L'ORDRE
ET LE PELERINAGE DE SAINT JACQUES
par
Derek W. LOMAX (Royaume-Uni)
in
: Les traces du pèlerinage à Saint-Jacques-de-Compostelle
dans la culture européenne
Colloque
organisé par le Centre italien d'études compostellanes
et par l'université de la Tuscia, Viterbe
en
collaboration avec le Conseil de l'Europe. Viterbe
(Italie), 28 septembre-1er octobre 1989
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De
tous les ordres militaires fondés dans l'Espagne
médiévale, le plus grand, le plus riche, le plus
puissant et le plus célèbre fut sans conteste l'Ordre
de Santiago. Et naturellement on a toujours eu tendance
à lui supposer des liens étroits avec le pèlerinage
de Saint-Jacques-de-Compostelle. C'est ainsi d'ailleurs
que plusieurs Britanniques désireux d'écrire un
ouvrage sur les chemins de Saint Jacques ont demandé
à me consulter, persuadés qu'ayant fait quelques
recherches sur l'Ordre, je devais être un spécialiste
de pèlerinage. Conclusion erronée, s'il en est:
de tous les intervenants ici présents, c'est moi
qui connais le moins la question, et si j'ose prendre
la parole aujourd'hui, c'est seulement à la prière
de mon bon ami le Professeur Caucci von Saucken,
qui m'a demandé d'exposer ce que j'ai pu découvrir
sur les relations entre les pèlerinages de Saint
Jacques et son ordre militaire.
L'Ordre
fut d'abord une confrérie religieuse de chevaliers.
Fondée par le roi Fernand II de Léon, le 1er août
1170, à Cáceres, en Estrémadure, elle devait défendre
la ville contre les Almohades et soutenir le souverain
dans les campagnes qu'il menait dans cette province.
La confrérie, qui avait à sa tête Pedro Fernândez,
s'appela d'abord "Congrégation des Frères de
Cáceres". Puis le 12 janvier 1171, à la suite
d'un accord conclu avec Pedro Gudesteiz, archevêque
de Saint-Jacques-de-Compostelle, elle prit le nom
d' "Ordre de Santiago". L'archevêque devint
frère honoraire de l'Ordre, éleva son Maître à la
dignité de chanoine honoraire de Saint Jacques,
et consacra les frères "vassaux et chevaliers
de Saint Jacques l'Apôtre pour combattre sous sa
bannière pour l'honneur de l'Eglise et la propagation
de la Foi". Il leur remit une bannière de Saint
Jacques, et promit son appui: il les aiderait de
ses conseils et leur fournirait armes, troupes et
subsides. Pour leur part, les frères s'engageaient
à défendre Albuquerque, possession de l'archevêché
compostellan en Estrémadure.
De
toute évidence, l'Archevêque et le Maître voyaient
dans cet accord le moyen de défendre ensemble les
biens que l'Ordre et la cathédrale compostellane
détenaient en Estrémadure, et notamment Câceres,
Albuquerque et Mérida. Diego Gelmirez, rappelons
le, avait obtenu du Pape Calixte II l'érection du
siège de Compostelle en archevêché en le persuadant
d'y transférer les droits métropolitains dont avait
joui l'évêché de Mérida à l'époque wisigothique,
bien qu'au douzième siècle ce dernier ait entièrement
disparu. Cependant, si les Chrétiens réussissaient
à reprendre Mérida et à y rétablir l'ancien évêché,
il était à craindre que les nouveaux évêques de
Mérida consacrent leur temps et leur énergie à récupérer
les droits métropolitains perdus et à réduire une
fois de plus Saint Jacques au rang de simple évêché,
sans aucun diocèse suffragant. L'on comprend donc
bien pourquoi Pedro Gudesteiz voulait avoir le nouvel
ordre militaire pour allié en Estrémadure. Cette
alliance présida aux campagnes estrémaduriennes
du Xlle siècle, à la reconquête et à la repopulation
de Mérida, et déjoua toutes les tentatives de rétablissement
de l'évêché après 1230.
Les
accords de 1171 étaient essentiellement une alliance
entre le nouvel ordre militaire et le vieux siège
compostellan, pour assurer la défense de leurs intérêts
en Estrémadure. La bannière de Saint Jacques, le
canonicat de Compostelle et le titre de "vassaux
de l'Apôtre" que l'archevêque conférait aux
frères, n'étaient que l'expression rituelle et liturgique
de cette alliance. Tout comme d'ailleurs le changement
de nom des frères de Cáceres: cette appellation
d' "Ordre de Santiago", et le choix de
l'Apôtre comme saint patron étaient des aspects
mineurs, encore que spectaculaires, de cette alliance.
