La
route des pèlerins. Introduction (1)
Magali
CHEYNET (Questes n° 22)
La
route des pèlerins. Introduction. PDF
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«
Au commencement était la route », écrivait Joseph Bédier
pour expliquer l’origine et la formation des chansons
de geste, qu’il supposait avoir été transmises le long
des grandes routes de pèlerinage (2). Il ne s’agit pas
ici de revenir sur ce débat ancien, mais de mettre la
route des pèlerins au coeur de notre réflexion : parler
de l’origine des routes plutôt que de l’origine des
textes, partir de la route pour comprendre la démarche
des pèlerins et appréhender leur expérience quotidienne
du voyage. Si les chansons de geste sont peuplées de
pèlerins qui font une apparition épisodique dans la
trame du récit, si cette trame elle-même est parfois
tissée sur le réseau des routes de pèlerinage (3), ces
pèlerins n’apparaissent le plus souvent que comme des
silhouettes désincarnées et les voies de pèlerinage
sont d’abord la route du héros vers la conquête (4).
La durée du trajet, suivant le « topos du voyage éclair
» (5), n’est pas détaillée ; arrivés à leur but, ils
font leurs dévotions en quelques lignes, le plus souvent
en clôture d’épisode ; quand ils ne sont pas des héros
en pénitence, les pèlerins sont des personnages secondaires,
qui ne revêtent qu’une fonction d’informateur, de messager,
parfois d’espion, dans Gui de Bourgogne par exemple.
Constatant le rôle secondaire des événements qui se
déroulent à Compostelle même, Alain Labbé y voit « un
signe qui atteste que l’essentiel est la route, et inscrit
Saint-Jacques à l’horizon des chansons de geste bien
plus comme un but que comme un lieu. La contingence
de ce qui s’y passe importe infiniment moins que les
énergies qui y tendent, que le grand et pieux vouloir
qui y pousse les héros » (6).
L’essentiel
est donc bien la route, tension vers un point qui relève
d’une représentation linéaire de l’espace, ou
croisement des voies qui dessinent un réseau mouvant, bruissant
d’échanges. À côté du terme
générique de pèlerin, c’est avant tout par
leur destination que les marcheurs sont désignés :
paumiers, parfois romieus, plus rarement jacquets ou coquillards sont
en route pour Jérusalem dont ils rapportent des palmes, Rome,
Compostelle (où ils vont adorer saint Jacques et dont ils
portent la coquille), c’est-à-dire vers les trois plus
grandes destinations de pèlerinage au XIIe siècle (7). Le
pèlerin fait la route, mais la route fait aussi le
pèlerin et constitue son identité, du moins textuelle.
De
quelques pistes
Que
la route parcourue constitue l’essentiel du pèlerinage,
on en a par exemple la preuve à Saint-Jacques : arrivé
au sanctuaire, le pèlerin du XIVe siècle ne s'attarde
pas. Il se confesse et communie au cours de la messe,
fait le tour de l'autel, baise la statue de bois de
l'apôtre et repart, muni de l'attestation de pèlerinage
et de la coquille. L'hospice du lieu, de toute façon,
ne le garde pas plus de trois jours (8). Mais le pouvoir
d’attraction des trois grands sanctuaires (Jérusalem,
Rome, Compostelle) semble, vers la fin du Moyen Âge,
jouer surtout sur le registre de l’imaginaire (9) :
non seulement ce ne sont pas les seuls grands pèlerinages
à drainer les foules de « marcheurs de Dieu » (10),
mais les recherches historiques actuelles montrent la
prolifération des petits sanctuaires et la primauté
des pèlerinages locaux et régionaux, comme le soulignent
Irène Strobbe et Jean-Dominique Delle Luche (11). Le
pèlerinage n’est donc pas forcément cette longue route
de souffrance et d’ascèse qui conduit le marcheur hors
de la mesure ordinaire des paysages connus et fait de
lui un étranger, c’est-à-dire, au sens étymologique,
un pèlerin (12)… À la fin du Moyen Âge, le pèlerinage,
écrit Hervé Martin, « se pratiquait surtout à l’échelle
locale, sur le mode de la simple visite rendue à un
sanctuaire plutôt que sous la forme du lointain voyage
» (13).
Cela
nous conduit vers une deuxième piste de réflexion, chronologique
cette fois, elle aussi mise en lumière par Jean-Dominique
Delle Luche : l'histoire de chaque pèlerinage est marquée
par un rythme propre, spécifique. La carte des pèlerinages
fluctue au cours du Moyen Âge en fonction de la vie
et de la mort de certains sanctuaires. Céline Ménager
nous a ainsi montré comment un grand pèlerinage comme
celui de Jérusalem avait pu naître, en l’inscrivant
dans son contexte particulier de mutation de la dévotion
des matrones romaines (14).
