Compostelle
: le mythe bibliographique (Ofelia Rey-Castelao)
http://lodel.irevues.inist.fr/saintjacquesinfo/index.php?id=217
Ofelia
Rey-Castelao, "Compostelle : le mythe bibliographique",
Traduction
de Carlos Montenegro, revue par l'auteur, publiée
avec son autorisation
Histoire
du pèlerinage à Compostelle, mis à jour le : 29/05/2009,
SaintJacquesInfo
- URL : http://lodel.irevues.inist.fr/saintjacquesinfo/index.php?id=217
Premier
chapitre du livre "Los mitos del Apóstol Santiago",
publié par l'historienne Ofelia Rey-Castelao. Cet
ouvrage, coédité par le Consorcio de Santiago, a
été présenté à l'hôtel des Rois Catholiques en décembre
2006.
Ofelia
Rey-Castelao y récapitule, sous le nom de mythes,
les insuffisances des publications jacquaires. Elle
note qu'elles sont marquées de "très peu de
rigueur dans la critique des sources, de mélange
de croyances religieuses, d’absence de méthode et
de manipulation des données historiques".
Madame
Rey-Castelao met en valeur l’intérêt des recherches
faites en France sur les thèmes jacquaires. Elle
cite les travaux de Patrick Henriet sur le rôle
de Cluny et Philippe Josserand sur l’ordre de Santiago,
et s'appuie, en particulier, sur les travaux de
Denise Péricard-Méa, dont les recherches font autorité
pour tous ceux qui ne se contentent pas des discours
convenus et des idées toutes faites sur Compostelle
et les cultes à saint Jacques.
Les
inter-titres, extraits du texte de l’auteur, sont
de la rédaction de la revue.
Une
quantité de publications jacquaires insatisfaisantes
Au
cours des dernières années, le traitement des thèmes
relatifs à l’apôtre saint Jacques et aux pèlerinages
s’est extraordinairement développé. Pour le démontrer,
il suffit de comparer le vide bibliographique révélé
et dénoncé par l’imposant travail de Vazquez de
Parga, Lacarra y Uría publié en 1948 sous le titre
"Las peregrinaciones a Santiago de Compostela",
avec les interminables listes qui composent la "Bibliografía
del Camino de Santiago" (Madrid, 2002), publication
"officielle", de laquelle on pourrait
dire qu’elle a forgé un nouveau mythe: l’existence
d’une inépuisable réserve documentaire.
Ceci
est sans doute l’avis de tous ceux qui, grâce à
la complaisance des institutions, ont publié n’importe
quel écrit dont le sujet est le monde jacquaire.
La situation est certainement profitable pour les
auteurs, les éditeurs ou les libraires, mais elle
est moins satisfaisante pour les lecteurs, car la
plupart des produits de cet engouement ne passeraient
pas avec succès le plus élémentaire contrôle de
qualité. Ce qu’on trouve surtout, ce sont des livres
au format tape-à-l’oeil, foisonnant d’illustrations
aux couleurs criardes, financés par des administrations
régionales autonomes, par des mairies, par des banques,
ou par des entreprises, et divulgués avec enthousiasme
par les médias, grâce aux campagnes publicitaires
des éditeurs, ou au succès auprès des lecteurs,
trompés par la renommée d’un auteur ou par l’attrait
d’un sujet "exotique". Les macro-expositions,
organisées surtout à l’occasion des années jubilaires,
ont beaucoup contribué à cette prolifération. L’énorme
quantité de publications existantes sur le thème
jacquaire n’est pas satisfaisante. Elle est enfermée
dans un cercle vicieux, et elle n’a pas su éviter
les anciens défauts: très peu de rigueur dans la
critique des sources, mélange de croyances religieuses,
d’absence de méthode, et de manipulation des données
historiques.
