Histoire
du Commerce et de la Navigation à Bordeaux,
principalement
sous l'administration anglaise
par
Francisque Michel
correspondant
de l'Institut de France, de l'Académie Impériale
de Vienne, de l'Académie Royale des Sciences de
Turin, des Sociétés des Antiquaires de Londres,
d'Ecosse, et de Normandie, etc.
Tome
premier
Bordeaux
Imprimerie de J. Delmas Rue Sainte-Catherine,
n° 139 MDCCC LXVII
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Chapitre
XXV Le pèlerinage de Saint-Jacques de Compostelle
(sans
les notes en bas-de-page)
....On
ne peut s'empêcher de penser que les navires, partis
des Iles-Britanniques pour charger nos vins, venaient
à peu près à vide; mais, vraisemblablement, il n'en
était pas ainsi, et il y avait toujours sur le rivage
une population prête à prendre passage sur ces bâtiments.
"Point de marine sans pèlerinages", dit
un proverbe du XIII° siècle. Ce mot, joint aux nombreux
sauf-conduits recueillis par Rymer, et à une chanson
de matelot qui a été publiée par M. Thomas Wright,
nous éclaire sur le genre de passagers qui devaient
prendre place sur les bâtiments frétés pour le commerce
des vins de Gascogne. Ou ces bâtiments commençaient
par déposer leur pieuse cargaison en Galice, après
quoi ils revenaient sur leurs pas; ou bien ils se
bornaient à se rendre à Bordeaux, et là les pèlerins
débarquaient, et s'acheminaient ensuite par les
Landes de Gascogne, par Bayonne et Saint-Jean-de-Luz,
vers le but de leur voyage. Il en était de même
pour le retour, qui s'opérait souvent par les Asturies
pour y vénérer un autre saint fameux. Il suffit
de citer une allocation de 5 marcs, accordée par
Henry III à un chevalier de la reine-mère qui avait
été détroussé par des voleurs à Captieux, à son
retour du pèlerinage de Saint-Jacques, et le chapitre
où Froissart raconte "comment le pere messire
Gautier de Mauny fut occis mauvaisement devant la
ville de la Reolle en revenant de Saint-Jacques".
Le
noble pèlerin était Breton, il est vrai, et n'avait
peut-être pas, pour rentrer chez lui, les mêmes
facilités que les Anglais. Déjà, les compatriotes
de du Guesclin montraient un grand zèle pour le
pèlerinage de Saint-Jacques. On sait que pendant
que le connétable se trouvait prisonnier à Bordeaux,
Henri de Transtamare, étant dans cette ville, avec
deux compagnons, ces étrangers furent annoncés au
geôlier comme trois pèlerins bretons.
En
1416, Jean, duc de Bretagne, écrivait au roi d'Angleterre
pour lui demander la mise en liberté de quelque
pèlerins de ses sujets pris à bord d'un navire.
Jaloux
d'offrir leurs hommages à l'apôtre de l'Espagne,
et empêchés de se rendre en personne au lieu où
il était particulièrement honoré, les ducs de Bretagne
chargeaient un procureur de les représenter au tombeau
du saint et d'y porter leur offrande, consistant
généralement en un calice, armes parlantes. Un compte
publié par D. Morice nous montre un certain Guillaume
le Regnec commis à cet effet, pour les fêtes de
Pâques, en 1434 et durant les trois années suivantes;
le duc lui passe pour son voyage 30 écus chaque
fois, et pour ses dépens, messe et chevelices,
20 livres. Un autre compte, quelque peu postérieur,
renferme le nom de "Dom Jehan Coroleau, prestre,
que le duc (Arthur III) a envoié pour luy en pelerinage
à S. Jacques en Galice, et pour y offrir un calice
d'argent". Voilà ce que Jean de Mauléon entendait
par chevelice, et la fin de son compte montre
bien que c'était l'usage, à la cour de Bretagne,
d'envoyer chaque année à Saint-Jacques-de- Compostelle
un procureur chargé d'une mission semblable à celle
des deux personnages dont nous venons de parler.
