint-Jean
de Jérusalem et qui se terminait ainsi: "Seignors
malades, priés por les âmes de vos peyres et de
vos meires, et de toute crestienté, qui sont traspassé
de ceste ciégle en l'autre; que Dieu leur doint
requiem sempiternam. Amen".
Pour
terminer le chapitre des exercices religieux, il
faut mentionner les prescriptions que les statuts
hospitaliers renferment sur la réception des sacrements,
ils insistent, pour la plupart, sur l'usage fréquent
qu'on doit faire de la confession. Non seulement
les frères et les soeurs sont tenus de s'approcher
du tribunal de la pénitence dès qu'ils ont commis
une faute grave, mais
il leur est recommandé de se confesser à certaines
dates, qui varient suivant les règles: quatre fois
par an à Troyes, tous les quinze jours à Vernon
et à Pontoise. Pour la communion, les statuts de
ces deux Maisons-Dieu sont moins exigeants, et n'obligent
les frères et les soeurs à recevoir la sainte Eucharistie
que huit fois par an; à Lille ce nombre est porté
à treize.
La
pratique des mortifications corporelles est également
conseillée aux religieux hospitaliers. Les statuts
d'Amiens, qui ont eu tant de vogue dans le nord
de la France, enjoignent aux frères et aux soeurs
de se donner la discipline une fois la semaine.
6°
Le travail quotidien
Le
matin, après la messe, la maîtresse distribue à
chacun le travail de la journée; parmi les soeurs,
les unes sont envoyées auprès des malades pour leur
donner les soins de toilette nécessaires, les aider
à se lever, les panser, faire leurs lits; les autres
ont à s'occuper de l'entretien du linge. On voit
dans l'étude si intéressante que M. Coyecque a consacrée
à l'Hôtel-Dieu de Paris quelle était l'importance
du service de la lingerie. Sans doute, dans les
hôpitaux ordinaires, construits sur un plan moins
vaste que l'Hôtel-Dieu, les lessives n'occupaient
pas un si grand nombre de bras qu'à Paris, mais
le travail était à proportion aussi dur, et dans
toutes les villes, le long de la rivière, près de
laquelle un usage constant faisait autrefois construire
chaque Maison-Dieu, on voyait se répéter quotidiennement
le spectacle auquel Gerson nous fait assister sur
les bords de la Seine: les soeurs dans l'eau jusqu'aux
genoux, même au coeur de l'hiver, pour laver le
linge et les vêtements des pauvres
Après
les soins de la lessive viennent ceux du raccommodage.
Soumis à un usage journalier, les draps et serviettes
de l'hôpital s'usent vite, d'autant plus que bien
souvent, quand ils viennent pour la première fois
s'empiler dans les armoires de la Maison-Dieu, ils
ne sont pas neufs, mais proviennent de quelque legs
charitable, comme on en rencontre si souvent dans
les testaments du moyen âge. Une pièce spéciale
est réservée aux soeurs pour se livrer à ces travaux
d'aiguille. Elles s'y doivent assembler toutes les
fois qu'une autre occupation ne leur est pas assignée,
et "y labourer de leurs mains", car "
l'oisiveté est ennemie de l 'âme"; c'est là
qu'on doit toujours pouvoir les trouver quand on
a besoin d'elles pour le service des malades.
Les
frères, de leur côté, sont également astreints à
travailler en commun. Quand l'office divin est terminé,
ils ne doivent point se disperser dans les chambres,
mais se réunir dans le cloître pour y lire, y étudier
le chant, et se tenir prêts à répondre dès qu'on
aura besoin d'eux.
7°
Les repas
Quand
sonne l'heure du repas des pauvres, les frères et
les soeurs se rendent dans la grande salle de l'hôpital
et servent les "seigneurs malades" avec
charité et déférence. C'est seulement après avoir
présidé au dîner des malades qu'eux-mêmes peuvent
aller prendre leur nourriture; la formule empruntée
aux statuts de Saint-Jean de Jérusalem, et reproduite
dans la plupart des règles hospitalières, est formelle
sur ce point. L' "eschiele", c'est-à-dire
la cloche, sonne de nouveau et appelle frères et
soeurs à leurs réfectoires respectifs, qui sont
partout soigneusement
séparés l'un de l'autre. Tous doivent répondre avec
exactitude à cet appel; il n'y a d'excuse que pour
ceux qui sont retenus près des malades.
Selon
l'usage universel du moyen âge, les religieux hospitaliers
ne commencent point leur repas avant d'être passés
par le "laveoir" et s'y être lavé les
mains. Une fois ce soin pris, tous se rangent autour
des tables, le maître ou la maîtresse, suivant qu'il
s'agit des frères ou des soeurs, dit la "beneiçon",
et chacun s'assoit à la place qui lui est marquée.
Au réfectoire des frères, on fait toujours la lecture,
suivant la recommandation de saint Augustin, qui
veut que l'esprit soit nourri en même temps que
le corps; mais, d'après la rédaction des différents
statuts, cette prescription ne semble pas s'étendre
à la table des soeurs, qui sont simplement astreintes
à garder le silence. Si elles ont besoin de quelque
chose, elles le peuvent demander à leurs voisines,
mais à voix basse et brièvement; il leur est sévèrement
interdit de dire "conte, nouvelle ou truphle",
et de rire "baudement". Un frère au réfectoire
des hommes, une soeur à celui des femmes, fait le
service de la table, et chacun doit prendre sans
murmurer les mets qu'on lui présente; nul ne peut
offrir à ses voisins une portion de sa pitance sans
l'assentiment du prieur. Les convives doivent se
conformer aux règles de la bonne tenue: ne pas jeter
à terre des coquilles d'oeufs ou de noix, prendre
bien garde de ne point briser les objets de vaisselle,
et surtout ne pas boire en tenant leur verre d'une
seule main, précepte qu'on retrouve dans plusieurs
statuts religieux. La nourriture, égale pour tous,
est simple: un potage et un seul mets, auquel on
peut ajouter du fromage, des herbes crues, des fruits;
comme boisson, une mesure
de vin ou de bière, à la discrétion du maître.