L'étude
de ces fluctuations de l'histoire et de la géographie
des pèlerinages médiévaux aboutit ainsi à une réflexion
sur le contenu des dévotions, sur les cultes abrités
par les sanctuaires, et sur leur évolution ; mais elle
pousse aussi à envisager le lien entre le pèlerinage,
acte exceptionnel, et les pratiques religieuses et dévotionnelles
quotidiennes.
Voyage,
quête, itinérance et pèlerinage
En
reliant le chez-soi au lieu sacré, la route parcourue
fait pourtant bien le lien entre la vie quotidienne
et la vie éternelle promise par l’exemple des saints
qui peuvent intercéder pour le pèlerin. Sur le modèle
du terme latin itinerarium, le mot voyage est souvent
employé par les écrivains médiévaux pour désigner le
pèlerinage (15). Mais il faut bien marquer la différence
entre le pèlerinage et les autres types de voyage :
le pèlerinage est d’abord une recherche du sacré, un
mouvement vers un ailleurs géographique et spirituel.
Cet ailleurs est cependant bien localisé ; le trajet
du pèlerin est orienté vers un sanctuaire précis, voire
plusieurs sanctuaires qu’il relie : c’est ce qui distingue
le pèlerinage de la quête d’une part, de l’exil érémitique
d’autre part. Aurélie Houdebert interroge ainsi dans
son article le croisement des routes de pèlerinage et
de la quête personnelle dans les romans idylliques :
le personnage peut emprunter une route de pèlerinage
en poursuivant un but autre, et les itinéraires se superposent
pour finalement donner au roman une orientation spirituelle
(16).
Penchons-nous
sur la différence entre route de pèlerinage et chemin
de la quête. Au contraire de la voie ouverte par le
chevalier errant, la route de pèlerinage est connue
de tous, elle se parcourt généralement en groupe et
rarement seul (17) : la démarche spirituelle individuelle
est intégrée dans une démarche collective, comme Irène
Strobbe le montre dans son article. Le pèlerin s’intègre
à une communauté temporaire, celle du groupe de marcheurs,
mais il fait aussi le lien avec la communauté qu’il
quitte et vers laquelle il va revenir : dans le cas
analysé par Irène Strobbe, la communauté religieuse
de l’hôpital, mais, plus largement, la paroisse. La
cérémonie qui précède le départ des pèlerins est, certes,
une consécration religieuse de leurs attributs de voyage
– la sacoche et le bourdon – mais c’est aussi un congé
donné par la paroisse. Cette dernière prie pour le bon
accomplissement du voyage et le retour futur du pèlerin,
qu’elle accompagne en cortège sur sa route de départ
pendant quelques mètres (18). Cette reconnaissance officielle
du pèlerinage par la communauté est nécessaire juridiquement
pour que le pèlerin ait droit à une protection, celle
de ses biens par exemple (19).
Enfin,
le pèlerin met ses pas dans les pas d’autres marcheurs
qui l’ont précédé dans le temps. Il existe deux itinéraires
principaux à destination de la Terre sainte : un itinéraire
maritime, contrôlé par les Vénitiens, dont les étapes
passent par les îles de Corfou, du Péloponnèse, de la
Crète, de Rhodes et de Chypre, et un itinéraire terrestre,
rendu accessible par la conversion au christianisme
des royaumes d'Europe centrale au XIe siècle, qui permet
d’emprunter le Danube et de passer les Balkans. De même
dit-on souvent, à partir du Guide du pèlerin de Saint-Jacques
(20), qu’il existait quatre routes principales pour
traverser la France ; au-delà des Pyrénées, les quatre
routes se rejoignaient à Puente-la-Reina, où commence
le camino francés (le « chemin français ») passant par
Logroño, Burgos et Léon (21). Ces itinéraires sont connus
et balisés par de nombreuses croix plantées le long
des routes ; ils sont jalonnés de sanctuaires, de couvents
et d’hospices qui accueillent les pèlerins.