Dès
1171, le nouvel Ordre se développe rapidement, s'étend
aux autres royaumes chrétiens de la péninsule ibérique,
et s'organise à peu près sur le modèle des autres
ordres militaires, des Templiers notamment. En 1175,
le Pape Alexandre III approuve officiellement le
nouvel "Ordre de Santiago", sa Règle et
sa Constitution, proclamant: "Tous vos efforts
doivent tendre vers un but unique: combattre pour
la défense du nom Chrétien". Nombre de documents
de cette époque-là attestent en effet que l'Ordre
a été créé pour lutter contre les
Musulmans,
"pour combattre toujours contre les ennemis
de la croix du Christ pour la défense de la Chrétienté".
Ils révèlent également les intentions des frères:
d'abord la défense des territoires chrétiens contre
les attaques des Almohades, puis une avance militaire
qui détruirait le pouvoir politique musulman en
Espagne, et enfin la conquête du Maroc et de Jérusalem.
L'Ordre
avait-il aussi d'autres buts? Luciano Huidobro,
dans son ouvrage Las peregrinaciones jacobeas. indique
que les chevaliers de l'Ordre "s'occupèrent
dès le début de la protection des pèlerins",
thèse qui apparaît dans beaucoup d'ouvrages modernes.
Selon Altamira, par exemple, l'Ordre "a pris
le nom de Santiago, parce que ses chevaliers se
consacraient avant tout à la protection des pèlerins
se rendant à Compostelle", avis que partagent
bien d'autres auteurs, dont Helyot, Woodhouse, Seward,
Abram, Davies, Atkinson, Starkie et Pastor.
Bien
sûr, cette idée est entièrement fausse. Les propos
du Pape Alexandre III excluent, à l'évidence, toute
autre mission que la lutte contre l'Islam; et pour
les quatre siècles suivants, je n'ai trouvé aucun
texte attestant que les frères de Santiago aient
jamais défendu des pèlerins ou qu'ils en aient eu
le devoir. Cette thèse n'apparaît pas davantage
dans les milliers de documents conservés dans les
archives de l'Ordre, non plus que dans aucune version
de ses Règles et Statuts, lesquels avaient précisément
pour but de définir les devoirs des frères, ni dans
les premières histoires de l'Ordre, écrites par
les commandeurs Orozco et Parra en i486, et par
Rades y Andrada en 1572. Selon moi, le silence total
des documents vaut certitude: si le devoir de protection
des pèlerins n'apparaît nulle part, c'est qu'il
n'a jamais existé.
Les
Templiers, eux, ont défendu les pèlerins allant
à Jérusalem contre les attaques des Musulmans de
Syrie et d'Arabie, cela ne fait aucun doute. Aussi
j'incline à penser que ce sont les historiens des
XVIIe et XVIIIe siècles qui sont à l'origine de
cette erreur: voulant que l'Ordre de Santiago égale
en prestige celui des Templiers, ils lui ont attribué
la même mission de défense des pèlerins, négligeant
le fait que c'est à Compostelle que ces derniers
se rendaient.
Quels
étaient donc les ennemis? Pour Helyot, suivi en
cela par plusieurs auteurs qui manifestement n'ont
pas regardé une carte, il s'agissait des "Maures
qui faisaient obstacle à la dévotion des pèlerins
allant à Compostelle". Or en 1170, cela faisait
173 ans qu'aucune troupe musulmane n'avait mis les
pieds en Galice, et il n'y avait aucune forteresse
musulmane à moins de 200 kilomètres d'un point quelconque
de la route des pèlerins; organiser sa défense contre
de possibles attaques des Musulmans aurait été aussi
inutile que de fortifier Ravenne contre de possibles
attaques des Magyars. Cette idée de la menace musulmane
est si absurde, que les historiens récents l'ont
abandonnée, même si certains persistent à affirmer
que les frères avaient le devoir de protéger les
pèlerins.
Les
plus prudents d'entre eux se gardent d'identifier
ces ennemis hypothétiques. D'autres parlent de bandits
ou de barons brigands. De fait, cette catégorie
d'individus ne faisait sûrement pas défaut tout
au long de la route. Mais aucun historien n'apporte
la preuve que les frères de Santiago aient défendu,
voulu défendre ou eu le devoir de défendre les pèlerins
contre de tels ennemis. Nous pouvons donc conclure
que cette mission n'a jamais figuré au nombre des
devoirs et activités de l'Ordre de Santiago. Il
s'agit là d'une légende moderne, dénuée de tout
fondement, que je vous propose d'enterrer officiellement
aujourd'hui ici à Viterbe.
Gardons-nous
cependant d'en déduire que les frères n'avaient
aucun rapport avec les pèlerinages. Certes, après
l'accord de 1171, il y a peu de traces de visites
de Maîtres ou de frères à Saint-Jacques de-Compostelle,
encore que beaucoup s'y soient probablement rendus.