En
remontant vers le centre ou en avançant vers le
Midi, nous trouvons la même ardeur pour le pèlerinage
de Saint-Jacques, mais nulle part plus qu'en Poitou.
En 1137, Guillaume X, comte de Poitiers, duc d'Aquitaine,
l'accomplit, et meurt dans l'église même de l'apôtre
de l'Espagne, pendant qu'on chantait la Passion.
En 1154, un plus noble pèlerin, à qui la terre sainte
avait laissé d'amers souvenirs, mais qui peut-être
cédait encore à une inspiration d'Éléonore de Guienne,
le roi de France, Louis le Jeune, entreprend le
même acte de dévotion, et une charte d'Ermengarde,
vicomtesse de Narbonne, est datée du retour du roi.
Nous trouvons encore, vers le milieu du XII° siècle,
dans le cartulaire de Saint-Père de Chartres, cette
mention, dont il serait facile de recueillir bien
d'autres exemples: dono patris sui, qui in itinere
Sancti Jacobi defunctus extitit. En 1159, Thibaut
V, comte de Blois, part pour la Galice, comme, plus
tard, en 1172, Philippe d'Alsace, comte de Flandre.
Nommons encore Philippe, évêque de Durham, qui s'arrêtait
sur son chemin à Saint-Jean-d'Angély pour y vénérer
le Précurseur; Maurice de Barsham, qui fit à son
départ une donation au prieuré de Castle Acre; et
Aimeri Picaud de Parthenay-le-Vieux, aurteur d'un
cantique latin, où il fait figurer un de ses compatriotes
du Poitou.
A
la suite de ces pèlerins, une multitude d'autres
plus obscurs se pressait sur la route de Saint-Jacques.
L'itinéraire de ceux du sud-ouest, nommément de
la Saintonge, était marqué par les églises et les
fondations hospitalières échelonnées de Soulac,
lieu de leur débarquement, jusqu'à Bordeaux, où
ils avaient l'hôpital Saint-James.
Il
y avait autrefois un passage très-fréquenté entre
la côte Saintonge et le Médoc. Une multitude de
pèlerins faisait cette traversée pour se rendre,
par la route des Landes, à Saint-Jacques-de-Compostelle.
On voit, par un titre du 8 septembre 1343, qu'à
l'occasion du passage des pèlerins qui s'embarquaient
pour la Saintonge, soit à Talais, soit à Soulac,
communes limitrophes, il y eut entre les habitants
de ces deux localités des conflits sanglants, dans
lesquels plusieurs d'entre eux perdirent la vie.
Il se trouvait, sur le bord du fleuve, au lieu de
la Rundre, un hospice destiné à recevoir les pèlerins
dès leur débarquement, et une autre maison de la
même espèce dans la commune de l'Hôpital-de-Grayan,
réunie aujourd'hui à celle de Grayan, dont elle
a retenu le nom, paroisses placées au midi des communes
de Soulac et de Talais, et qui confrontent à l'Océan.
Tout près de l'Hôpital, on rencontre un petit hameau
nommé les Pèlerins. De là, les pieuses caravanes
de Saint-Jacques se dirigeaient du côté des Landes
par le Sercins, Vendays, et Naujac dans la commune
de Gaillan. Ils continuaient leur route par Hourtin,
Sainte-Hélène-de-l'Étang et Carcans. Arrivés à cet
endroit, ils pouvaient, par Brach, Sainte-Hélène-de-la-Lande
et Saumos, gagner le Temple ou Saint-Sauveur, s'ils
ne préféraient, toutefois, suivre la route de Lacanau
et du Porge.
De
Saint-Sauveur-du-Temple ils se rendaient à Martignas,
puis à Illac. Ils arrivaient bientôt au Barp, où
ils trouvaient un abri dans un hospice fondé pour
les pèlerins de Saint-Jacques, puis à Belin, qui
leur présentait la même commodité dans une maison
administrée par des frères sous l'autorité d'un
prieur. Nos pèlerins allaient ensuite de Belin au
Muret, et de là à Liposthey, à l'entrée des grandes
Landes.