Il
faut pourtant se méfier de la tentation de relier ces
points sur une carte qui se présenterait comme celle
des routes de pèlerinage. Irène Strobbe pose ainsi la
question de méthode suivante : si l’historien part de
l’étude, par exemple, des fonds des maisons charitables
pour reconstituer des cartes de pèlerinage, qui, de
la route ou de l’hôpital, était là en premier ? Les
pèlerins gagnent le sanctuaire visé par tous les itinéraires
possibles, du plus linéaire au plus embrouillé, au gré
des sanctuaires qu’ils souhaitent visiter, des hospices,
des difficultés climatiques qui rendent momentanément
tel ou tel chemin impraticable. Partir des mentions
de lieux dans les guides pour en tirer une carte peut
être périlleux. Il faut distinguer les guides proprement
dits des récits de voyage, même s’ils sont évidemment
liés (22). Le titre de Guide du pèlerin de Saint-Jacques,
par exemple, est moderne, et il s’agit par ailleurs
d’un texte qui a été relativement peu diffusé : aucune
preuve n’existe quant à son utilisation possible au
Moyen Âge, et c’est à partir de son édition par Jeanne
Vielliard qu’il a servi en tant que tel aux pèlerins
des temps modernes (23). Quant aux récits de voyage
proprement dits, ils rendent compte des routes empruntées,
mais il ne s’agit alors que d’une expérience particulière,
d’un itinéraire parmi d’autres. Pour appréhender la
façon dont un pèlerin déterminait sa route, il faut
également prendre en compte la renommée du sanctuaire
: le pèlerin peut s’orienter sur la foi des indications
qui lui sont fournies au cours même de son voyage (24),
voire se servir des étoiles de la voie lactée, appelée
couramment « chemin de Saint-Jacques » depuis l’ouverture
célèbre de la Chronique du Pseudo-Turpin (25). Les itinéraires
sont donc multiples, fluctuants, malléables : il n’existe
pas une mais des routes. Mais cela ne veut pas dire
pour autant que l’on va à l’aventure, « sur les grands
chemins », pour jouer sur les mots.
La
différence essentielle entre le pèlerinage et l’errance
est, justement, la route : le pèlerinage est un aller-retour,
la rupture avec la communauté d’origine suppose une
réintégration. Cela n’a cependant pas toujours été le
cas : à l'origine, la pérégrination se veut rupture
complète avec le monde. Il importe avant tout de partir,
comme le résume Michel Sot :
Dans
l’Occident médiéval, l’accent a d’abord été mis sur
la route, l’effort physique qu’elle suppose, l’arrachement
à un quotidien réputé confortable et le temps nécessaire
à l’accomplissement du pèlerinage, plus que sur le lieu
que l’on cherchait à atteindre. C’est « l’aller vers
un ailleurs », physique et spirituel, qu’exprime la
notion de pèlerinage. Au cours du Moyen Âge, l’importance
du but s’est pourtant précisée : on se rend en pèlerinage
auprès de saint Jacques à Compostelle, des apôtres Pierre
et Paul à Rome, de Notre-Dame à Rocamadour. (26)
La
peregrinatio des Irlandais se veut ainsi d’abord errance,
exil volontaire qui impose un dépaysement, sans que
celui-ci soit lié à la visite d'un lieu saint ; les
moines partent pour les îles de l'Atlantique, la Bretagne
armoricaine, la Gaule, la Germanie, etc. (27). Toutefois,
dès les premiers siècles du christianisme, des fidèles
se rendent sur les lieux où le Christ a vécu, puis là
où se trouvent les reliques de divers saints. À partir
des XIe-XIIe siècles, le pèlerinage vers un sanctuaire
déterminé prend le pas sur le pèlerinage ascétique d'expatriation.
Les
frontières entre ces types de voyages peuvent être poreuses
: prenons comme Céline Ménager l’exemple d’Égérie, soeur
du IVe siècle dont les lettres montrent qu’elle s’est
embarquée pour un voyage sans retour. Son pèlerinage
vers Jérusalem l’a menée de plus en plus loin, de la
ville sainte vers le Mont Sinaï, puis vers Constantinople
et Éphèse, jusqu’au moment où elle envisage de ne plus
revenir (28). Pour prendre un exemple littéraire, le
Miracle de la mère du pape (29) met en scène un pèlerinage
sans fin. Le pape impose à sa mère, coupable d’orgueil,
de marcher pendant dix ans ; ce pèlerinage pénitentiel
s’avérera être sans retour car elle meurt sur cette
route qui court de sanctuaire en sanctuaire. La quête
spirituelle peut ainsi dépasser les bornes de la route
de pèlerinage. On comprend dès lors pourquoi le pèlerinage
a été une prolifique métaphore dans la littérature allégorique
: Carine Giovénal explore ainsi dans son article les
ressources de cette image et montre comment Raoul de
Houdenc exploite le potentiel virtuel de cette route
métaphorique pour en faire une voie d’enfer tout intérieure
(30).
