La
Via Francigena. Une autre grande voie européenne
au Moyen Âge
(Yves
Saint-Léger)
(revue
"Le Bourdon" (ACSJ Aquitaine) -
n°15 (2001)

Après
la chute de l'Empire romain d'Occident à la fin
du VO siècle, commence ce que certains historiens
appellent la première partie du Moyen Age, désignée
aussi sous le vocable péjoratif d'Age des Ténèbres,
qui vit le déferlement des barbares et la destruction
progressive de la civilisation romaine: villes ruinées,
terres abandonnées, chemins négligés, techniques
oubliées, etc ... Comme le souligne Umberto Ecco
après d'autres (Jacques Le Goff en particulier),
ce premier Moyen Age fut une période d'indigence,
d'épidémies et d'insécurité qui vit la population
de l'Europe Occidentale refluer autour de 15 millions
d'habitants.
C'est
dans ce contexte que l'Italie du Nord subit l'invasion
des Ostrogoths au VO siècle, qui s'y maintinrent
quelques décennies avant d'en être éliminés par
les Byzantins - qui subirent à leur tour le choc
des incursions des Lombards chassés de Pannonie
par les Avars.
Nous
sommes à l'orée du VIIo siècle, qui voit s'établir
un équilibre précaire entre Lombards et Byzantins,
ceux-ci se maintenant surtout dans la basse vallée
du Pô autour de Ravenne, à Rome et au sud de l'Italie
ainsi qu'en Sicile.
Voie
royale des Lombards
Les
Lombards quant à eux organisèrent leurs territoires
en "duchés" plus ou moins autonomes, et
prirent pour capitale Pavie. Au départ ariens comme
les Ostrogoths, ils se convertirent peu à peu au
catholicisme, ce qui permit d'intégrer dans le gouvernement
des cadres italiens et de reconstruire une administration
et une infrastructure dans un pays dévasté.
C'est
dans ce contexte que le gouvernement central entreprit
d'établir un itinéraire qui réunirait deux des principales
provinces du royaume lombard: la Padania (moyenne
vallée du Pô) et la Tascia (la Toscane actuelle),
à travers la barrière des Apennins. Or la Via Flaminia
à l'est était totalement sous contrôle byzantin,
ainsi que la partie septentrionale de la Via Cassia
, voie médiane passant par Sienne pour remonter
ensuite vers le Nord.
Restait
donc à poursuivre direction nord-ouest par San Gemignano,
passer l'Arno au bas de San Miniato et rejoindre
Lucques; puis, après avoir longé la côte Tyrrhénienne
sur une quarantaine de kms, remonter vers le nord
par le val de Magra et franchir les Apennins au
col de Cise (1041 m) dans le Monte Bardone (Mons
Longobardorum), avant de redescendre dans la vallée
du Pô pour rejoindre Pavie: et voilà l'embryon de
la future Via Francigena, au départ donc simple
itinéraire de liaison entre deux provinces du Regnum
Longobardorum.
Cet
itinéraire devint progressivement un axe stratégique,
ponctué de places fortes, d'abbayes et d'hospices
pour voyageurs; voire un axe de pénétration en direction
de Rome, en suivant l'antique Via Cassia au sud
de Sienne - et c'est précisément ce qui causa la
perte du royaume lombard dans la deuxième moitié
du VIll° siècle ...
Voie
impériale des Francs
En
effet, devant la menace lombarde, le pape fit appel
aux Francs: Pépin le Bref d'abord, puis Charlemagne
qui en 774 prit Pavie et s'auto-proclama roi des
Lombards: le Regnum Lombardorum était incorporé
au Regnum Francorum , au vaste domaine carolingien
dont le centre était en Austrasie, à Aix-la-Chapelle.
C'est
alors que notre voie va acquérir ses lettres de
noblesse: en se faisant sacrer à Rome empereur d'Occident
le 25 Décembre de l'an 800, Charlemagne instituait
le Saint Empire romain-germanique, dont les deux
pôles temporel (Aix) et spirituel (Rome) communiquaient
par cette voie, appelée dorénavant via Francigena
, c'est-à-dire: voie des Francs.
La
via Francigena devint dorénavant l'axe majeur de
communication entre Rome et les territoires francs
du nord de la Gaule et de Rhénanie, où elle rejoignait
la "Rheintalstrasse" (la route de la vallée
du Rhin) - ainsi qu'avec les Flandres et l'Angleterre,
à telle enseigne qu'on l'appelait aussi "chemin
des anglais" ou "route des Flandres":
les envoyés du Pape la suivaient pour rejoindre
Canterbury.
Les
empereurs germaniques l'empruntaient en sens inverse
pour se faire sacrer à Rome (c'était le "Römerzug"
, le voyage du couronnement), ou pour mater des
rébellions; cette vocation survivra aux divers partages
que subit l'empire de Charlemagne, et sera poursuivie
par les Ottoniens après la restauration de l'Empire
par Otton 1° au milieu du X° siècle.
Par
où passait alors la via Francigena? En partant de
Rome, elle empruntait grosso modo l'antique via
Cassia par Viterbe et Sienne, avant de la quitter
et de bifurquer comme indiqué plus haut sur Lucques,
pour longer la côte Tyrrhénienne, franchir la barrière
des Apennins au col de Cise, et descendre sur Pavie
dans la plaine du Pô.