Naturellement
les pèlerins riches, désireux de visiter une grande
ville ou d'y faire des affaires, passaient par Bordeaux;
les pauvres y trouvaient aussi, outre l'hospitalité
du prieuré de Saint-James, des secours qui leur
avaient été destinés par la charité des âmes pieuses.
M° Pierre Potier, vicaire de Sainte-Colombe, avait,
par un article de son testament, reçu par le notaire
Brunet, le 19 mai 1516, légué pour les pauvres pèlerins
"alans et venentz à monseigneur Saint-Jacques,"
des aumônes en pain et en vin jusqu'à concurrence
de 5 francs bordelais; nul doute qu'il n'était point
le premier, et que son exemple avait été suivi.
De
Bordeaux, il arrivait souvent que les pèlerins se
rendaient à la Grande-Sauve. Saint-Gérard, fondateur
de cette abbaye, en avait fait un point de départ
pour tous les pèlerinages, mais surtout pour celui
de Saint-Jacques de Compostelle. Les pèlerins venaient
à la Sauve se confesser, faire leur testament et
recevoir des mains de l'abbé le bâton et la panetière
bénits. On leur donnait même souvent un cheval ou
un âne pour leur voyage. Puis ils partaient en suivant
les chemins et en se reposant dans les hôpitaux
que saint Gérard avait préparés dans cet itinéraire
de Compostelle, soit par lui-même, soit par sa correspondance
avec les autres monastères.
Ces
établissements devaient parfois être insuffisants
à loger tous les pèlerins. Dans une circonstance,
le comte de Dorset demandait le payement immédiat
d'un subside promis par les Bordelais; les jurats
s'excusèrent du retard sur l'absence d'une foule
de bourgeois qui étaient en pèlerinage. En 1415,
les pèlerins venus de Poitiers se montrèrent en
si grand nombre dans la capitale de la Guienne que
la jurade en prit ombrage. Appréhendant quelque
entreprise de la part de ces étrangers, elle les
mit en état d'arrestation; mais les échevins de
Poitiers ayant écrit et certifié aux jurats de Bordeaux
que lesdits pèlerins n'avaient en vue que la dévotion,
les prisonniers furent élargis.
Pour
éviter un pareil sort, il était prudent de se munir
d'un passeport, ainsi nommé à cause de l'usage qu'en
faisaient les pèlerins pour franchir les ports des
Pyrénées, quand, au lieu de passer sur les possessions
anglaises et de suivre la route des bords de l'Océan,
ils venaient par l'hôpital de Sainte-Christine-
de-Somport (de Summo Portu) et Pampelune.
Au XIII° siècle, Jean de Juini, Jean de Bares, Matthieu
de Merly, Philippe de Nanteuil, Hugue de Lusignan,
fils aîné du comte de la Marche, Alphonse, fils
du roi de Portugal, Bertrand de Cygnyn, Raoul de
Mont-Hermer, Pierre Branche; et, au XIV° siècle,
Geoffroi de Poulglon (Bouglon ?), chevalier, un
clerc de Bretagne, une dame et deux demoiselles
dans leur compagnie, un chevalier de la suite du
roi nommé Robertsard,, se montrent sur la
route de Saint-Jacques avec la licence de circuler
dans toutes les possessions du roi d'Angleterre:
c'étaient des personnages de marque dont les mouvements
pouvaient attirer l'attention.