Enfin,
si le but recherché rend évidente la distinction entre
le pèlerinage et le voyage du marchand ou de l’ambassadeur,
la ligne de partage entre la marche du pèlerinage et
l’attrait du tourisme est beaucoup plus floue. Guides
et récits révèlent une curiosité manifeste pour les
régions traversées, et c’est d’ailleurs l’une des critiques
qui ont pu être formulées à l’encontre du pèlerinage,
par exemple par saint Jérôme ou Honorius Augustodunensis
(31).
En
route vers le sacré : le saint « requerre », approcher
le divin
Que
le pèlerin parte pour toucher les reliques d’un saint
ou se trouver sur les lieux d’une apparition comme celle
de la Vierge ou de saint Michel, il compte tirer de
son voyage des profits, tant spirituels que matériels
ou physiques : le pardon de ses péchés ou la guérison
de son corps. Comme Céline Ménager le rappelle, d’autres
motivations, politiques par exemple dans le cas de sainte
Hélène, peuvent évidemment s’ajouter à ces préoccupations.
Tout départ s’appuie sur un voeu, dont la motivation
est soit volontaire, soit nécessaire lorsque le pèlerinage
est imposé. Le voeu a valeur d’engagement : si le départ
pour la Terre sainte n’est pas effectué après avoir
été promis, il faut demander une dispense au pape ;
l’argent prévu pour le voyage peut être reversé dans
des oeuvres de charité, ou servir à payer un pèlerin
vicaire qui se chargera d’accomplir le voeu d’une personne
ne pouvant pas partir.
Le
départ volontaire pour expier une faute grave, rechercher le
Salut ou solliciter une faveur spéciale, est le cas le plus
fréquent de pèlerinage. Ainsi, la plupart des
pèlerins se rendant à Tours souffrent d’une maladie
ou d'une infirmité. Saint Martin est en effet perçu par
les pèlerins comme un médecin qui guérit aveugles
et paralytiques, mais aussi muets, sourds, fiévreux,
pestiférés, possédés du démon. Le
pèlerin guéri s'engage parfois à revenir chaque
année pour remercier le saint. S'il oublie son voeu, les exempla
avertissent le pèlerin que le saint se chargera de le lui
rappeler en le rendant de nouveau malade. Le pèlerin peut aussi
rechercher une indulgence plénière en partant pour
Jérusalem, puis, à partir de 1300, pour Rome :
l'instauration des jubilés par la papauté détourne
une partie des flux de pèlerins de la Terre sainte vers Rome,
pèlerinage tout aussi efficace, mais moins long et moins
périlleux.
Le
départ imposé en pénitence par les autorités ecclésiastiques,
mais parfois aussi en tant que sanction pénale par un
tribunal civil, intéresse particulièrement notre propos
: il montre combien le pèlerinage et l’exil sont apparentés.
Accusé de semer le trouble et la sédition en poussant
la population de Tournai à s’indigner contre les magistrats,
un peintre du nom d’Henri Le Mieri a ainsi été condamné
en 1428 non seulement à verser une amende, mais aussi
à effectuer un pèlerinage à Notre-Dame de Rocamadour.
Pour pouvoir revenir à Tournai, il ne lui suffisait
pas de rapporter une attestation de pèlerinage : sa
réintégration nécessitait l’accord de la communauté,
assemblée en collèges pour l’occasion (32). Dans certaines
affaires d'homicide, le but est aussi d'éloigner le
meurtrier afin de le protéger d'une vengeance exercée
par la famille du défunt. La longueur de la route est
proportionnée à la faute : l’inquisiteur Bernard Gui
classe ainsi les sanctuaires majeurs et les sanctuaires
mineurs selon leur éloignement, et propose de les combiner
en fonction de la gravité de l’offense ; plus elle est
importante et plus le pèlerin parcourra de chemin. La
Terre sainte occupe une catégorie à part entière ; en
cas de faute très grave, le pèlerin peut avoir à rallier
plusieurs sanctuaires à la suite les uns des autres,
ou à aller plusieurs fois à tel ou tel sanctuaire dans
un délai donné (33).
Le
sacré, aller et retour
Plus
longue est la route, plus rude est l’ascèse qui prépare
à la rencontre du sacré. Le voyage ne va pas sans périls,
notamment sur la route de la Terre sainte : les pèlerins
qui s’acheminent vers Jérusalem se mettent, selon l’expression
médiévale, « en aventure de mort », et le pèlerin est
censé dresser un testament avant de partir. Une relation
personnelle s’instaure le long de la route entre le
pèlerin et le saint dont il va vénérer les reliques.