Sauf
certains jours de fête, l'usage de la viande n'est
permis que trois fois la semaine: le dimanche, le
mardi et le jeudi. Quant aux jeûnes, on observe
d'abord naturellement ceux qui sont prescrits par
l'Église, puis les divers statuts en établissent
de spéciaux pour certains jours de l'année, tels
que tous les vendredis, depuis le 14 septembre jusqu'à
Pâques, les vigiles de différentes fêtes, etc.
Le
repas terminé, on dit les grâces, soit au réfectoire,
soit à la chapelle, et chacun retourne à ses occupations.
Les restes de la table sont soigneusement recueillis
pour les pauvres secourus par
l'hôpital.
Les
religieux hospitaliers ne sont pas cloîtrés, mais
il leur est interdit de franchir la porte de l'hôpital
sans l'autorisation du maître ou de la maîtresse,
et quand cette autorisation leur est accordée, jamais
ils ne peuvent sortir seuls. Les statuts sont unanimes
sur ce point. Dans leurs courses au dehors, ils
doivent tout spécialement veiller sur la dignité
de leur maintien, afin d'éviter tout scandale. Tant
qu'ils sont dans la ville où est situé l'hôpital,
il leur est interdit de manger ou de boire autre
chose que de l'eau, ailleurs que dans la Maison-Dieu.
Quand vient le soir, après le souper, où les mêmes
règles sont observées qu'au dîner, tous se rendent
à la chapelle pour réciter complies. L'office dit,
ils restent encore quelques instants en oraison,
puis on sonne le couvre-feu, et les frères et les
soeurs regagnent chacun leur dortoir.
8°
Le coucher
Comme
de raison, tous les statuts prescrivent que ces
deux dortoirs soient situés en des lieux séparés.
Habituellement même, les prêtres ne doivent point
partager le dortoir des frères, mais en avoir un
pour eux seuls. Le maître peut autoriser des laïques
à coucher dans la même salle que les frères, mais
il n'y a jamais que les converses qui soient admises
au dortoir des soeurs.
La
plus grande simplicité est requise pour les lits
où reposent les religieux de l'hôpital; il leur
est interdit d'avoir des coffres fermés à clef,
et le maître ou la maîtresse doit de temps à autre
visiter le lieu où ils rangent leurs effets, pour
s'assurer que le voeu de pauvreté est exactement
observé.
Une
fois entrés dans leurs dortoirs, les frères et les
soeurs ne doivent plus en sortir jusqu'au matin,
et le maître et la maîtresse font des rondes la
nuit pour s'assurer que tous sont couchés. D'après
toutes les constitutions, le silence le plus rigoureux
est de règle au dortoir, un silence religieux comme
à la chapelle, et qui ne saurait être rompu que
pour des causes graves, telles que les cas de vol,
d'incendie, etc.
"Plus
em paix et sans noise, disent les constitutions
de Vernon, se teignent les seurs en dortoir que
en autres leus et plus religieusement".
Contrairement
à ce qui se pratiquait chez les laïques au moyen
âge, les religieux hospitaliers doivent porter la
nuit quelque vêtement: les frères, une chemise et
un caleçon, les soeurs, une chemise. Il leur est
également recommandé d'observer la décence la plus
scrupuleuse en se déshabillant. Comme au moment
du lever, chacun fait en se couchant le signe de
la croix "contre les adversitez et les temptations
du deable". Le labeur d'une journée consacrée
tout entière aux oeuvres de charité et la fatigue
des veilles passées à tour de rôle au chevet des
malades appellent promptement pour tous un sommeil
réparateur. Bientôt tout mouvement cesse, tout bruit
s'éteint, tout s'endort, et il ne reste qu'une petite
lumière qui doit jusqu'au matin faire briller sa
lueur dans le dortoir
9°
L'infirmerie et les saignées
Lorsque
les frères ou les soeurs tombent malades, ils sont
conduits dans des infirmeries séparées, où on les
entoure des soins nécessités par leur état. S'il
s'agit d'une maladie sérieuse, on leur fournit une
nourriture spéciale, et on leur donne des gardes
pour les veiller.
Un
usage, qui se retrouve dans la plupart des congrégations
religieuses du moyen âge, et dont on peut d'ailleurs
constater également l'existence dans la société
laïque à cette époque, contribuait à peupler, à
certaines dates, l'infirmerie, sans qu'il fût besoin
de maladies véritables. L'habitude était alors de
se faire saigner plusieurs fois par an, et à la
suite de cette opération, on avait besoin de quelques
jours de repos. Les frères et les soeurs qui s'étaient
fait saigner passaient trois jours à l'infirmerie,
où ils avaient "melior réfection et repos et
pais par ces
III jorz".
Était-ce
l'attrait de ces quelques journées arrachées au
labeur quotidien avec un régime de nourriture moins
sévère? Était-ce au contraire que la saignée elle-même
procurât une sensation agréable? Nous ne savons.
Toujours est-il que cette minutio sanguinis, comme
on disait, semblait considérée comme une sorte de
plaisir, car tous les statuts en règlent le nombre
et interdisent de s'y livrer plus de cinq ou six
fois par an. Ceux d'Angers ajoutent, avec beaucoup
de sagesse, que tous ne devaient pas se faire saigner
à la fois, afin de ne pas immobiliser le personnel
tout entier; malgré le silence des autres règlements
sur ce point, nous supposons qu'il en était de même
dans tous les hôpitaux.
Voici,
parcouru tout entier, le cycle des observances imposées
aux frères et aux soeurs voués à l'exercice de la
charité. Comme on peut s'en rendre compte, ces règles
étaient simples, pratiques et bien appropriées au
but poursuivi par ces congrégations charitables.
Une grande largeur d'esprit s'y faisait sentir,
puisque le principe dominant était que le soin des
malades devait passer avant tout, et que les prescriptions
des statuts cédaient au besoin devant cet intérêt
supérieur. Les religieux qui se conformaient à ces
règlements pouvaient donc à bon droit, comme dit
la règle d'Angers, "compter sur la grâce de
Dieu en cette vie et sur la gloire éternelle en
l'autre".