Quand
la réalité fait face à la légende
Il
nous faudrait définir ce qu’on peut clairement appeler
un nouveau mythe,et étudier la capacité inépuisable
du phénomène jacquaire à générer de l’écrit. L’on
peut déjà dire que les textes les plus nombreux
sont oeuvre de journalistes, d’écrivains, de politiciens,
d’ecclésiastiques, d’anthropologues, etc., dont
la plupart n’ont pas la formation méthodologique
nécessaire pour critiquer les sources qui servent
de fondement à l’histoire. Il suffit de jeter un
coup d’oeil sur les publications universitaires
ou professionnelles, pour se rendre compte que les
vrais historiens, et en particulier ceux qui sont
en relation avec l’investigation universitaire,
n’abordent pas ces thèmes, ou bien d’une manière
qui ne convient pas aux lecteurs conventionnels,
car on peut difficilement éviter l’aride critique
des sources, et, encore moins, expliquer les méthodes
de dépuration qui parfois amènent à des situations
inconfortables, obligeant à mettre en cause des
croyances enracinées, ou à les remplacer par des
alternatives moins attirantes, comme c’est souvent
le cas quand la réalité fait face à la légende.
Si
nous nous limitons à l’étude rigoureuse des thèmes
jacquaires, force est de constater que Vázquez de
Parga, Lacarra et Uría ont fait date à leur époque,
car ils se sont obligés à rassembler toutes les
données existantes qui permettaient d’examiner la
naissance du chemin de Saint-Jacques et son succès
au Moyen Age, et de diagnostiquer sa crise à l’époque
Moderne. Ils ont ainsi facilité la tâche des historiens
à venir, qui ont synthétisé les travaux des premiers,
et ont fait des lectures distinctes et complémentaires
d’une oeuvre qui ne laissait pas beaucoup de lieux
inexplorés, concernant les sources documentaires
et artistiques, et les analyses historiques, iconographiques,
juridiques et logistiques du thème. Malgré tout,
c’est une oeuvre problématique, à cause du contexte
idéologique du moment de sa parution, et de la manière
dont l’information fut rassemblée, car depuis 1948,
les nouveaux courants historiographiques ont pris
leurs distances par rapport à une vision érudite
et pas du tout aseptisée des questions jacquaires.
Les
mythes jacquaires développés au Moyen Age
A
notre point de vue, seuls quelques historiens du
Moyen Age se sont sérieusement occupés de ces questions,
sans doute parce que pendant cette période, l’ensemble
des mythes jacquaires sont nés, se sont développés,
et ont atteint leur apogée. Ces médiévistes, conscients
de travailler dans l’orageux milieu des croyances
et des légendes, et d’être obligés de se battre
contre l’effarant manque de sources qui justement
permet la pérennité des mythes médiévaux, ont fait
une lecture différente et réconfortante du phénomène
jacquaire; lecture cohérente, conceptualisée et
débarrassée de toutes les scories du merveilleux,
qui sera notre guide pour les prochaines pages.
Quant
aux historiens de l’Epoque Moderne, ils ne se sont
rapprochés des thèmes jacquaires qu’accidentellement
et sans beaucoup d’enthousiasme. Très peu d’entre
eux ont traité la crise du phénomène jacquaire dans
son ensemble, et la grande majorité s’est limitée
à l’étude des causes de la décadence des pèlerinages,
bien qu’actuellement se soit produit un changement
intéressant, grâce à des travaux sur la culture
et sur les comportements. Puis, les thèmes jacquaires
ayant disparu de l’actualité, les historiens de
l’Epoque Contemporaine ne se sont pas pressés de
les dépoussiérer, bien qu’au cours de la deuxième
moitié du XIXe siècle et la première du XXe, ils
aient eu une dimension politique qu’on ne peut ignorer.
Une
documentation contaminée par les idéologies
Si
les médiévistes sont confrontés à une dramatique
absence de sources, ou à des sources difficilement
vérifiables, les historiens de la période contemporaine
se trouvent devant une surabondance de données,
et, au moment de leur interprétation, face à des
complications idéologiques majeures. Malgré l’énorme
quantité de documents, l’Epoque Moderne n’est pas
le paradis des études jacquaires, car cette documentation
est souvent contaminée par les idéologies et les
informations transmises ne traitant pas les thèmes
jacquaires classiques, rendant ainsi très complexe
la relation avec la période médiévale. L’exemple
le plus évident étant les pèlerinages que la différente
typologie des sources nous oblige à étudier à partir
de documents non homologués.