Nombre de miracles montrent l’aide apportée par le saint
aux pèlerins malheureux qui viennent le servir (en cas
de vol, d’accusation injuste, de maladie…). Marie-Anne
Polo de Beaulieu écrit que « par le pèlerinage, l’homme
imite Dieu et les Saints […]. Il vainc trois ennemis
: le monde en dépensant ses biens terrestres, la chair
en s’exposant aux souffrances, le démon en se tournant
vers les biens du ciel ». En compensation, il fait la
rencontre privilégiée d’« êtres du Panthéon chrétien
» : les saints, la Vierge, le Christ, et même le diable,
obligé d’aider un pèlerin (34). Ce lien privilégié est
exemplaire dans le cas de saint Jacques, que l’iconographie
française représente très souvent vêtu des habits du
pèlerin (35).
Si
le pèlerin rencontre déjà le sacré sur sa route, il
le rapporte parfois aussi un peu chez lui à son retour.
Le contact avec les reliques ou avec un lieu qui a été
lui-même en contact avec un corps sacré est essentiel
: le pèlerin pourra ramener en souvenir une ampoule
de pèlerinage conservant une relique comme de « l’eau
de saint Thomas », ou quelque chose prélevé à proximité
du sanctuaire. Mais il peut aussi se procurer une enseigne
de pèlerinage, c’est-à-dire une sorte de broche en plomb
ou en étain qui se fixe aux habits ou au chapeau (36).
Sur le modèle du sceau, l'enseigne identifie et authentifie
son porteur comme pèlerin à partir du XIIe siècle (37).
Mais surtout, elle garde l’empreinte de sa provenance
sacrée : sans doute mise en contact avec les reliques,
elle est une quasi-relique à son tour. Les enseignes
allemandes avaient un miroir fixé au dos, probablement
pour capter le reflet des reliques exhibées lors des
fêtes où l’affluence était trop grande pour permettre
à chacun de les toucher. Capables de guérison, les enseignes
deviennent rapidement des sortes d’amulettes réutilisées
dans des objets de dévotion ou insérées dans des livres
d’heures38. Mais on en a souvent retrouvé dans des fleuves,
et on ne peut que supposer leur usage votif. Leur localisation,
à quelques kilomètres seulement du lieu de leur émission,
a éclairé les historiens sur l’inscription des pèlerinages
locaux dans le quotidien.
Pour
approcher le phénomène du pèlerinage, nombre de disciplines
proposent des pistes de réflexion : histoire, certes,
archéologie, mais aussi anthropologie, sociologie, histoire
des arts… Nous ne pouvions pas toutes les emprunter
et nous nous sommes concentrés sur la dynamique même
de la route dans sa définition des déplacements et dans
son incidence sur l’identité acquise par le pèlerin,
pour cerner cette pratique qui nous est à la fois étrangère
et familière. Après une éclipse de plusieurs siècles,
qui a coïncidé avec une progressive intériorisation
de la piété et avec l’esprit de la Réforme, la pratique
du pèlerinage a vu un regain au XXe siècle. Les associations
qui ont pour but de faciliter le voyage des pèlerins
modernes se livrent aussi souvent à des activités de
recherche ; les sites internet sont innombrables qui
mêlent informations pratiques et culturelles, au point
que certains risquent l’expression de « cyber-pèlerinage
» (39). Les voies d’accès au pèlerinage ne cessent de
se multiplier.
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(1)
Ces pages reprennent quelques éléments de l’introduction
au séminaire qui avait été réalisée de concert avec
Cécile Troadec le 19 novembre 2010.
(2)
Joseph BEDIER, Les Légendes épiques. Recherches sur
la formation des chansons de geste, Paris, Champion,
1908-1912, t. III, 1912, p. 367.
(3)
Voir par exemple Jacques HORRENT, « La péninsule ibérique
et le chemin de Saint-Jacques dans la chanson d’Anseïs
de Carthage », in La Chanson de geste et le mythe carolingien.
Mélanges René Louis, Argenteuil, Comité de publication
des Mélanges René Louis, 1982, t. II, p. 1133-1150.
(4)
Cf. Giulia BARONE, « Les pèlerins et leur route », in
Au Carrefour des routes d’Europe : la chanson de geste,
Xe Congrès international de la Société Rencesvals, Senefiance
n°21, Aix-en-Provence, Publications de l’Université
de Provence, t. I, 1987, p. 33-51. On peut songer particulièrement
à L’Entrée d’Espagne, ou à son intertexte, La Chronique
du Pseudo-Turpin.
(5)
Alain LABBE, « Itinéraire et territoire dans les chansons
de geste », in Bernard RIBEMONT, Terres médiévales.
Actes du Colloque d'Orléans (27 et 28 avril 1990), Paris,
Klincksieck, « Sapience », 8, 1993, p. 127-152 (cit.
p. 161).