De
là, on rejoignait Ivrea et Aoste avant de franchir
les Alpes au col du Grand Saint Bernard et descendre
sur Martigny; puis cap au nord via Soleure pour
la vallée du Rhin et les pays nordiques; ou bien
cap au nord-ouest à travers le Jura pour rejoindre
Besançon, la Champagne avec ses foires et, au delà,
les Flandres et l'Angleterre: c'est
le passage septentrional, le plus fréquenté.
Un
autre voie rejoignait Suse pour franchir les Alpes
au col du Mont Cenis: c'est le passage méridional.
Voie
spirituelle du pèlerinage
Dès
la période lombarde, la via Francigena était fréquentée
par des pèlerins qui se rendaient à Rome; et, dans
l'autre sens, par les missionnaires quittant Rome
pour aller évangéliser les "barbares"
- tel le moine Augustin de Canterbury à la fin du
VI° siècle. Mais ce n'est vraiment qu'à partir du
XI° siècle que, profitant de l'essor démographique,
économique et religieux de l'Europe, et suite à
la réforme grégorienne de l'Eglise et à l'influence
déterminante de Cluny, nous assistons à la montée
en puissance des trois grands pèlerinages (peregrinationes
maiores) que furent: Jérusalem, Rome et Compostelle.
Or
la via Francigena représentait précisément l'itinéraire
de prédilection pour les deux premiers buts de pèlerinage,
à telle enseigne qu'on la nommait également via
Romea (notre chemin Romiou), qui conduisait aux
sépultures des apôtres Pierre et Paul (ad limina
apostolorum).
En
poursuivant sur les antiques voies romaines au sud
de Rome, par Capoue et Bénévent, on parvenait à
Otrante, au bout du talon, d'où les pèlerins - et
aussi les croisés, pèlerins à leur manière - s'embarquaient
pour la Terre Sainte. .
Mais
la via Francigena était également empruntée dans
le sens sud-nord par les pèlerins se rendant à Compostelle,
tout au moins jusqu'à l'ancien port de Luni sur
la côte Tyrrhénienne (peu avant l'actuelle La Spezia),
d'où ils continuaient le long de la côte par la
via Aurelia pour rejoindre le Rhône et la voie d'Arles
(via Tolosana) - à moins de s'embarquer à Luni directement
pour la Catalogne.
Comme
le camino Francés , la via Francigena fut peu à
peu jalonnée d'abbayes et d'hôpitaux, comme également
d'auberges et autres tavernes, car c'était aussi
une grande voie commerciale qui reliait la Méditerranée
à la mer du Nord, en passant par les grandes foires
de Champagne.
Une
mention particulière doit être accordée au fameux
hôpital que fit construire Saint Bernard, archevêque
d'Aoste, au col du Grand Saint Bernard (2473 m)
en l'an 1.050; tenu par les chanoines de Saint Augustin;
c'est lui que cite Aymery Picaud dans son "Guide
du Pélerin" comme étant l'un des trois grands
hospices du monde - avec ceux de Jérusalem et de
Sainte-Christine du Somport. Son
pendant au col du Mont Cenis était l'abbaye bénédictine
de Novalesa, fondée au VIII° siècle, incendiée par
les pirates sarrasins en 906 et reconstruite peu
après, grand centre de culture médiévale.
Il
reste peu de témoignages sur ces pèlerinages. Nous
en citerons trois:
-
Le voyage à Rome de Sigeric, archevêque de Canterbury,
qui rejoignit son siège archiépiscopal en l'an 990,
via Reims et Calais.
-
Le pèlerinage du moine islandais Nikulas di Munkathvera
vers la Terre Sainte, autour de 1154, via Spire
et Soleure.
-
Le retour de la troisième Croisade de Philippe Auguste
en 1191 - qui franchit les Alpes par le col du Mont
Cenis.
Décadence
Dès
le XIII° siècle cependant, la via Francigena perd
de son importance économique et stratégique, au
profit de voies orientées nord-sud qui, depuis Rome,
franchiront l'Arno plus à l'est, à Florence, cité
qui monte en puissance, pour rejoindre plein nord
la basse plaine du Pô, avant de franchir les Alpes
par les cols du Saint Gothard ou du Brenner. La
via Francigena continuera cependant à être empruntée
par les Romieux, pèlerins se rendant à Rome, jusqu'au
XVIII° siècle.
Durant
la dernière décennie, des investigations ont été
entreprises afin de retrouver le, ou plutôt les
itinéraires présumés de cette grande voie médiévale,
ainsi que les hôpitaux, auberges et autres témoins
qui les jalonnaient - un peu sur le même schéma
que la "re-découverte"' des chemins de
Compostelle.
YSL
Bibliographie
-
"La via Francigena, storia de una strada
medievale", de Renato Stopani - éditions Le
Lettere - 199x
-
"Guida ai percorsi della via Francigena' in
Toscana, Piemonte, Emilia-Lombardia, Lazzio",
de Renato Stopani - éditions Le Lettere - 1995
-
"La via Francigena, 1.000 anni dopo",
de Gianfranco e Claudio Bracci; éditions Naturarte
-1998
-·"Le
strade cristiane per Roma", de Francisco Dufour
- éditions Mondadori - 1998
-·"Tracés
d'itinéraires en Gaule romaine", de Yan Loth
- éditions Amatteis -1986
-·"La
civilisation de l'Occident médiéval", de J.
Le Goff - éditions Flammarion
-·"IRIS-
La Via Francigena in Europa" (internet)
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