Au
mariage d'Edward Ier avec Éléonore, sour d'Alphonse
le Savant, en 1254, les pèlerins anglais donnèrent
lieu à une stipulation spéciale. Ainsi favorisés,
ils affluèrent sur la route de Galice de façon à
soulever les réclamations des communes et à faire
ombrage aux Français, tellement que lorsque Henri
de Transtamare eût réussi, avec leur concours, à
détrôner Pierre le Cruel, il fut forcé par ses alliés
d'interdire à tout Anglais l'entrée de ses états
sans la permission du roi de France. La prise de
Saint-Jacques par John de Ghent compliqua la situation,
en éveillant aussi les soupçons de l'Espagne; mais,
au XV° siècle, le nombre des pèlerins anglais s'éleva
de nouveau à un chiffre considérable, jusqu'à ce
que les routes de la Guienne, après la réunion de
cette province à la France, leur fussent fermées;
rien que pour 1428, Rymer mentionne neuf cent seize
licences, et deux mille quatre cent soixante pour
l'année 1434. Le nom de Lord Rivers sur la liste
des pèlerins annonce suffisamment que tous ne sortaient
point des bas fonds de la société.
Au
milieu du XVI° siècle, il fut un moment où nul ne
pouvait passer la frontière sans être porteur d'un
passeport: les pèlerins venus de Bordeaux et d'ailleurs,
auxquels on n'en avait pas demandé jusque-là, se
virent repoussés, et défense leur fut faite d'aller
plus loin que Bayonne, à moins qu'ils ne fussent
Écossais.
Nous
avons supposé qu'au temps où le pèlerinage de Saint-Jacques
était le plus florissant, il fournissait un aliment
considérable à la navigation dans nos parages; nous
hésitons moins à dire que le commerce de Bordeaux
devait à ces pieuses pérégrinations un surcroît
de mouvement et d'animation, l'Église favorisant
alors le négoce d'une façon toute particulière.
Indépendamment des fidèles qui composaient les caravanes
et qui ne repoussaient point l'occasion de faire
du commerce, il s'y trouvait des marchands pour
vendre aux voyageurs des objets de consommation,
ou pour profiter d'une réunion dans la compagnie
de laquelle ils pouvaient espérer de transporter
en Espagne ou d'en rapporter des denrées avec sécurité
et en franchise de droits, et de faire ainsi un
bénéfice de trois cent pour un. Les choses, du moins,
devaient se passer ainsi, à l'époque où les pèlerins
étaient exempts de tout péage; mais, comme il arrive
toujours, les abus auxquels avait donné lieu le
vingt-deuxième canon du concile de Verneuil tenu
en 755, qui consacrait cette exemption, le firent
tomber en désuétude, et les pèlerins se virent enlever
un privilège bien fait pour grossir leurs rangs.
On ne sait pas au juste ce que pouvait être ce péage
du port des pèlerins, déjà établi à Bordeaux du
temps de Henry III, roi d'Angleterre, et l'on en
est réduit à conjecturer que ce doit être le burdenage
des pèlerins du pont de Saint-Jean de Jérusalem
ou de la cité de Bordeaux. Toujours est-il que les
pèlerins anglais et autres qui se rendaient en Galice
par la voie de Bordeaux étaient sujets à l'acquittement
de certains droits.
Les
rois d'Angleterre furent plus d'une fois sollicités
d'octroyer des sauf-conduits à des marchands, qui,
par dévotion, par intérêt de commerce, ou pour ces
deux motifs à la fois, se rendaient en Galice, comme
ces quatre bourgeois d'Harfleur, qui, ayant volonté
et intention d'accomplir le pèlerinage de Saint-Jacques
"et de aler merchandement en plusieurs et divers
lieux," obtenaient de pouvoir faire plusieurs
voyages à Compostelle, une première fois, au nombre
de trente passagers, marchands, marins ou autres,
avec leurs malles, bahuts, or, argent, vaisselle,
joyaux et autres biens et marchandises. Si, comme
il est dit dans des lettres de Charles VII, du mois
d'août 1447, Saint-Jean-d'Angély était fréquenté
par nombre de gens, tant pèlerins que marchands,
attitrés par les reliques de saint Jean-Baptiste
et de saint Eutrope, de Saintes, il est à croire
que le tombeau de saint Jacques devait avoir une
influence en tout semblable.