L’historienne
Denise Péricard-Méa, auteur d’une thèse sur le culte
de saint Jacques au Moyen Age, fait assez inhabituel
dans le monde universitaire français, explique,
dans un livre publié en 2000, qu’à la vue des sources
existantes faisant référence à la France, on peut
conclure que le pèlerinage à Compostelle est plus
un phénomène de l’Epoque Moderne que du Moyen Age…,
ce qui constitue un défi pour les historiens modernistes.
Les
auteurs critiques ne sont pas écoutés
L’on
peut ajouter que les auteurs les plus critiques
de ces dernières années n’ont pratiquement pas été
écoutés. Leurs exposés et leurs publications n’empruntent
pas les voies commerciales, et, quand ils sont invités
à participer à des congrès ou des expositions pour
porter la contradiction ou dans le but de montrer
une apparente objectivité, leurs opinions et leurs
mises en garde restent sans suite. Ainsi, les erreurs
divulguées par d’autres se multiplient au lieu de
se corriger. Parfois sans mauvaise intention, simplement
parce qu’ils se réfèrent à des siècles très peu
documentés, ou parce qu’ils touchent des chapitres
populaires de la tradition. D’autres fois dans le
but de manipuler et de tergiverser, comme dans le
cas de faits basés sur des documents dont la fausseté
n’a pas été particulièrement mise en évidence par
les courants positivistes du XIXe siècle, ou par
les courants modernistes alors qu’elle avait déjà
été démontrée plusieurs siècles plutôt.
En
France, des liens entre milieux jacquaires et ultra-conservateurs,
ou ésotériques
Les
thèmes jacquaires se sont chargés d’idéologie au
Moyen Age, à l’Epoque Moderne, et plus que jamais
aujourd’hui, après avoir véhiculé de multiples significations
au cours des XIXe et XXe siècles. Ils portent des
valeurs et des contre-valeurs; ils permettent des
lectures et des relectures sans fin. Dans ce sens,
l’étude sociologique des auteurs est un formidable
moyen pour révéler des intérêts et des implications.
Par exemple, en France, on a trouvé des liens entre
des milieux jacquaires et des secteurs ultra-conservateurs,
ou ésotériques, qui profitent des associations consacrées
à l’étude du monde jacquaire pour propager certaines
idées et pratiques difficiles à démasquer sous leur
apparence de modernisme.
N’importe
quelle référence à l’apôtre Jacques est associée
à Compostelle
Ceci
pourrait constituer un cas intéressant d’appropriation
illégitime si, en réalité, tout dans les thèmes
jacquaires ne renvoyait pas à une gigantesque opération
d’appropriation illégitime. Sans examiner pour l’instant
leur signification au Moyen Age (les vols de reliques,
les légendes et les traditions), ou à l’Epoque Moderne
(l’utilisation de l’imprimerie), on peut déjà avancer
que les auteurs les moins regardants se sont approprié
avec désinvolture tous les thèmes proches du monde
jacquaire.
Nous
ne ferons pas une analyse complexe, il nous suffira
de mentionner le problème de la terminologie: n’importe
quelle référence ou invocation de l’apôtre saint
Jacques dans la toponymie, dans les prières paroissiales,
dans la liturgie, etc., est, par un étrange phénomène
d’osmose, indéfectiblement associée à Compostelle
et à ses traditions, sans différencier le culte
local de l’apôtre saint Jacques, du culte, d’une
autre dimension, développé en Galice. Idem pour
le mot pèlerin, qui est systématiquement associé
à Compostelle, même quand on le trouve dans des
documents de zones où vraisemblablement n’existe
pas une telle relation; l’on fait comme s’il n’existait
pas de pèlerins vers d’autres sanctuaires. L’on
peut aussi citer la question des thèmes développés
en spirale: le manque de documentation durant la
période initiale du phénomène est l’épicentre d’une
série de cercles concentriques sans issue.
