INTERPRÉTATIONS
DU PÈLERINAGE JACOBÉEN
par
Manuel C. DIAZ Y DIAZ (Espagne)
in
: Les traces du pèlerinage à Saint-Jacques-de-Compostelle
dans la culture européenne
Colloque
organisé par le Centre italien d'études compostellanes
et par l'université de la Tuscia, Viterbe
en
collaboration avec le Conseil de l'Europe. Viterbe
(Italie), 28 septembre-1er octobre 1989
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Toutes
les sources qui, au Xlle siècle, nous renseignent
sur le pèlerinage à Saint-Jacques ont soin de parler
des multitudes et des peuples qui s'acheminent vers
1'Occident. Pour mieux décrire ces gens, elles se
valent toujours d'une ressource littéraire: le topos,
ou lieu commun, en provenance des quatre points
cardinaux. Parfois, ces sources arrivent même à
énoncer les noms des divers peuples en suivant le
mécanisme de 1'énumération géographique, peut-être
à partir de cartes ou de descriptions plus ou moins
littéraires. De cette façon, et par ces divers biais,
on veut établir que tous les peuples, races et conditions
sont présents tant sur les chemins jacobéens qu'à
Compostelle même. Cette affirmation, pour hyperbolique
qu'elle se montre à nos yeux, nous révèle l'étendue
et la densité de la dévotion envers saint Jacques,
au point d'expliquer ces mouvements de masses -
par rapport à la population de l'époque - qui caractérisent
pendant deux ou trois siècles le culte sépulcral
galicien.
Or,
la dévotion jacobite ne s'épuise pas dans le fait
du pèlerinage, ni celui-ci ne consiste en la simple
pratique du chemin. Plus que les autres cultes,
celui de saint Jacques ne reste pas limité aux faits
de dévotion individuelle, ou du culte public. Cette
dévotion a été mise en rapport depuis les premiers
temps avec l'exigence d'une conversion (comme c'était
le cas d'ailleurs de tous les grands pèlerinages
depuis la plus haute antiquité). Le changement des
moeurs et d'attitude qu'entraînait par soi-même
la conversion, doit être réalisé en profondeur par
le dévot tant sur le plan personnel que social.
Il faudrait même dire que certains aspects sociaux
de la conversion deviennent de plus en plus importants
au Xlle siècle, comme un des fruits de la réforme
essayée dans l'Eglise par l'effort de la Papauté
et des groupes religieux liés à une moralité stricte.
Le
pèlerinage à Compostelle éveilla beaucoup d'intérêts
tant ecclésiastiques que privés. Il était l'objet
d'une propagande intense faite d'abord par les anciens
pèlerins eux-mêmes, dont l'exemple et l'expérience
se prouvaient particulièrement instructives, mais
aussi par le clergé, surtout des moines ou chanoines,
desquels on attendait une plus grande observance,
ainsi que par certains pouvoirs séculiers qui avaient
découvert l'importance tant économique que politique
de ces mouvements. Mieux que nulle part, ce fut
dans l'église compostellane qu'on se rendit compte
des bénéfices du pèlerinage, et où lentement mais
continuellement on prendra des mesures, parfois
timides, parfois résolues, en faveur des pèlerins.
Parmi ces mesures, on doit compter sur un programme
d'édification et d'accueil orienté vers la liturgie
locale, fastueuse, et vers l'illustration des pèlerins
sur deux plans, celui de 1'information sur 1'importance
du culte et de la dévotion de saint Jacques par
rapport à d'autres saints, ce qui justifiait leur
voyage, et celui de la prédication et les explications
en vue de leur conversion morale (qui en serait
le succès ultime).
Heureusement,
on possède un livre où, vers le début de la seconde
moitié du Xlle siècle, on a organisé un ensemble
de textes relatifs à saint Jacques, aux pèlerins,
et au pèlerinage. Cette compilation littéraire,
dite Liber sancti lacobi, dont l'exemplaire le plus
complet et le plus ancien se garde toujours aux
Archives
Capitulaires
de Saint-Jacques, nous procure une bonne série de
textes dont quelques-uns ont été rédigés exprès
en l'honneur de l'apôtre, alors que d'autres ne
sont que des adaptations, parfois maladroites, des
pièces authentiques des grands écrivains ecclésiastiques,
tels qu'Augustin, Jérôme, Bédé ou Vénance Fortunat
parmi les anciens, ou Fulbert de Chartres parmi
les modernes.