II
. - LES PAUVRES MALADES
1°
Les bâtiments de l'hôpital
Ce
n'était pas aux religieux hospitaliers que l'organisation
charitable du moyen âge attribuait le premier rang
dans les Hôtels-Dieu. Ils n'étaient considérés que
comme les humbles serviteurs des pauvres, et c'étaient
ces derniers qui étaient les vrais maîtres, les
seigneurs de la maison. Il nous reste à étudier
comment ils y étaient reçus et soignés.
Par
là même, nous aurons à décrire les bâtiments de
ces Maisons-Dieu, dont nous n'avons pour ainsi dire
pas eu encore à parler, puisque leur partie essentielle
est la salle, le "palais" des malades,
comme disaient les hospitaliers de Saint-Jean de
Jérusalem.
Pour
l'installation matérielle comme pour l'administration
intérieure, il faut, cela se conçoit aisément, établir
une distinction absolue entre les petits hôpitaux
semés partout, dans les villes comme dans les plus
petits villages, au hasard des fondations particulières,
et les Hôtels-Dieu importants remontant à une haute
antiquité, tels que ceux qu'on trouve toujours près
de l'église cathédrale, dans les cités épiscopales,
ou bien ceux qui, dans les autres villes ou dans
les bourgs populeux, font partie de l'ensemble des
établissements publics dont une certaine agglomération
d'habitants nécessite tôt ou tard la création.
Pour
les premiers, nulle règle ne préside à leur construction.
La plupart du temps, ils sont établis dans quelque
maison appartenant au fondateur qu'on approprie
tant bien que mal à l' "hébergement des passants
ou des malades". Une déclaration rendue en
1547 donne l'idée de ce que pouvaient être ces petits
établissements: "Une maison séant à Warc, près
des murs de ladite ville...., aumosnée dès longtemps
par Maresse, femme de feu Robert de la Folie....,
pour estre logez les pauvres indigens, malades et
autres, à l'honneur de Dieu; en laquelle est demourant
un homme dudit Warc pour traicter et recevoir les
pauvres y survenant, laquelle maison est de bien
petite vallue . . . "
Dans
les Maisons-Dieu élevées spécialement pour cette
destination, on retrouve au contraire les éléments
d'un même plan. D'après une règle à peu près constante,
elles sont bâties au bord d'un cours d'eau. Les
idées sur l'hygiène n'étaient pas les mêmes autrefois
qu'aujourd'hui, et ce qui nous semblerait malsain
était regardé comme une condition favorable, à cause
sans doute des facilités que le voisinage de l'eau
donnait pour entretenir la propreté de la maison
et se débarrasser des détritus par l'application
du tout à l'égout.
Un
grand vaisseau voûté et supporté par des colonnes,
semblable à une nef d'église, telle est la disposition
qu'affecte le corps principal du bâtiment dans les
hôpitaux qui ont subsisté jusqu'à nous, comme ceux
d'Angers, de Provins, de Compiègne, de Brie-Comte-Robert,
de Tonnerre, de Chartres, ou dont il nous reste
des vues ou des descriptions, tels que ceux de La
Rochelle, de Caen, de Pontoise.
On
connaît la prédilection des architectes du moyen
âge pour les salles de ce genre, qui se retrouvent
dans la plupart des constructions importantes de
l'époque. Dans le palais des seigneurs malades,
aussi bien que dans ceux des princes et des barons,
la "salle" était la partie essentielle,
l'élément constitutif du monument.
Divisée
habituellement en plusieurs nefs par les colonnes
qui soutenaient la voûte, cette salle d'un côté
servait de dortoir aux malades, et de l'autre formait
la chapelle, qui se trouvait ainsi en communication
directe avec l'asile des pauvres. De nombreux textes
établissent cette disposition des bâtiments qui,
comme pour mieux justifier le nom de Maison-Dieu,
plaçait sous le même toit le Christ et "ses
membres souffrants", les pauvres.
Voici
par exemple la description qu'un auteur du XVIe
siècle donne de l'hôtel-Dieu de Caen: "La grande
salle est d'une fort ancienne structure, contenante
six-vingt marches de long, et de largeur trente-et-une,
les voûtes de laquelle sont soustenues par dix-huit
gros piliers; à l'un des costez d'icelle est le
temple ou l'église auquel les prieur et religieux
célèbrent le service divin, et au bout d'icelle
sont des hautes chapeles qui contiennent semblable
largeur, où l'on y monte par de grands degrez".
A
Pontoise, d'après un écrivain de la même époque,
"le bastiment de l'église est divisé en deux
voultes par dedans, mais par dehors n'y a qu'un'toict
qui couvre le choeur, la nef et le lieu où sont
les malades". Même indication est fournie par
l'Hospital d'amour, poème allégorique du XVe siècle,
que nous aurons plusieurs fois l'occasion de citer:
Après
nous veinmes en la salle
Où
a des malades grant tas....
Au
bout de ceste salle estoit
La
très glorieuse chapelle
En
quoi le service on chanloit.
Enfin,
différents documents tels que les statuts de Lille
et de Pontoise, le règlement des chapelains de Saint-Julien
de Cambrai montrent que les malades pouvaient entendre
de leur lit la récitation de l'office, ou parlent
du prêtre qui "cante à le capele emmi le sale".
Cet
usage de faire ouvrir directement le dortoir des
malades sur l'église se perpétua jusqu'à la fin
du moyen âge, comme le témoigne un article de l'acte
de fondation de l'hôpital de Vesoul en 1442: "Item
veulx et ordonne, dit le fondateur, que entre le
maisonnement et estaige des povres et la chapelle
ait un muret de trois ou de quatre pieds de hault,
et au long d'icelui une pièce de bois ou soient
fais postels jusqu'au soulier qui sera proche, en
telle manière que une personne y puisse entrer et
que les povres y puissent voir Dieu en ladite chappelle".
Autour
de la salle qui formait comme le noyau de l'hôpital
étaient disposées les différentes pièces et dépendances
nécessaires à l'administration de la maison. Pour
les pauvres d'abord, il fallait, en dehors du dortoir
commun, une chambre à l'usage des personnes les
plus sérieusement atteintes, qui avaient besoin
de soins continuels et spéciaux, et qu'on ne pouvait
bonnement laisser au milieu des malades ordinaires;
c'est ce qu'on appelait l'infirmerie des "griefs
malades", et ce qui semble avoir porté aussi
le nom d'antexenodochium.