De
la France vient le changement radical dans les études
jacquaires
Si,
comme nous l’écrivons plus loin, au début du XIXe
siècle la France s’est appropriée des parties essentielles
du mythe jacquaire, en particulier en ce qui concerne
le chemin de saint Jacques (Camino francés, ne l’oublions
pas), il est vrai aussi que, depuis plusieurs années,
nous parviennent de ce pays les propositions les
plus intéressantes et les mieux développées, qu’on
devrait examiner de ce côté-ci des Pyrénées. Les
études françaises nous ont ouvert une porte de sortie
du cercle vicieux dans lequel nous nous trouvions.
Déjà
au XIXe siècle, la France a fait des propositions
significatives qu’en Espagne on a négligées, voire
ignorées. En 1864, devant la grande quantité de
matériel rassemblée par les érudits, Francisque
Michel a essayé d’entreprendre l’ambitieuse tâche
d’une étude générale des pèlerinages dans leur dimension
pieuse et des mouvements des populations véhiculant
des influences littéraires, artistiques et culturelles.
En 1898, Camille Daux publia à Paris une oeuvre
capitale sur les confréries jacquaires: "Le
pèlerinage à Compostelle et la confrérie de Mgr
saint Jacques de Moissac". Durant le XIXe siècle
ont eu lieu en France des débats importants qui
ont développé différentes théories plus ou moins
controversées: les liens entres le monastère de
Cluny et le chemin de Saint-Jacques, la dimension
de croisade contre l’Islam du pèlerinage à Compostelle,
la rédaction du Liber Sancti Iacobi et de la Historia
Compostelana comme oeuvres de propagande française.
Toujours en France est paru en 1900, juste après
la redécouverte des restes de l’Apôtre, le fameux
article de Louis Duchesne, maintes fois réédité,
qui est sans doute la réaction la mieux élaborée
et l’attaque la plus sophistiquée des mythes et
du culte jacquaire.
L’on
peut donc affirmer que de la France vient le changement
radical dans les études jacquaires parues à l’intérieur
d’un ancien contexte général d’investigation sur
le phénomène moderne des pèlerinages et leur caractère
spécifique de religion populaire. Les historiens
français sont ceux qui ont le mieux posé le problème,
gardant une perspective critique et élaborant les
travaux les mieux fondés. Leur méthode essentielle
consiste à séparer le culte jacquaire de la tradition
compostellane, à signaler le caractère littéraire
de celle-ci, et à révéler sa dimension onirique
et mythique loin de la réalité.
Pour
donner quelques exemples: dès 1993, Humbert Jacomet
établissait la meilleure présentation des publications
faites depuis les années 1950; Denis Bruna étudiait
les insignes de pèlerins; Jean-Michel Matz étudiait
la confrérie Saint-Jacques d’Angers; Denise Péricard-Méa,
déjà citée, appliquait à la terminologie et à l’iconographie
une critique sans concessions. Les analyses locales
de Georges Provost, en Bretagne, ont placé la recherche
jacquaire à sa véritable place, c’est à dire, soumise
à la méthodologie exigée de toute étude historique
quant aux moyens et aux systèmes comparatifs. Plus
récemment, Patrick Henriet et Philippe Josserand
ont reconsidéré respectivement le rôle de Cluny
et celui de l’ordre de Santiago.
C’est
en suivant ce chemin que nous pouvons dépasser les
perspectives élaborées par des auteurs réputés qui
ont traité les traditions jacquaires à partir de
leur propre spiritualité, et qui, grâce à leur renom,
ont fait oublier pendant longtemps l’oeuvre des
historiens et des sociologues. Ce processus d’autocritique
et de reconversion reste encore à faire, et il ne
pourra se réaliser qu’en séparant les différentes
facettes qu’on ne doit pas mélanger dans toute investigation
historique. La ligne à suivre a déjà été indiquée
dans des études récentes: celles du professeur M.
Diaz y Diaz, pour la période médiévale, et celles
de F. Marquez Villanueva, pour la période moderne;
deux noms généralement connus jouissant de l’autorité
de leur magistère.
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