Amis
de St Jacques de Compostelle en Aquitaine http://www.saint-jacques-aquitaine.com/preparation.php
La
journée du pèlerin
Jean-Pierre
DUPIN "Camino-dépendant"
Il
est sept heures du matin en ce début du mois de
juin. Le jour est levé depuis une heure ou deux,
et je suis sur le Chemin, quelque part entre Carrión
et Sahagún.
Il
y a quelques heures, alors que je dormais profondément
dans mon dortoir, un foutu réveil a sonné, entraînant
une agitation pas possible, d'abord dans le noir,
ensuite en pleine lumière dès qu'un malappris a
appuyé sur l'interrupteur, des bruits de sacs plastiques,
quelques paroles à voix plus ou moins basse, en
français ou dans des langues que je n'arrive pas
à reconnaître dans mon demi-sommeil. Je m'assois
sur mon lit, me cognant la tête sur le sommier du
dessus. Aïe ! Quelle invention, ces lits superposés
!
En quelques minutes, je me retrouve seul. Pas
question de bénéficier de quelques minutes de plus
d'une grasse matinée. Grasse matinée ! Enfin ! Il
n'est que six heures ! Mais le chemin m'attend.
La toilette complète avait été faite la veille au
soir, il ne me reste plus qu'à m'habiller, plier
mon duvet et le ranger dans le sac, avaler un morceau
de pain et partir.
Dehors,
même si le ciel est d'un bleu marial immaculé, il
fait encore frais et le soleil, comme moi, vient
de se lever. Les rues de Carrión sont vides, les
volets sont fermés, les habitants dorment encore,
récupérant de leur longue soirée. Evitons de faire
du bruit. Pas question de marteler le sol de l'embout
ferré de mon bourdon.
Là-bas, cette échoppe ! Ouverte
? Ne serait-ce pas un bar ? Ah ce goût du "cafe
con leche", ces grandes tartines proposées
par ce couple qui a dû en voir des pèlerins franchir
le seuil de cet établissement.
A la fois par amitié
pour ces passants, par cette habitude historique
d'aider celui qui va au bout de la terre et aussi
par intérêt économique, ce bar est la première boutique
ouverte de la ville afin de permettre au lève-tôt
de prendre un copieux petit déjeuner. Au départ
d'autres étapes, il a fallu attendre 9 heures pour
atteindre le premier bar ouvert ! Marcher avec le
ventre vide, non merci ! Alors, je garde toujours
un peu de pain et un bout de fromage du dîner de
la veille.
Il
est sept heures et demie, et je me retrouve seul
dans une campagne immense. Mes compagnons de dortoirs
sont déjà loin devant. La beauté du paysage me coupe
le souffle, et pourtant, il n'y a rien d'exceptionnel,
pas de montagne, pas d'océan, si ce n'est celui
des champs de blé qui s'étendent à perte de vue.
J'ai à la fois envie de chanter et de pleurer !
Les
douleurs musculaires qui avaient surgi dans les
premiers pas sont maintenant oubliées. Je guette
les petites flèches jaunes qui me guideront jusqu'au
but final, la cathédrale de Santiago.
Peu importe
quand j'arriverai, dans quelques jours, quelques
semaines ou quelques mois ! Je me sens si bien sur
ce chemin. J'ai l'impression de faire corps avec
lui et avec mes compagnons de marche, rencontrés
ici ou là, et avec lesquels j'ai marché une heure
ou une journée, et que, parfois, j'ai retrouvé le
soir à l'étape.