(6)
Alain LABBE, « Sous le signe de saint Jacques : chemins
et routes dans la représentation épique de l’espace
», in Gabriel BIANCIOTTO et Claudio GALDERISI (dir.),
L’Épopée romane. Actes du XVe Congrès international
Rencesvals, Poitiers (21-27 août 2000), Poitiers, Université
de Poitiers, Centre d’études supérieures de civilisation
médiévale, t. I, 2002, p. 99-116 (cit. p. 99).
(7)
Nuançons tout de suite cette typologie en soulignant
que, dans les textes, les termes sont souvent interchangeables.
Cf. Christian E. ROTH, « Vrais et faux pèlerins sur
les routes des chansons de geste », in La Chanson de
geste et le mythe carolingien. Mélanges René Louis,
op. cit., t. II, p. 1087-1100. Voir également Marcel
et Pierre-Gilles GIRAULT, Visages de pèlerins au Moyen
Âge : les pèlerinages européens dans l'art et l'épopée,
Saint-Léger-Vauban, Zodiaque, « Visages du Moyen Âge
», 3, 2001, p. 42-46, et p. 111-222 pour un relevé des
principaux sanctuaires européens.
(8)
Voir, entre autres, le chapitre « Ad limina, l’arrivée
et le séjour au sanctuaire », in Marcel et Pierre-Gilles
GIRAULT, Visages de pèlerins au Moyen Âge : les pèlerinages
européens dans l'art et l'épopée, op. cit., p. 317-346.
(9)
Nous nous appuyons sur la mise au point de Catherine
VINCENT, « Du nouveau sur les pèlerinages médiévaux
», in Sophie CASSAGNES-BROUQUET, Amaury CHAUOU, Daniel
PICHOT et Lionel ROUSSELOT (dir.), Religion et mentalités
au Moyen Âge. Mélanges en l'honneur d'Hervé Martin,
Rennes, Presses Universitaires de Rennes, « Histoire
(Rennes) », 2003, p. 379-386, en particulier p. 380.
(10)
Nous reprenons ici le titre de l’ouvrage de Pierre-André
SIGAL, Les Marcheurs de Dieu. Pèlerinages et pèlerins
au Moyen Âge, Paris, A. Colin, « U Prisme », 39, 1974.
(11)
Voir dans ce bulletin les contributions d’Irène STROBBE,
« Hôpitaux de fondation comtale et pèlerins à Lille
à la fin du Moyen Âge », et de Jean-Dominique DELLE
LUCHE, « Les pèlerinages dans le Saint-Empire à la fin
du Moyen Âge : mises en perspective », respectivement
p. 50-64 et p. 78-92.
(12)
Est-il besoin de rappeler que peregrinus a d’abord eu le sens
d’« étranger » ou d’« exilé
» avant de glisser à celui de « pèlerin
» ?
(13)
Hervé MARTIN, Mentalités médiévales, II, Représentations
collectives du XIe au XVe siècle, Paris, PUF, « Nouvelle
Clio », 2001 (1ère éd. 1996), p. 212. Cf. Pierre-André
SIGAL, « L’apogée du pèlerinage médiéval : les XIe,
XIIe et XIIIe siècles », in Henry BRANTHOMME et Jean
CHÉLINI (dir.), Les Chemins de Dieu. Histoire des pèlerinages
chrétiens des origines à nos jours, Paris, Hachette,
« Pluriel », 8725, 1995 (1ère éd. 1982), partie I, chap.
4, p. 153-186.
(14)
Voir dans ce bulletin la contribution de Céline MÉNAGER
« Les femmes en Terre sainte aux IVe et Ve siècles :
une nouvelle piété pour les matrones romaines », p.
24-34.
(15)
Cf. Nicole CHAREYRON, « Ambiguïtés du terme voyage dans
les récits de pèlerins des XIVe et XVe siècles », in
Christian Abry (dir.), Parler(s) du Moyen Âge : Hommage
à Albert Meiller, Grenoble, Université Stendhal-Grenoble
3, « Recherches et travaux », 55, 1998, p. 87-96.
(16)
Voir dans ce bulletin la contribution d’Aurélie HOUDEBERT,
« Amour et pèlerinage dans quelques romans d’aventure
», p. 35-49.
(17)
On peut songer à Renart qui, parti en pèlerinage dans
un accès de repentir, « de çou se tient il por fol /
Qu’il est meüs sans conpaignie » ; c’est alors que,
en quête de compagnons, il tourne à gauche à la croisée
des chemins, au lieu d’aller à droite ; le pèlerinage
va vite tourner court (Le Roman de Renart, Armand STRUBEL
(éd.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade
», 1998, Branche IV, Le Pèlerinage de Renart, v. 170-171).