Nous
savons quelles marchandises les pèlerins anglais,
bretons et gascons pouvaient transporter en Galice;
mais quelles espèces de denrées cette contrée avait-elle
à donner en échange ? D'abord la réglisse, l'anis,
le gingembre et la cannelle, mentionnés dans un
ancien fabliau; puis le saindoux, le vif-argent,
le vin, le cuir, la pelleterie et la laine, pour
lesquels la Galice figurait sur les marchés flamands
pendant le XIV° siècle.
Pendant
toute la durée du moyen âge, les pèlerins anglais
préféraient le chemin de Bordeaux, plus sûr et moins
ingrat que la voie de mer; mais, à plusieurs reprises,
le prince s'était trouvé dans le cas de prendre
les armes pour punir des violences exercées contre
des voyageurs de cette espèce, porteurs ou non d'un
passeport royal. Telle fut la cause qui poussa,
en 1190, Richard Coeur-de-Lion à mettre le siège
devant le château de Chissé en Poitou, dont le maître
avait détroussé des pèlerins et des voyageurs qui
traversaient ses terres. Château et seigneur tombèrent
entre les mains de Richard, qui ne manqua pas sans
doute d'appliquer la loi du talion au brigand, si
l'on peut toutefois employer ce mot en parlant d'une
époque où un baron troubadour, transporté de l'espoir
d'une belle et bonne guerre, exhalait sa joie à
la perspective des dépouilles des capitalistes et
des marchands venant de France en Guienne.
Le
titre de brigands revenait avec plus de justice
à des individus qui voyageaient sous les dehors
des pèlerins, sans l'être le moins du monde. Un
passage d'un traité d'Alexander Neckam met les sicarii,
ou faux pèlerins, au nombre des malfaiteurs de la
pire espèce.
Les
véritables, à leur arrivée à Bordeaux, devenaient
la proie d'une autre catégorie de larrons. Les officiers
chargés de la police du port pour le passage des
pèlerins, exigeaient d'eux plus que l'on n'avait
coutume de prendre. Les trois états de la province
réclamèrent auprès de Jean de Lancastre, duc de
Guienne, le même dont Froissart raconte les aventures
à Compostelle en 1386. Les Bordelais représentaient
qu'ils étaient de tout temps en possession du droit
de porter ou de faire porter les hardes ou bagages
des pèlerins, lorsqu'ils allaient ou revenaient;
que néanmoins ils avaient été troublés dans cette
possession par les officiers du duc. Défense fut
faite à ceux-ci de continuer de pareilles exactions,
à condition cependant que les citoyens et habitants
de Bordeaux ne passeraient point lesdits pèlerins
avant qu'ils n'eussent exhibé une billette du château
attestant qu'ils avaient satisfait au droit dû au
duc de Guienne, conformément à l'usage établi.
Échappés
aux griffes des officiers royaux, les pèlerins tombèrent
dans celles des bateliers, bien plus dures à la
desserre. C'est à ce point que, longtemps après,
le jurisconsulte Automne écrivait dans son Commentaire
sur les coutumes générales de la ville de Bordeaux:
"Il faudrait réprimer les abus des gabariers,
surtout au sujet des pèlerins".
Dans
cette foule de pèlerins qui donnaient ainsi lieu
à des doléances des états de la province, il y avait
des jongleurs, surtout des jongleurs de notre Midi,
auxiliaires du commerce quand ils ne le faisaient
pas eux-mêmes, et les routes retentissaient de chants.
Moins bien traités qu'à Paris, où Louis IX leur
avait octroyé le droit de ne payer le péage du petit
Pont qu'avec un couplet de chanson, les jongleurs
étaient soumis à des droits de parcours tout le
long de la route. En 1273, la jonglerie de Mimizan,
c'est à dire le droit de percevoir certaines redevances
sur les jongleurs de cette ville du département
des Landes, constituait un fief. Or, quand on voit
que Mimizan était sur le chemin des pèlerins de
Saint-Jacques, et qu'au nombre de ceux qui accomplirent
ce voyage en 1383 on peut inscrire un harpiste anglais,
on est en droit d'attribuer la présence des individus
de cette profession, au XIII° siècle, dans une localité
aujourd'hui perdue au milieu de sables impraticables,
au pèlerinage le plus suivi peut-être de l'époque.