Paul, le Breton, le courageux avec
ses ampoules ; Jacques le Toulonnais, sec comme
un coup de trique mais infatigable marcheur ; Marguerite,
petite bonne femme qui, le soir, papillonnait avec
le sourire, de pied en pied, pour soigner les écorchures,
les ampoules (j'apprendrai, bien plus tard, que
cette infirmière était aussi une religieuse) ; Claude,
le Gascon ; John, le géant canadien, ancien de la
Police Montée, qui croit aux miracles de Saint Jacques
depuis qu'il a retrouvé son appareil photo ; Maria,
cette vielle dame japonaise qui malgré son âge et
un état de santé délicat, veut arriver à Saint Jacques…
Nous
partageons tous cette joie, cette euphorie à marcher
ici, sous le chaud soleil, ou sous les orages. Chaque
rencontre, avec d'autres pèlerins, ou avec les villageois,
est un plaisir sans cesse renouvelé. Depuis Roncevaux,
je n'entends que des encouragements : "Buen
Camino !". Auparavant, la version française
de ce "bon voyage" était : "Priez
pour moi à Compostelle". Les douleurs, les
petits bobos, disparaissent devant cette mission
qui devient primordiale.
Il
est midi largement passé, et j'arrive dans un petit
village. Il y a une épicerie-bar. Aujourd'hui, pique-nique
léger avec chorizo, et fruits ? Ou bocadillo de
tortilla, le traditionnel et énorme sandwich à l'omelette
? L'estomac est dans les talons, la seconde solution
s'impose ! Durant toute la matinée, plus le soleil
montait dans le ciel d'azur, plus je jouais les
oignons, retirant vêtement après vêtement. En tee-shirt,
le foulard mouillé autour du cou, le chapeau bien
enfoncé, au ras des lunettes de soleil, qu'il fait
bon marcher !
Il
reste encore une heure ou deux de marche, pour arriver
à l'étape, avant qu'il ne fasse trop chaud. Ce sera
alors l'entrée dans le gîte, le coup de tampon sur
la crédenciale, le sac posé sur le lit et, merveille
des merveilles, la douche. Ensuite, le lavage du
linge ; au soleil, sur l'étendoir, dans moins d'une
heure, il sera sec, prêt à être rangé.
Le bonhomme
est propre, le linge lavé, un petit quart d'heure
de sieste, et, si l'ardeur du soleil le permet,
en avant pour une visite de la ville et quelques
achats qui ne chargeront pas le sac.
Une terrasse,
le plaisir de deux demis de bière (le premier pour
la soif et la poussière, le second pour le plaisir).
Et en plus, selon des médecins pèlerins rencontrés
il y a quelques jours, la bière permet d'éliminer
très rapidement les toxines dues à l'activité musculaire
et d'éviter les crampes et autres petits problèmes
musculaires ! Pour une fois que la gourmandise et
le bien-être font cause commune !
Le petit carnet
est sorti. Il va recevoir les impressions du jour,
et restera pour toujours le témoignage de cette
aventure extraordinaire et merveilleuse.
Peu
à peu arrivent des têtes connues, rencontrées aujourd'hui
ou un jour précédent. L'âge, le sexe, les "catégories
socio-professionnelles", ne veulent plus rien
dire. Le tutoiement est obligatoire, mais tellement
naturel. La table devient vite trop petite. La discussion
se terminera, mais ce n'est pas certain, au restaurant,
ce soir, vers sept heures et demie ou huit heures.
Auparavant, pour certains, ce sera la messe, vite
expédiée, mais avec souvent une
bénédiction pour les pèlerins, et parfois une visite
guidée des trésors de l'église.
Le
"menu du pèlerin", toujours d'un coût
abordable, copieux comme ce n'est pas possible,
permet de recharger les batteries et de continuer
les échanges entamées quelques heures plus tôt,
ou la veille, ou le jour d'avant…
A
dix heures, se sera l'extinction des feux. Il faut
s'endormir très vite… avant que les ronfleurs n'attaquent.
A propos, j'ai appris deux mots nouveaux aujourd'hui.
En espagnol, ronfleur se dit "ronquéador"
et retraité : "jubilado".
Quels
mots merveilleux ! Dignes du chemin !
Jean-Pierre
DUPIN "Camino-dépendant"
Le
chemin est plein de petites histoires qui sont grandes
pour ceux qui les vivent ! (Revue PEREGRINO de décembre
2007)
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