(18)
Voir par exemple la « Missa pro fratribus in via dirigendis
» du Missel de Vich (Catalogne, 1083) : « Au nom de
notre Seigneur Jésus Christ, prends cette besace, costume
de ton pèlerinage, afin que, châtié, sauvé et purifié
tu parviennes aux sanctuaires des bienheureux apôtres
Pierre et Paul où tu désires aller et, ayant accompli
ton voyage, tu nous reviennes sain et sauf […]. Reçois
ce bourdon qui te soutiendra dans la peine et sur les
chemins du pèlerinage, afin que tu aies la force de
vaincre les pièges de l'ennemi et de parvenir sain et
sauf aux sanctuaires des bienheureux apôtres Pierre
et Paul que tu désires atteindre, et, ayant accompli
le trajet, nous reviennes avec joie » (nous traduisons).
(19)
Henri Gilles aborde les différents aspects de la condition
juridique du pèlerin et montre que le bourdon et la
sacoche ne sont pas portés par simple commodité matérielle
: ils permettent d’identifier la condition pèlerine
de leur porteur, et donc de lui assurer certains droits
dans les lieux traversés (Henri GILLES, « Lex peregrinorum
», in Le Pèlerinage, Toulouse, Privat, « Cahiers de
Fanjeaux », 15, 1980, p. 161-189.) Voir également Pierre-André
SIGAL, « Le pèlerin médiéval », in Henry BRANTHOMME
et Jean CHÉLINI (dir.), Les Chemins de Dieu. Histoire
des pèlerinages chrétiens des origines à nos jours,
op. cit., partie I, chap. 5, p. 188-190.
(20)
Le Guide du pèlerin de Saint-Jacques de Compostelle:
texte latin du XIIe siècle, Jeanne VIELLIARD (trad.),
Paris, Vrin, 1984 (1ère éd. Mâcon, Protat frères, 1938).
Pour une édition plus récente, voir Le Guide du pèlerin
à Saint-Jacques : codex de Saint-Jacques-de-Compostelle
attribué à Aymeri Picaud (XIIe siècle), Fidel FITA (éd.)
et Michel RECORD (trad.), Bordeaux, Éditions Sud Ouest,
« Références », 2006.
(21)
Nous les détaillons à titre de curiosité. La via tolosana,
empruntée par les pèlerins venant de l'Est ou d'Italie,
relie Arles, Saint-Gilles, Saint-Guilhem-le-Désert,
le col du Somport. La via podensis, empruntée par les
Bourguignons et les Allemands, passe par le Puy, Conques,
Moissac, avec une variante par Rocamadour-Ostabat-col
d'Ibaneta ou port de Cize, où se trouve l’hospice de
Roncevaux. La via lemovensis joint Vézelay, Nevers ou
la Charité-sur-Loire, Bourges, Saint-Léonard, Limoges,
Périgueux. Enfin la via turonensis, ou « grand chemin
de Saint-Jacques », est empruntée par les pèlerins venant
du Nord et des Pays-Bas ; elle passe par Tours, Poitiers,
Saint-Jean-d'Angély, Saintes, Bordeaux. Cf. Pierre-André
SIGAL, « L’apogée du pèlerinage médiéval : les XIe,
XIIe et XIIIe siècles », in Henry BRANTHOMME et Jean
CHÉLINI (dir.), Les Chemins de Dieu. Histoire des pèlerinages
chrétiens des origines à nos jours, op. cit., p. 165-168.
(22)
Jean Richard écrit que de petits guides étaient mis
à la disposition des pèlerins qui embarquaient à Venise
pour la Terre sainte. Mais le début du XIVe siècle voit
le genre des récits de voyage prendre le pas sur les
guides, « peut-être parce que les lecteurs, point toujours
mus par des perspectives de réalisation d’un voyage
personnel, étaient d’avantage attirés par le récit d’aventures
[…]. Mais aussi parce qu’après 1291, les conditions
dans lesquelles se présentait le pèlerinage avaient
changé, le voyage se révélant plus périlleux » (Jean
RICHARD, Les Récits de voyages et de pèlerinages, Turnhout,
Brepols, « Typologie des sources », 38, 1981, p. 19).