En revanche, l'Ordre joua un rôle très actif dans
le développement des pèlerinages en administrant
des hôpitaux de pèlerins, comme celui de San Marcos
de Léon, près du pont où le chemin de Saint Jacques
traverse le rivière Bernesga. C'est l'évêché de
Léon qui assura l'entretien de ce pont jusqu'au
milieu du Xlle siècle. Mais en 1152, la princesse
Sancha fit don d'un terrain situé à proximité, pour
que l'on y construise une église, un hôpital pour
les pèlerins de Saint Jacques, et quelques maisons
pour les pontonniers, hommes ou femmes, auxquels
l'évêque confiait la responsabilité de l'entretien
du pont. En 1171, l'hôpital était déjà en service,
et le pont avait été dédié à Saint Marc; en 1172
le pontonnier nommé par l'évêque était remplacé
par une confrérie religieuse, ou couvent de Saint
Marc, dirigée par Suero Rodriguez.
Maintenant,
j'aimerais vous poser à tous une question. Au Xlle
siècle, dans diverses régions d'Europe, les cathédrales
et les abbayes qui avaient jusque là assuré l'entretien
des ponts, ont commencé à se décharger de cette
mission sur des confréries laïques, qui généralement
se donnèrent le nom de "fratres operis pontis",
ou "frères bâtisseurs de ponts". La première
confrérie que 1'on connaisse en France à ce jour
est celle du pont d'Avignon, fondée par Saint Bénézet
peu après 1177, c'est-à-dire 6 ans après celle de
San Marcos de Léon. Je n'ai pas trouvé d'exemple
plus ancien d'une confrérie chargée de l'entretien
des ponts, ni en Espagne, ni ailleurs. Il est donc
possible que celle de San Marcos ait été la première
en Europe. Voici donc ma question: quelqu'un ici
a-t-il eu connaissance de l'existence d'une telle
confrérie avant 1172 en Espagne, en Italie, en Allemagne
ou dans tout autre pays? Dans la négative, n'y aurait-il
pas lieu de commencer à considérer Suero Rodriguez
comme l'un des grands novateurs religieux du Xlle
siècle, aux côtés de Saint Norbert, Saint Gilbert,
Hugh of Paynes et d'autres encore.
Mais
arrêtons là cette digression et revenons à mon propos
principal. Intégrée à l'Ordre de Santiago vers 1179,
la confrérie de San Marcos devint l'un de ses couvents
dépendants, composé exclusivement de religieux.
En 1190, l'Ordre conclut avec l'évêque de Léon,
un accord qui définissait leurs droits respectifs
dans l'organisation du couvent. C'est peut-être
la raison pour laquelle ce dernier réussit à conserver
une certaine indépendance au sein de l'Ordre au
cours des siècles suivants, et à garder ses propres
archives et biens.
L'hôpital
de San Marcos a probablement continué à accueillir
les pèlerins par la suite, même si l'on ne trouve
que peu de traces de cette activité dans ses archives
jusqu'en 1442. Cette année-là eut lieu une inspection
officielle suivie de la rédaction d'un rapport,
le plus ancien dont on ait connaissance à ce jour.
Ce document, que j'ai publié il y a 20 ans, montre
que la discipline conventuelle s'était considérablement
dégradée, et que l'hôpital de pèlerins, laissé dans
le plus complet abandon, était devenu une étable
envahie par le fumier. Il n'y avait pas de lits
et pas un pèlerin n'y avait logé depuis longtemps.
Les inspecteurs, agissant au nom du Maître de l'Ordre,
nommèrent un nouvel administrateur, Pedro Alfonso,
et établirent un projet de réforme: nettoyage complet
de l'hôpital, installation de 12 lits, huit pour
les hommes dans la pièce principale, et quatre pour
les femmes derrière un paravent; organisation du
ravitaillement, du blanchissage et du budget.
On
ne sait si cette réforme porta ses fruits, car on
ne dispose pour San Marcos d'aucun autre rapport
d'inspection jusqu'au règne des Rois Catholiques.
Et les livres d'inspection plus tardifs n'ont encore
fait l'objet d'aucune étude systématique quant à
l'état des hôpitaux. Je travaille actuellement à
la publication de tous les documents médiévaux de
San Marcos, y compris les rapports d'inspection,
et espère pouvoir apporter quelque information sur
la situation des hôpitaux à la fin du XVe siècle
en une prochaine occasion.