La
nécessité d'une pièce particulière pour les femmes
en couche ne se faisait pas moins sentir, et l'on
voit que dans la plupart des Maisons-Dieu, on y
avait pourvu. A l'Hôtel-Dieu de Paris, il y avait
la "chambre des accouchées", installée
malheureusement dans des conditions d'hygiène très
défectueuses; à Troyes, l'Hôtel-Dieu le Comte, grâce
à la libéralité de Renaud de Bur, disposait depuis
l'an 1270 d'une maison uniquement affectée à la
réception des femmes malades, ou "gisans".
Au
Pont de l'Arche, en 1439, un compte de charpenterie
montre qu'on fit faire "en la grant maison
nommée le dorteur aux malades une cloeson au travers
d'icelle pour départir une chambre à mettre les
femmes gisans d'enfant", avec une "lucarne
pour donner jour en l'endroit de la chambre des
dictes femmes gisans". A Montreuil, à la fin
du XVe siècle, le maître de l'Hôtel-Dieu, Me Poullain,
put réaliser le voeu qu'il formait depuis longtemps
"de faire une chambre où il y ait une cheminée
et trois ou quatre lits pour mettre les femmes gisans
d'enfant", qui auparavant étaient "inhumainement
couchiées en une salle, parmi les aultres passans
et malades qui y sont chascun jour, qui n'est chose
bien honeste ne humaine. Et se il n'y a nulles femmes
gisans, on y gardera les povres qui seront les plus
malades. - Ainsi, ajoute-t-il, on fait à l'Ostel-Dieu
de Lille, Amiens, Abbeville, Saint-Riquier".
Des
baignoires, "des cuves à baigner les femmes"
complétaient l'installation nécessaire pour les
accouchées. Au moyen âge, en effet, les bains jouaient
un rôle important dans le traitement des femmes
en couche. Il fallait également de petits bassins
pour baigner les enfants nouveau-nés et des berceaux
pour les coucher. La règle de Saint-Jean de Jérusalem,
reproduite en cela comme en beaucoup d'autres articles
par celle du Saint-Esprit, recommandait avec insistance
de ne pas coucher les enfants avec leurs mères et
de leur donner des berceaux séparés. On ne saurait
affirmer que tous les hôpitaux aient adopté ce précepte
si sage, mais on peut constater qu'à Saint-Jean
en l'Estrée, notamment, on faisait usage "d'auges
pour couchier les enfants des adjutes". Les
accouchées devaient en effet rester à l'Hôtel-Dieu
jusqu'à leur complet rétablissement. Divers statuts,
avec beaucoup de raison, fixent à ce séjour une
durée de trois semaines .
N'oublions
pas de mentionner, parmi les constructions affectées
à l'usage des personnes hospitalisées, les "chambres
privées", les "aisemens", dont la
bonne installation joue un rôle important dans les
établissements qui nous occupent. Placés en dehors
de la salle, il fallait prendre des précautions
pour que les malades ne prissent pas froid en s'y
rendant; aussi tous les statuts recommandent-ils
de tenir à la disposition des pauvres des pelisses
fourrées et de larges bottes pour cet usage. La
nuit, les latrines devaient toujours être éclairées.
Les
autres bâtiments de l'hôpital renfermaient d'un
côté le dortoir, le réfectoire et l'infirmerie des
frères, de l'autre ceux des soeurs soigneusement
isolés des premiers; puis venaient les locaux occupés
par les services communs de la maison: la cuisine
où se préparait la nourriture des malades, en même
temps que celle des frères et des soeurs, la porterie
où se présentaient les pauvres qui sollicitaient
leur admission, les greniers où se conservaient
les provisions, etc. Le nombre de ces dépendances
variait naturellement beaucoup, suivant l'importance
de la maison. On peut, dans l'étude si intéressante
de M. Coyecque, se rendre compte des proportions
qu'elles prenaient dans l'établissement le plus
développé de tous, l'Hôtel-Dieu de Paris
Tel
était, dans ses grandes lignes, le plan de construction
de ces Maisons-Dieu, dont les portes s'ouvraient
à toutes les misères, comme le disent de mauvais
vers latins transcrits à la suite des statuts de
Saint-Jacques du Haut-Pas:
Communis
locus factus pietatis
Non
ficte domus est caritatis.
Foribus
ommo stans reseratis
Infirmis
clamat et fatigatis....
Que
domus ista sit hospitalis.
Il
nous reste a voir la réception qui était faite aux
malheureux qui venaient frapper à ces portes et
les soins qu'on leur donnait.
2°
Réception des malades
A
Angers, les religieux, non contents d'accueillir
ceux qui demandaient à entrer à l'Hôtel-Dieu, envoyaient
deux fois par semaine deux frères chargés de "quérir
les povres par la ville". Les statuts de cet
Hôtel-Dieu avaient formulé celle règle dès le commencement
du XIIIe siècle, et on voit, par les débats d'un
procès plaidé au Parlement, qu'elle était encore
observée fidèlement deux cents ans plus tard . Mais
on ne constate pas ailleurs l'existence de ce charitable
usage. Habituellement, c'était à la porte de la
maison que les hospitaliers attendaient leur clientèle
misérablen et jugeaient si les solliciteurs remplissaient
les conditions voulues pour être reçus. En principe,
il n'y avait d'autre limite à l'admission des malades
que la capacité de l'hôpital, puisque c'était à
eux qu'appartenait la maison, quia domus eorum est,
disent les statuts d'Angers. Cependant, certaines
catégories de maux étaient légitimement écartées
des Hôtels-Dieu ordinaires, qui n'auraient pu leur
donner asile sans se détourner du but de leur fondation.
Parmi les personnes exclues ainsi figuraient les
lépreux, pour qui s'ouvraient les maladreries, les
malheureux atteints du mal des ardents, pour lesquels
s'élevaient également des maisons spéciales, les
boiteux, les manchots, les aveugles, etc., dont
l'infirmité incurable ne constituait pas, suivant
la remarque des statuts de Troyes, une maladie proprement
dite. La réception de tels impotents, qu'on eût
été obligé de garder indéfiniment, n'aurait pas
tardé à absorber à leur seul profit les lits réservés
aux malades; l'hôpital serait devenu un hospice.