(23)
Parmi l’abondante bibliographie disponible à propos
du Guide, citons Marcel et Pierre-Gilles GIRAULT, Visages
de pèlerins au Moyen Âge : les pèlerinages européens
dans l'art et l'épopée, op. cit.. Ces deux auteurs pensent
que le Guide met en place « une géographie imaginaire,
tout entière orientée vers le sanctuaire galicien »
et se demandent : « Comment a-t-on pu croire que l’auteur
du Guide proposait des itinéraires tracés depuis quatre
grands sanctuaires français (Tours, Le Puy, Vézelay
et Saint-Gilles) pour inciter les pèlerins à s’y arrêter
? Il nous semble au contraire que ces lieux constituaient
pour lui ce que des agents commerciaux appelleraient
aujourd’hui des “bassins de clientèle”, dont il convenait
de capter les flux » (p. 376-377). Le cas de Saint-Gilles,
présenté par le Guide comme une étape sur le chemin
de Compostelle entre Arles et Toulouse (via tolosana
ou via egidiana), est révélateur : les historiens ont
relevé que, pour tous les trajets de pèlerins dont on
a gardé la trace, aucun ne prend son départ à Arles,
et aucun ne passe par Saint-Gilles-du-Gard…
(24)
Cf. Jean RICHARD, Les Récits de voyages et de pèlerinages,
op. cit., p. 15.
(25)
Saint Jacques apparaît par trois fois à Charlemagne
pour lui ordonner de suivre le chemin d’étoiles qui
désigne la Galice, alors sarrasine, où se trouve le
corps du saint (Historia Karoli Magni et Rotholandi
ou Chronique du Pseudo-Turpin, CyrilMEREDITH-JONES (éd.),
Paris, Droz, 1936, p. 89).
(26)
Michel SOT, entrée « Pèlerinage », in Jacques LE GOFF
et Jean-Claude SCHMITT (dir.), Dictionnaire raisonné
de l’Occident médiéval, Paris, A. Fayard, 1999, p. 892-905
(cit. p. 892).
(27)
Voir de nouveau Jean RICHARD, Les Récits de voyages
et de pèlerinages, op. cit., p. 20.
(28)
Cf. Julie Ann SMITH, « Sacred Journeying : Women’s Correspondence
and Pilgrimage in the Fourth and Eighth Centuries »,
in Jennifer STOPFORD (dir.), Pilgrimage Explored, York,
York Medieval Press, « York Studies in Medieval Theology
», 1999, p. 41-56.
(29)
Miracle de la mère du pape, in Miracles de Nostre Dame
par personnages, Gaston PARIS et Ulysse ROBERT (éd.),
Paris, Firmin Didot, « SATF », 1876-1883, t. II, 1877,
p. 349-408.
(30)
Voir dans ce bulletin la contribution de Carine GIOVÉNAL,
« Le Songe d’Enfer de Raoul de Houdenc : voie de l’au-delà
ou chemin d’ici-bas ? », p. 65-77.
(31)
Cf. Jacques LE GOFF, La Civilisation de l’Occident médiéval,
Paris, Flammarion, « Champs histoire », 2008 (1ère éd.
B. Arthaud, 1964), p. 111. Pour d’autres raisons de
désapprobation à l’encontre du pèlerinage, voir Diana
WEBB, Pilgrims and Pilgrimage in the Medieval West,
Londres/New York, J. B. Tauris, « International Library
of Historical Studies », 12, 1999, p. 235-253.
(32)
Cf. Diana WEBB, Pilgrims and Pilgrimage in the Medieval
West, op. cit., p. 63.
(33)
Ibid., p. 59.
(34)
Marie-Anne POLO DE BEAULIEU, « Saint Jacques et les
pèlerins dans les exempla », in Adeline RUCQUOI (dir.)
Saint Jacques et la France, Paris, Éditions du Cerf,
2003, p. 369-394 (cit. p. 385-386).
(35)
Cf. Paul GUINARD, « Saint Jacques et le pèlerin dans
l’art français », Bulletin de l’Institut français en
Espagne, 46 (1950), p. 227-230.
(36)
Voir à ce propos Denis BRUNA, Enseignes de pèlerinages
et enseignes profanes. Musée national du Moyen Âge-Thermes
de Cluny, Paris, Réunion des musées nationaux, 1996,
et, du même auteur, Enseignes de plomb et autres menues
chosettes du Moyen Âge, Paris, Le Léopard d’Or, 2006.
(37)
Cependant, le développement du trafic illicite d'enseignes
(notamment des coquilles de Saint-Jacques) rend rapidement
l'enseigne insuffisante comme preuve du pèlerinage à
Compostelle : le pèlerin doit donc obtenir un certificat,
une attestation de pèlerinage établie par un chanoine.
Comme le proverbe occitan le dit, « l’abit fait pas
lo pelerin » !
(38)
Rappelons qu’il existe aussi de nombreuses enseignes
profanes : pour en comprendre la signification, il faut
replacer l’enseigne de pèlerinage dans le phénomène
plus large auquel elle appartient.
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