Des
pièces originaires de Compostelle (et leur nombre
est important), il y en a deux qu'on désigne comme
des sermons (d'après le nom que leur donna le compilateur,
même si le deuxième constitue un véritable traité
et par sa longueur et par sa disposition). Ils reflètent
tous deux les idées que du pèlerinage (non pas une
simple pérégrination, mais un chemin accompagné
d'une véritable transformation, un processus plutôt
spirituel que physique) se faisaient les théologiens
de l'époque. Ces sermons ont été préparés, dit-on,
pour servir de lecture aux moines ou au clergé dans
les deux grandes fêtes jacobites: l'un, pour le
25 juillet, jour de la passion de l'apôtre, qui
est la commémoration unique dans la liturgie romaine
(sermon appelé Adest nobis); et l'autre, pour le
30 décembre, fête dite de la translation de saint
Jacques en Galice, en fait commémoration résiduelle
de la fête unique dédiée à l'apôtre Jacques dans
la vieille liturgie hispanique (sermon Veneranda
dies. puissante synthèse de toute la littérature
jacobéenne du Xlle siècle).
Ces
deux écrits, composés à mon avis vers l'an 1150,
mais produit de deux auteurs différents, cherchent
chacun de son côté à présenter une esquisse de l'interprétation
théologique du pèlerinage. Il va de soi que la méthode
exigeait d'abord une explication morale, pour arriver
ensuite à une élucidation allégorique qui seule
permettrait d'en tirer des conclusions valables
pour la construction totale envisagée. Ce sont les
ressources et les procédés utilisés par ces auteurs
en vue de l'interprétation théologique de la dévotion
et du culte de l'apôtre qui nous occuperont ici.
Au
moins trois points de départ sont fondamentaux pour
instituer la théorie allégorique et morale du pèlerinage.
D'abord, le culte même de saint Jacques; ensuite,
le fait du voyage, enfin, les symboles que revêtent
les pèlerins.
Saint
Jacques est célébré par son élection comme apôtre
et comme martyr, et par le fait fondamental de sa
translation en Galice. Son élection par le Christ
suppose pour les fidèles, puisqu'il avait quitté
volontiers son travail, ses biens et ses parents,
une renonciation volontaire et définitive au péché
et la persévérance outrée dans les bonnes oeuvres:
c'est le premier exemple pour le fidèle dévot. Comme
martyr, l'apôtre doit être vu comme un juste (ici
joue son rôle une ancienne confusion de saint Jacques
le Majeur avec son homonyme l'apôtre saint Jacques
le Mineur, évêque de Jérusalem et cousin du Seigneur,
couramment appelé Jacques le Juste). Or, du juste
disaient les Ecritures qu'il fleurit comme l'iris
et verdoyé comme la palme.
Cela
signifie allégoriquement que saint Jacques se montre
orné de tous les mérites des oeuvres de salut, et
que comme le palmier il s'élève jusqu'aux hauteurs
célestes du paradis, car, ayant surmonté les supplices
infligés à son corps, il a déjà obtenu (le premier
du collège apostolique) la paume de la victoire.
D'autre part, saint Jacques, dont le corps a été
transféré par ses disciples de Jérusalem en Galice,
est venu ici pour libérer ses dévots du gosier du
démon et pour les protéger sous son patronage. Le
pèlerin, donc, se trouve sur la voie d'un progrès
qui lui permettra d'accéder au royaume célestial,
assuré désormais par la protection d'un saint qui
a déjà mérité et atteint un poste singulier à la
droite du Seigneur. Il manque seulement au bon pèlerin
d'imiter son patron par l'exercice héroïque des
vertus. Un des moyens essentiels pour atteindre
ce but, et le plus en accord avec la figure de saint
Jacques (lui aussi voyageur par les chemins de l'Occident),
est certainement celui de faire le chemin.