Leur place était marquée dans les asiles spéciaux,
comme les "aveugleries", ou dans les rangs
des confréries particulières destinées à l'assistance
des infirmes, comme celle des contrais et des aveugles
de Compiègne, celles des aveugles de Toulouse, de
Châlons, etc. A plus forte raison excluait-on les
mendiants valides, ainsi que le portent les statuts
de Saint-Julien de Cambrai. Quant au motif qui faisait
interdire de recevoir momentanément les criminels
venant d'être marqués, il faut évidemment le chercher
dans le désir d'éviter aux malades le contact de
gens d'une moralité plus que suspecte; et c'est
dans le même but qu'en un de ses sermons aux hospitaliers,
Jacques de Vitry recommande d'écarter les histrions,
les truands, les ribauds.
Les
femmes en couche étaient admises, nous le savons
déjà; mais à Troyes, primitivement, on ne les recevait
qu'après leur accouchement, faute d'un emplacement
séparé pour les mettre; comme nous l'avons dit plus
haut, celle lacune dans l'organisation hospitalière
de cette ville fut comblée de bonne heure par la
générosité d'un donateur.
En
général, les enfants trouvés étaient écartés; mais,
quand une femme accouchée à l'hôpital venait à y
mourir, son enfant y était élevé, même si le père
n'était pas connu. Seuls les hôpitaux de l'ordre
du Saint-Esprit recevaient les enfants abandonnés.
Peu à peu, à leur exemple, furent établies des maisons
spéciales.
Il
est superflu de faire observer que les règles que
nous exposons s'appliquent aux hôpitaux d'une certaine
importance réservés aux malades, ce qu'on appelait
en latin les nosocomia; quant aux xenodochia, ou
asiles de nuit, ils recevaient indifféremment toutes
sortes de personnes en quête d'un gîte, se bornant
à limiter, comme on le fait encore aujourd'hui,
le nombre de nuits pendant lequel les passants pouvaient
être abrités, nombre qui variait habituellement
d'une à trois nuits. Mais si nous laissons ces hôpitaux
spéciaux hors du cadre de notre étude, il ne faut
pas oublier que, dans beaucoup de petites localités,
la Maison-Dieu avait un double caractère, et servait
à la fois à la réception des malades et à l'hébergement
des voyageurs.
Lorsqu'un
malade se présentait à l'hôpital, si le portier
était un des frères de la maison, il pouvait procéder
lui-même à son admission; mais le plus souvent,
ce soin était dévolu à une soeur, qu'on devait choisir
d'un caractère doux et compatissant. La scène est
bien décrite dans le poème allégorique que nous
avons déjà signalé et qui a pour litre l'Hospital
d'amour:
Quant
je fuz mis devant la porte
Tantost
m'apparut Bel-Accueil,
Qui
me fit gracieux recueil,
Ayant
grant pitié de mon dueil.
Me
mena jusqu'à l'Enfermière,
Courtoisie,
qui d'ung doux vueil
Me
fit, dont elle est coustumière....
Le
droit office à Courtoisie
Est
les malades recevoir.
Lorsque
ma manière eut choisie,
Me
dist, en monstrant bon devoir,
Que
je lui feisse or assavoir
Ma
douleur (ce fut sa demande),
Pour
moy faire tel lict avoir
Que
ma maladie demande.
Une
fois l'admission prononcée, le moment était venu
de se conformer aux prescriptions portées par le
chapitre de la réception des malades, dont la belle
formule, empruntée à la règle de Saint-Jean de Jérusalem,
avait été adoptée par la grande majorité des statuts
hospitaliers: "Avant d'être reçu, le malade
doit se confesser et recevoir la communion, puis
être porté à son lit, où on le traitera comme le
maître de la maison".
On
appelait donc le prêtre "de l'ostel",
c'est-à-dire, dans les grands hôpitaux, un des frères
revêtus de ce caractère, et dans les maisons plus
modestes, le chapelain; il entendait la confession
du malade, et, si c'était le cas, lui apportait
la communion. Cette pratique était pleinement d'accord
avec les moeurs du moyen âge, où personne ne songeait
à se soustraire à l'accomplissement des devoirs
religieux, et où tout le monde faisait passer les
soins de l'âme avant ceux du corps. Le malade était
ensuite conduit ou porté au lit, avec tous les égards
dus au "maître de la maison".
L'organisation
des lits a été un des sujets de plus vive critique
contre les anciens hôpitaux. Il serait injuste cependant
de supposer, comme on le fait souvent, que dans
ces maisons on plaçât toujours plusieurs malades
dans un même lit. Si cette manière de faire, peu
conforme aux principes de l'hygiène, mais qui avait
sans doute pour but d'économiser la place, fut souvent
pratiquée, il est inexact de la considérer comme
une règle absolue. Le lit unique n'était pas inconnu,
loin de là, et en cas de maladie grave, il était
seul employé, à moins que l'encombrement des malades
ne s'y opposât: "Soit enjoinct à ceulx qui
ont la charge de coucher les malades, dit un règlement
de 1494 pour l'Hôtel-Dieu de Paris, qu'ilz mettent
les griefz malades, chacun à part soy, en un lit,
sans compaignon, si non ou cas que il y en eust
si grant multitude que les litz de la maison n'y
peussent fournir". C'est pour assurer ce bien-être
aux hospitalisés qu'on voit en 1320 la comtesse
Mahaut fonder dix lits garnis pour dix pauvres malades.
Plusieurs peintures ou monuments figurés représentent
d'ailleurs des religieuses hospitalières soignant
un malade couché seul dans un lit. On peut citer
par exemple la miniature du grand cueilloir de l'Hôtel-Dieu
de Montreuil, celle d'un psautier du XIVe siècle
qui décrit les oeuvres de miséricorde, et enfin
le sceau de l'hôpital de Théomolin.
En
somme, la vérité est que les deux systèmes étaient
employés concurremment, ainsi que le montre bien
la déclaration de temporel de l'Hôtel-Dieu de Noyon
(18 mars 1384): "Item a oudit hospital et Maison
Dieu LXX liz, esquelz en y a X grans lis, là où
peuent quatre malades couchier aysiément en chacun
lit".