En
attendant, jetons un bref coup d'oeil aux autres
hôpitaux de pèlerins tenus par l'Ordre. Celui de
Santa Maria de Las Tiendas, près de Calzadilla de
la Cueza, existait déjà en 1182, époque à laquelle
il était dirigé par Bernardo Martin, probablement
son fondateur. Celui-ci en fit don à l'Ordre de
Santiago en 1190, précisant
qu'il
était destiné à l'hébergement des "pauvres
du Christ". Un document de 1211 indique qu'au
moins un quart des ressources de l'établissement
doit être consacré à la nourriture et aux autres
besoins des pèlerins et des pauvres. L'hôpital de
Santa Maria de Las Tiendas a subsisté jusqu'au XIXe
siècle. On en trouve la description dans des rapports
d'inspection de la fin du XVe siècle. En l6?0, Domenico
Laffi écrit que c'est "un hôpital très grand
et très riche... Ici, on donne aux pèlerins une
ration de pain, de vin et de fromage". Mais
on ne sait pas s'il en a toujours été ainsi, ou
si c'est le résultat des réformes des Rois Catholiques.
Près
de Las Tiendas, à Villamartin, se trouvait un autre
hôpital fondé en 1196 par un seigneur, Tello Pérez
de Meneses, pour héberger les lépreux et les "pauvres
du Christ". Des pèlerins ont dû y loger, pour
autant que la peur de la contagion ne les en ait
pas dissuadés. Tello Pérez fit don de son hôpital
à l'Ordre de Santiago, qui le maintint en activité
jusqu'au XVIIe siècle, époque à laquelle il fut
transféré à Villalcâzar de Sirga. Las Tiendas et
Villamartin étaient administrés par le même commandeur.
Ces
hôpitaux étaient situés sur la route des pèlerins
entre Carriôn et Sahagûn. Bien sûr, l'Ordre en avait
d'autres plus proches de la frontière musulmane,
à Tolède, Talavera, Cuenca et Teruel notamment,
pour soigner les blessés de guerre et organiser
le rachat des Chrétiens capturés par les Musulmans.
Ils ont peut-être hébergé quelques pèlerins, qui,
venant d'Espagne centrale et méridionale, se rendaient
à Saint-Jacques-de-Compostelle par des itinéraires
de pèlerinage que l'on connaît mal encore, mais
à ce jour, je n'ai trouvé aucune trace de leur passage.
Signalons
enfin que la cathédrale de Saint-Jacques-de-Compostelle
détenait déjà au milieu du XlIIe siècle diverses
possessions (hôpitaux et autres) hors d'Espagne,
en France et en Italie notamment, dont, à ma connaissance,
l'étude générale reste à faire. Il s'agit vraisemblablement
de dons offerts à la cathédrale par
de
riches pèlerins originaires de ces pays. Il est
néanmoins curieux que de tous les établissements
religieux qui jalonnent la route des pèlerins entre
Santa-Maria-de-Roncesvalles et Saint-Jacques-de-Compostelle,
seuls ces deux-là aient su s'attirer autant de générosité.
En 1254, l'archevêque Juan Arias de Santiago, et
le Maître de l'Ordre, Payo Pires Correia, échangèrent
un certain nombre de biens. Le Maître donna à l'archevêque
la commanderie de Loyo et diverses autres possessions
en Galice, et il reçut en retour la moitié de la
ville de Mérida et plusieurs hôpitaux en Aquitaine,
notamment celui de Pont d'Artigues, sur la route
des pèlerins qui allait du Puy à Ostabat. L'histoire
de ces hôpitaux est très complexe, et en dépit des
recherches de M. Gutton et du Professeur Benito
Ruano, de nombreuses inconnues subsistent quant
au rôle joué par l'Ordre dans les étapes françaises
du pèlerinage, d'autant plus que les livres d'inspection
ne contiennent aucune information sur ces possessions
gasconnes.
Je
viens, il me semble, de poser plus de problèmes
que je n'en ai résolus. Néanmoins j'espère avoir
levé un certain nombre de doutes: l'Ordre de Santiago
a été fondé uniquement pour lutter contre les Musulmans
en Espagne. Il a commencé à étendre ses possessions
et à assumer des missions annexes, tels la repopulation
des terres reconquises, le rachat des captifs et
la gestion des hôpitaux pour les pauvres, les lépreux
et les pèlerins. Son lien avec Saint Jacques relève
plutôt du hasard. Il s'agissait essentiellement
d'une alliance militaire avec l'église de Compostelle,
accord aux termes duquel l'Ordre se trouvait placé
sous le patronage de Saint Jacques et en adoptait
le nom. Partant de là, on pourrait alors étudier
en quoi consistait ce patronage sur le plan du droit
canon, de la liturgie, et comment il s'est exprimé
dans l'art et la littérature. Gardons cela pour
une autre fois. D'abord parce que cela concerne
les rapports de l'Ordre avec son saint patron et
non avec les pèlerinages. Ensuite parce que j'ai
déjà assez abusé de votre patience. Merci.
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