Le
chemin est nommé via peregrinalis. Il importe peu
que celle-ci soit par elle-même une voie étroite,
car seules les voies difficiles peuvent finalement
conduire à la vie éternelle. Cette voie permet aux
pèlerins d'obtenir pas mal d'effets spirituels,
dont les uns contribuent à la maîtrise de leur corps,
les autres à leur progrès spirituel. En effet, le
voyage provoque, à travers le contrôle du corps
et des passions corporelles (du ventre par la réduction
des mets; des plaisirs charnels), ainsi que des
autres passions telles que l'avarice, la purification
de l'esprit, ce qui entraîne l'humilité et la pauvreté.
L'abstinence seule est récompensée. Le bénéfice
du chemin est, donc, non seulement le résultat d'un
effort corporel pénible, mais aussi de l'expérience
intériorisée d'un chemin qu'on parcourt au dedans
de soi-même.
Le
pèlerinage à Compostelle était marqué par l'utilisation
de trois symboles exclusifs: la besace, ou sac de
cuir, le bourdon, et la coquille. Le premier, qui
comme le bâton était l'objet d'une bénédiction liturgique
spéciale avant le départ du pèlerin, était destiné
à garder les provisions et l'argent, voire les lettres
de recommandation. C'est pour cela qu'il signifie
la largesse des aumônes et la mortification de la
chair; en fait, sa forme ouverte exprime la disposition
du pèlerin à partager ses biens avec les pauvres:
en effet, il doit plutôt donner que retenir. Le
bourdon était en même temps un appui - "une
sorte de troisième pied", nous dit-on -, et
une défense contre les loups et les chiens. En tant
que troisième appui, il symbolise la foi trinitaire
à laquelle doit rester attaché le fidèle; la protection
contre les animaux représente aussi la résistance
aux aboiements du diable qui incitent le chrétien
au péché.
C'est
un fait bien connu que la coquille, qu'on attachait
aux habits en rentrant de Saint-Jacques, servait
à prouver la visite au sanctuaire, et la réalisation
du pèlerinage. On y voyait dans ses deux valves
et ses dix rayons les deux préceptes de la charité
qu'on devait pratiquer par l'oeuvre active du croyant;
les dix rayons rappellent les efforts réalisés par
le pèlerin lui-même, comme s'il s'agissait des oeuvres
de sa main, évoquée par les dix doigts. On portait
la coquille visiblement pour montrer devant tous
les hommes qu'on était prêt à porter le joug du
Christ et à obéir à ses préceptes. Peut-être a-t-on
tiré de cette interprétation une nouvelle signification
applicable à l'iconographie du bon pèlerin jacquaire:
la coquille sur les habits est une sorte de confirmation
de sa volonté de sainteté, du renouveau de son âme,
et de son exemple vivant pour ses contemporains
et compatriotes.
De
cette façon si compliquée, les prédicateurs s'étaient
soigneusement occupés à transformer le pèlerinage
physique en un projet spirituel qui visait à la
conversion du pèlerin, tenu à tout prix d'en profiter
pour revêtir l'homme nouveau, par la maîtrise de
son corps, par l'acquisition d'un esprit de générosité
et de charité
envers
le prochain, et par l'adoption d'une vie orientée
vers le service du Christ.
Il
y a plus. Le sermon Adest nobis nous propose une
explication toute nouvelle de l'afflux des pèlerins
à Compostelle. Saint Jacques est le grain de froment
qui a produit la récolte des multitudes qui arrivent
en Galice. Il a été transporté de Jérusalem à Compostelle
pour présider aux pèlerins qui se rassemblent autour
de son sépulcre pour lui donner la gloire de leur
dévotion et leur culte, en lui offrant dans la basilique
compostellane les fruits de leur pénitence, obtenue
tout au long du chemin par les injures corporelles,
et par les peines innombrables de tout ordre qu'ils
ont dû pâtir pendant de lourdes et longues journées.