Suivant
une ingénieuse remarque de M. J.-M. Richard, c'est
surtout dans les Maisons-Dieu consacrées à l'hospitalité
de nuit qu'on faisait usage de lits doubles, comme
à l'hospice Saint-Jacques de Vendôme, dont un vitrail
nous montre jusqu'à trois malades couchés ensemble,
et il cite à ce propos un texte curieux indiquant
qu'à l'hôpital Saint-Julien d'Arras, il y avait
"vingt-trois lis biaus et blans pour herbergier
toutes manières de povres", et que ces lits
étaient "si grant" que chaque nuit quatre-vingts
pauvres au moins pouvaient s'y étendre.
Mêmes
renseignements sont fournis par le testament de
Jean de Roquignies, bourgeois de Douai, qui fonde
un hôpital devant renfermer "sept lits bons
et suffisants, où pourront coucher chaque nuit treize
pauvres, douze d'entre eux occupant les six premiers
lits et le treizième reposant seul dans la septième
couche".
Outre
les draps, les lits étaient garnis de matelas, de
lits de plume ou couettes, de couvertures, de couvre-pieds
fourrés, d'oreillers . Les statuts de l'Hôtel-Dieu
de Troyes portent que chaque lit devait être fourni
de deux couvertures en été; l'hiver, on en ajoutait
une troisième, avec les vêtements du malade. En
effet, après avoir déshabillé et couché le nouvel
arrivant, on devait soigneusement mettre ses hardes
de côté, pour les lui restituer à la sortie; la
maison se chargeait de l'entretien de ces habits,
qui, la plupart du temps, sans doute, étaient fort
misérables. Au besoin, elle rachetait ceux que le
pauvre avait dû mettre en gage. Les "linceuls"
ou draps devaient être entretenus avec la plus grande
propreté; à Troyes on les lavait chaque semaine
et au besoin chaque jour.
Des tapis, de petits "carreaux" pour les pieds,
étaient généralement étendus devant les lits, et
des bassins pour les "nécessités" complétaient
le mobilier des malades. Entre les lits, au moins
dans certains hôpitaux, étaient tendues des cordes
destinées à supporter des rideaux. Ailleurs, ils
étaient séparés par des boiseries formant des sortes
de cellules; un balcon régnant à une certaine hauteur
le long de la muraille permettait alors de surveiller
l'ensemble de la salle et de plonger dans ces cellules.
On serait tenté de voir une exagération poétique
dans la description que l'Hospital d'amour donne
de l'aménagement de la salle des malades:
Plus
belle n'a jusqu'en Thessalle,
Car
elle est partout, hault et bas,
Tendue
de moult riches draps
Ouvrez
d'amoureuses histoires....
Le
parement estoît semé
De
toutes fleurs qu'on peult penser
Et
si estoient encourtiné
Les
lictz des draps de bien celer.
Mais
différents documents montrent que les "seigneurs
malades" étaient entourés d'un certain luxe.
Sans parler des peintures qui décoraient les murs
et dont des restes sont parvenus jusqu'à nous, comme
à Chartres et à Angers, il suffit de rappeler que
dans l'Hôtel-Dieu de cette dernière ville on recouvrait
à certains jours les lits des malades de draps de
soie, et qu'à Reims on employait à cet usage des
toiles brodées dont quelques spécimens subsistent
encore aujourd'hui ! .
Malgré
les courtines qu'on pouvait y tendre, les grandes
salles d'hôpitaux devaient être très froides l'hiver;
aussi voit-on que les aumônes attribuées aux Maisons-Dieu
par le roi revêtent fréquemment la forme de bois
de chauffage à prendre dans les forêts du domaine.
Les textes donnent peu de renseignements sur le
mode employé pour réchauffer l'atmosphère de la
salle; on faisait sans doute généralement usage
de ces grandes cheminées qu'on retrouve dans les
constructions du moyen âge. Dans les villes du nord,
on plaçait devant les malades, pendant l'hiver,
une "keminée de fer" qui ne doit être
autre chose que notre poêle moderne.
3°
Soins donnés aux malades
Les
premiers soins qu'on donnât au malade à son entrée
étaient des soins de propreté: avant de le coucher,
il était de règle, en effet, de lui laver la tête
et les pieds quand son état le permettait..
Il
est probable qu'ensuite intervenait le personnage
du médecin, comme cela se passe dans l'Hospital
d'amour :
Illec
trouvay un beau lict faict
Où
Courtoisie me coucha :
Et
quant elle eut de moy parfaict.
Espoir,
le médecin, hucha,
Qui
tan tost vers moy s'adrecha
Et
sentit mon poux droicte voye,
Et
puis sans faillir me noncha
Prestement
quel douleur j'avoye.... :
Te
donray à ma revenue
Ung
breuvage de tel racine
Que
se ta douleur ne remue,
Jamay
ne croy en médecine.
Lors
se départ et je remains.
Quant
il eut fait, il retourna,
S'empole
tenoit en ses mains
En
quoi buvrage si bon a.
Grace
en ait, il m'en donna
Ung
bon trait au pot, sans verser.
Mais
nous en sommes, sur ce point, presque uniquement
réduits aux conjectures; les différents textes tels
que statuts, comptes, etc., fournissent très peu
de renseignements sur le rôle des "mires".
» Ils parlent quelquefois des barbiers chargés de
faire les saignées, de l'achat de quelques médicaments,
de la confection de certaines tisanes, mais des
médecins proprement dits, on sait fort peu de chose.
A l'Hôtel-Dieu de Paris, il parait vraisemblable,
comme le suppose M. Coyecque, que les soins étaient
donnés aux malades par le médecin du roi. Dans les
autres établissements, surtout dans les principaux,
il paraît évident qu'il y avait un service médical
organisé, comme on le constate dans les hôpitaux
de Saint-Jean de Jérusalem et de Saint-Jacques du
Haut-Pas, où des médecins étaient chargés d'examiner
fréquemment et soigneusement les malades, de rechercher
leur mal, d'analyser les urines, d'ordonner les
sirops, les potions et autres remèdes, de surveiller
enfin la nourriture des malades; mais, encore une
fois, les documents ne nous fournissent aucune indication
sur ce point. On serait volontiers tenté de supposer
qu'en certains cas ce silence s'explique par le
fait que les religieux hospitaliers se contentaient
d'appliquer eux-mêmes les soins dont leur expérience
leur avait appris l'efficacité. S'il en avait été
ainsi, on ne saurait vraiment les en blâmer, étant
donné ce qu'on connaît de la médecine du moyen âge;
mais le soin jaloux que la corporation des médecins
mettait à défendre ses prérogatives ne permet guère
de croire que celle hypothèse se soit fréquemment
réalisée, au moins dans les villes de quelque importance.