Au
commencement du XVII° siècle, il ne manquait pas,
dans les villes et les bourgades de la Guienne,
de gens qui faisaient entendre la chanson des pèlerins
de Saint-Jacques, ou une parodie sur le même air;
mais le pèlerinage avait fait son temps et tendait
à décroître. Dans un livre imprimé à Bordeaux vers
la fin de ce siècle, on rencontre une prière
pour les pèlerins de Saint-Jacques, ce qui permet
de supposer qu'ils étaient encore nombreux. Il est
de fait qu'en 1660, l'hôpital Saint-Jacques à Bordeaux
reçut neuf cent quatre-vingt-huit pèlerins malades,
et qu'en 1661, il ne s'en présenta que quatre-vingt-seize.
Déjà,
au XII° siècle, Hildebert, archevêque de Tours,
avait condamné les pèlerinages; Wicklife,
ce précurseur anglais de la réforme au XIV° siècle,
à son tour éleva la voix contre les voyages aux
lieux de dévotions. A partir de cette époque, la
ferveur qui y poussait les populations se ralentit
beaucoup en Angleterre, et la perte de la Guienne
par les Anglais les détourna de passer par Bordeaux
pour se rendre à Saint-Jacques.
Néanmoins
fray Luis de Leon, paraphrasant ce que dit le bréviaire
romain, à la date du 25 juillet, terminait ainsi
son ode XVIII à saint Jacques:
"De
ta vertu divine la renommée partout retentissante,
dans les contrées voisines comme dans les plus reculées,
vers toi sans cesse amène la foule.
De
la rudesse du chemin la dévotion triophe, et pour
te rendre hommage arrive le Franc, le pèlerin que
décolore la Lybie, l'habitant de l'Occident et celui
de l'Orient."
En
France, le pèlerinage de Compostelle durait encore,
quand l'autorité, émue des abus qui se commettaient
dans le cours de pareils voyages, prit des mesures
pour les réprimer. Le préambule de l'édit de Louis
XIV, en date du mois d'août 1671, constate les faits
les plus fâcheux. C'étaient de soi-disant pèlerins
qui abandonnaient leurs familles, leurs femmes,
leurs enfants, pour aller vivre dans le libertinage
ou la mendicité, et dont quelques-uns se mariaient
en pays étranger, au mépris des liens qu'ils avaient
formés en France. Dans l'intérêt et pour l'honneur
même de la religion, peut-être aussi en vue de la
politique, l'édit assujettit tous les pèlerins à
une double autorisation de déplacement, l'une de
leur évêque, l'autre du lieutenant général de la
province. En même temps les peines les plus sévères,
comme celles du carcan, du fouet et des galères,
furent portées contre les délinquants.
A
quelque temps de là parut une déclaration sur cet
édit, portant défense d'aller en pèlerinage à l'étranger
sans permission du roi et approbation de l'évêque
diocésain, à peine des galères à perpétuité contre
les hommes, et contre les femmes de punition arbitraire.
A
la fin du XVII° siècle, les pèlerins ne se montraient
presque plus sur les chemins où l'on en voyait autrefois
un si grand nombre. Déjà, vers l'année 1760, Lacolonie
écrivait, à propos de l'hôpital Saint-Jacques de
Bordeaux; "La dévotion du pèlerinage est si
usée, qu'à la réserve de quelque mendiant qui se
sert de ce prétexte pour avoir plus de charités,
on ne s'aperçoit plus qu'il en passe pas un."
Aujourd'hui
le pèlerinage dont nous venons de faire l'histoire
abrégée n'existe plus, même dans le souvenir de
nos provinces méridionales. Le dernier vestige que
l'on en peut signaler se voyait à Moissac, où, jusqu'à
l'année 1830, un pèlerin de Saint-Jacques, vrai
pèlerin avec son costume, avait le privilège de
marcher en tête de la procession du saint Sacrement
de la paroisse qui portait le nom du patron de L'Espagne.
(paru
en 1867)
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