L'apôtre peut recueillir ces grands fruits et en
augmenter sa gloire, puisque ses dévots pèlerins
se sont réunis à Compostelle au coeur pur, leur
vie remplie de bonnes oeuvres. Ainsi la conversion
des pèlerins agrandit la gloire de saint Jacques,
qui obtient par eux une récompense nouvelle dans
le royaume des bienheureux.
Son
patronage est donc plus efficace que celui d'autres
saints, qui ne jouissent pas de la proximité et
de l'amitié personnelle du Christ, qui de son vivant
avait considéré saint Jacques un des trois apôtres
préférés, et qui l'avait honoré après sa mort en
faisant de lui le premier à obtenir le grand prix,
la couronne du martyre qui le consacrait définitivement
comme le grand favori.
Le
chemin du pèlerinage compostellan est bel et bien
la voie pénitentielle par excellence, ouverte aux
pécheurs qui par la médiation de saint Jacques recevront
le pardon et les moyens d'obtenir leur salut. 11
ne s'agit pas d'un simple chemin dévotionnel, mais
d'une possibilité exceptionnelle pour une vraie
et véritable conversion; car celle-ci restera toujours
attachée pour les pèlerins aux souvenirs et aux
voeux et résultats du pèlerinage.
Le
sens caché des actes et des symboles de l'authentique
et profonde dévotion à ce grand apôtre nous apparaît
donc sous une nouvelle lumière d'après les interprétations
allégoriques de l'époque. Et les conséquences spirituelles
du pèlerinage deviennent encore pour les fidèles
du Xlle siècle plus claires, vu qu'on leur présente
le chemin de Saint-Jacques comme le moyen le plus
exigeant mais aussi le plus fructueux pour leur
conversion et leur salut.
Mais
il ne faut pas se tromper à propos des objectifs
du pèlerinage signalés. C'est un fait curieux que
petit à petit on profitera du pèlerinage pour des
propos sociaux. En effet, en même temps que la dévotion
jacobite, et son fruit le plus éclatant, le pèlerinage
à Compostelle, sont utilisés en vue de la conversion
personnelle, et rendus intéressants par cela, les
risques mêmes du long voyage et la bonne disposition
initiale des pèlerins ouvrait de nouvelles possibilités
à l'action sociale du pèlerinage. On a déjà vu que
l'abandon des biens, la pauvreté d'esprit étaient
des exigences liées aux propos fondamentaux des
pèlerins. Or, depuis le moment du départ, on va
leur demander qu'ils prennent des mesures préalables
et définitives. Le pèlerin doit régler ses comptes,
pardonner le cas échéant ses débiteurs, et mettre
en ordre et en paix sa famille, ses voisins, ses
dépendants qui restent sur place. Mais ce qui plus
est, il doit distribuer ses biens superflus entre
les pauvres; se faire pardonner par tous ceux qui
ont souffert ses injustices; promettre enfin qu'il
agira avec plus de largesse, plus de justice, plus
de charité dès son retour de Compostelle. C'est
ainsi que le chemin de Saint-Jacques pouvait devenir
un des moyens les plus efficaces pour la réforme
chrétienne de la société.
Les
allégories du pèlerinage jacobite ne sauraient vraiment
rester limitées aux exercices des prédicateurs,
qui cherchaient d'autre part une occasion de démontrer
la solidité de leurs connaissances théologiques
ou morales, voire bibliques et exégétiques. Elles
visent, au moins du point de vue de certains auteurs,
à procurer
des
conséquences sociales et personnelles de longue
haleine, difficiles à obtenir par d'autres moyens.
C'est le fait global du pèlerinage, depuis la décision
intime de quitter son pays, sa famille, ses biens
- à l'exemple de Jacques, suivant les pas d'autres
pèlerins bibliques, Abraham, Jacob, mais surtout
le peuple d'Israël -, jusqu'aux journées fatigantes
du chemin, l'arrivée pleine de joie à Compostelle,
et le retour chez lui, c'est ce fait extraordinaire
et homogène qui transforme le voyageur en pèlerin,
en faisant de lui un vrai chrétien. Car revêtir
l'homme nouveau est bien l'objectif envisagé par
le pèlerin de saint Jacques, l'apôtre de Galice
enseveli à Compostelle.
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