Les soins que les soeurs distribuaient aux
malades, de jour et de nuit, devaient donc généralement
se borner aux soins de gardes-malades. C'était cette
assistance de tous les instants, ces mille attentions
qui sont si précieuses à ceux qui souffrent et que
la charité enseigne si bien aux femmes. Elles devaient
aider les malades à se lever et à se recoucher quand
ils étaient obligés de descendre de leurs lits,
les revêtir de pelisses et de bottes, et soutenir
leurs pas quand ils allaient "aux chambres
nécessaires", les assister dans leur toilette
quotidienne, refaire leurs lits et veiller à ce
que les draps en fussent toujours "nets et
blancs". Enfin, et c'est un des devoirs sur
lesquels insistent la plupart des statuts, elles
servaient le repas des pauvres avant de prendre
elles-mêmes leur réfection. Là, comme dans tous
les rapports qu'elles avaient avec les malades,
elles étaient tenues de se montrer pleines de prévenance,
de douceur et de respect. Dans tous les hôpitaux,
comme le répètent à l'envi les règles hospitalières,
les malades sont les seigneurs de la maison, et
doivent être traités avec dévotion et révérence,
puisque ce qu'on fait pour eux, Jésus-Christ le
considère comme fait à lui-même.
Non
seulement la nourriture des pauvres doit être aussi
bonne que celle des religieux, car "il ne serait
pas juste que les maîtres soient privés quand les
serviteurs sont dans l'abondance", mais
elle doit être plus soignée et plus recherchée,
si leur état l'exige. Les hospitaliers de Saint-Jean
de Jérusalem avaient pour principe de donner aux
malades tout ce qu'ils désiraient, pourvu qu'on
pût se le procurer, et que cela ne fût pas nuisible
à leur santé. Cette règle passa dans la plupart
des statuts d'hôpitaux, et les différents comptes
qu'on a conservés montrent que cet article n'est
pas resté lettre morte. A Beauvais, par exemple,
pendant l'exercice 1379-1380, la majorité des mets
un peu recherchés, tels que viande de mouton, poisson,
écrevisses, lait, pommes, figues et raisins, tartelettes,
sont indiqués comme ayant été achetés pour les malades.
A Saint-Nicolas de Troyes, à l'Hôtel-Dieu de Soissons,
on leur fournit du sucre, des épices, des figues,
des amandes. A Saint-Julien de Cambrai, en 1361,
on constate l'achat de cervoise, de vin, de pain
blanc, de figues, pommes, poires, noix, cerises
et nèfles, dans le même but. Des fondations spéciales
étaient faites quelquefois pour faciliter aux maisons-Dieu
les moyens de satisfaire les désirs des pauvres.
Au même hôpital de Saint-Julien, cinq pitances avaient
été fondées pour les malades, une de vin et deux
de poisson d'eau douce.
A
Abbeville, Godefroy Cholet, proviseur de l'Hôtel-Dieu,
avait donné, en 1233, 60 sous de cens, pour permettre
de distribuer, le 1er et le 2 des calendes de chaque
mois, aux personnes les plus malades, les mets qui
leur feraient le plus de plaisir.
A
Paris, de nombreuses donations de ce genre sont
consignées dans le cartulaire de l'Hôtel-Dieu.
A
Sainl-Germain-en-Laye, en 1336, on voit les frères
et les soeurs de la Maison-Dieu obtenir du roi la
modification d'une redevance établie sur une vigne
qui leur appartenait, afin de pouvoir sans difficulté
distribuer les fruits de celte vigne à "aucunes
personnes, femmes acouchées ou malades oudit hostel,
qui ont volonté de raisins".
Dans
un de ses sermons à des religieux hospitaliers,
Jacques de Vitry leur recommande de ne satisfaire
qu'avec prudence les désirs des malades en ce qui
concerne la nourriture. "Souvent, dit-il, les
hospitaliers, dans une intention charitable, dépassent
la mesure; ils vont le long du lit des malades,
demandant à l'un et à l'autre ce que chacun désire
boire ou manger; dans leur ignorance et leur simplicité,
les pauvres ne consultent que leur goût, demandent
du vin et de la viande, bien qu'ils soient atteints
de fièvre violente, et cette nourriture trop forte
occasionne leur mort". - "Vous n'avez
pas plus le droit, ajoute-t-il, de leur donner des
aliments contraires à leur santé, que vous ne devriez
laisser une épée entre les mains d'un fou furieux".
La
règle des hospitaliers de Saint-Jacques du Haut-Pas,
qui était en vigueur à l'hôpital de ce nom à Paris,
entre dans de nombreux détails sur la nature des
aliments qu'on doit donner aux malades suivant les
saisons: de Pâques à la Saint-Michel, volailles,
viande d'agneau ou de chevreau; de la Saint-Michel
au carême, on ajoute la viande de jeune porc. La
raison nous échappe qui fait proscrire en tous temps
la viande des animaux femelles, mais on comprend
mieux que de la nourriture du carême soient écartés
les anguilles, les lentilles, les fèves, les choux,
considérés comme d'une digestion trop difficile.
Naturellement,
d'ailleurs, les règles de l'Église sur l'abstinence
et le jeûne souffraient des exceptions quand il
s'agissait de maladies graves. A Aubrac, d'une façon
générale, elles n'étaient pas appliquées aux pauvres
hospitalisés, et l'on voit, à la fin du XVe siècle,
Innocent VIII en dispenser ceux de l'Hôtel-Dieu
de Troyes, "pour que les malades recouvrent
plus facilement la santé".
Le
texte des statuts de l'Hôtel-Dieu d'Angers permet
de bien se représenter comment se passait le repas
des malades. A l'heure fixée, une cloche sonnait
pour prévenir les soeurs: toutes aussitôt, sans
exception, devaient se rendre à cet appel pour servir
les pauvres. On distribuait aux malades des cottes
et des chaperons pour qu'ils ne se refroidissent
pas pendant le repas; puis on procédait à l'ablution
des mains; les soeurs, une serviette au cou, passaient
devant les lit s des pauvres et leur présentaient
l'eau, comme c'était alors l'usage pour toutes les
personnes de distinction avant le repas. La pitance,
préparée à la cuisine dans un grand pot de fer ou
dans des poêles, était alors apportée dans la salle;
les soeurs distribuaient aux malades des écuelles
et des cuillers de bois ou d'étain, des hanaps de
bois, leur répartissaient les aliments et les servaient,
coupant leur pain et leur prêtant l'assistance dont
ils avaient besoin. Les frères qui n'étaient pas
retenus par les affaires de la maison devaient prendre
aussi leur part de cet office de charité. C'est
seulement quand le repas des malades était fini
que sonnait celui des religieux et des religieuses.
La
mission du personnel hospitalier ne se bornait pas
à entourer les malades de soins matériels: les frères
et les soeurs devaient songer à l'âme des pauvres,
leur prodiguer des consolations et des encouragements,
les exciter à remplir leurs devoirs religieux et
à recourir aux sacrements quand leur état de santé
s'aggravait. Ils se seraient rendus coupables d'une
faute grave si, par leur négligence, un malade était
mort sans les secours de la religion.
La
plupart des statuts insistent sur la solennité avec
laquelle le saint Viatique devait être porté dans
la salle. Citons, à titre d'exemple, ce qu'en disent
les constitutions de Vernon: "Prumierement
l'an sonra la campanele en la cha pele por ceu que
tuit et toutes, sain et malade, soient devost et
appareillié à orer et à ennorer à grant révérence
le Cors Nostre Seignor. Li prestres qui le portera
aura vestu seurpeliz ou aube, se mestiers est. Et
devant lui ira clers ou autres qui portera le eaue
beneoite en une main, et en l'autre un cerge ardent
ou chandoille en lenterne et ausit en retornent.
Et les sereurs gardes des malades auront appareillié
vin et eaue, et auront couvert le lit au malade
desus, por la révérence au Cors Nostre Seignor,
de un grant drap blanc et nest, lequel an ostera
quant li prestre s'en sera retornez".
Dans
le grand hôpital de Saint-Jean de Jérusalem, à Saint-Jean-d'Acre,
puis à Chypre, on récitait chaque soir, dans le
"palais" des malades, une prière solennelle.
Le prêtre et les clercs se rendaient processionnellement
dans la salle, et le sénéchal prononçait une formule
d'oraison belle et touchante, où les malades étaient
invités à prier pour l'Église, pour les princes
chrétiens, pour les voyageurs, pour les bienfaiteurs
de l'hôpital, etc :
"Seignors
malades, proies por la pais, que Dieu la nos mande
de ciel en terre. Seignors, proies por le fruict
de la terre, etc. "
On
retrouve trace de cette coutume dans la règle des
Trinitaires, d'après laquelle on devait chaque jour,
à la tombée de la nuit, réciter, "dans les
hôpitaux dépendants de l'ordre, une prière en commun
pour le maintien et la paix de l'Église romaine
et de la chrétienté, pour les bienfaiteurs, et pour
tous ceux pour qui l'Église a l'habitude de prier".
Nous ne savons pas si les autres hôpitaux de l'Occident
avaient adopté cette pratique, mais on peut au moins
en rapprocher la prière que les malades de l'Hôtel-Dieu
Saint-Julien de Cambrai devaient faire pour leurs
bienfaiteurs avant la messe célébrée devant eux
par le chapelain et avant l'office du soir.
Quand
la nuit venait, on allumait dans la salle des malades
une ou plusieurs lumières qui devaient briller toute
la nuit; des fondations spéciales pourvoyaient souvent
aux frais de cet éclairage, prescrit par la majorité
des constitutions hospitalières, afin de tromper
un peu pour les pauvres alités la longueur des nuits
d'insomnie.
Une
ou deux soeurs, assistées de servantes, devaient
d'ailleurs toujours rester debout, pendant la nuit
entière, pour veiller les malades et les assister.
Lorsqu'un des pauvres recueillis dans la Maison-Dieu
venait à mourir, la communauté récitait des prières
à son intention, et une messe était célébrée pour
ses obsèques, auxquelles assistaient les frères
et les soeurs.
L'usage
courant à cette époque n'était pas de renfermer
le corps dans un cercueil; c'était un luxe réservé
aux personnes riches; le cadavre était simplement
enveloppé dans un linceul, qu'on liait solidement,
par-dessus, comme on ficelle un ballot. La miniature
de l'hôpital Aufrey, à La Rochelle, montre une religieuse
en train de se livrer à cette opération.
Si
au contraire le malade recouvrait la santé, la maison
devait le garder une semaine encore après sa guérison,
de peur qu'un renvoi prématuré n'occasionnât une
rechute. Au moment de son départ, on lui rendait
les habits et autres effets qu'il avait apportés
avec lui, sans pouvoir rien retenir: la dette contractée
envers l'Hôtel-Dieu par celui qui avait profité
de son hospitalité n'était qu'une dette de reconnaissance.
A l'honneur des établissements charitables comme
à celui des personnes secourues, on voit que cette
dette n'était pas oubliée. On peut par exemple citer
à ce sujet l'acte de gratitude de Jean de Lieux,
qui, pour remercier l'Hôtel-Dieu de Pontoise des
soins qu'il y avait reçus pendant une longue maladie,
lui donna, en 1291, une maison qu'il possédait en
cette ville.
Les
innombrables legs qu'on trouve en faveur des Hôtels-Dieu
dans les testaments du moyen âge sont la meilleure
preuve de l'estime dans laquelle ils étaient tenus
par leurs contemporains. Il est rare, à cette époque,
qu'un bourgeois meure sans laisser quelque somme
d'argent à l'hôpital où il a vu, pendant sa vie,
pratiquer "toutes oeuvres de miséricorde".
Léon
Le Grand
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