La
Chronique du Pseudo - Turpin
André
MOISAN
in Le
Livre de Saint Jacques ou Codex Calixtinus de Compostelle
Honoré
Champion Paris. 19992
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A
tout lecteur assidu de l'épopée française, la Chronique
du Pseudo-Turpin apparaît d'emblée comme un assemblage
hybride, enchevêtrant avec plus ou moins de bonheur,
des données d'histoire profane ou ecclésiastique,
des considérations moralisantes avec une trame épique
assez disparate qui déborde largement le fonds légendaire
que constitue la Chanson de Roland. A mi-chemin
entre l'oeuvre épique et l'oeuvre purement religieuse,
ou plutôt participant de l'une et de l'autre, elle
fut rédigée, de l'avis commun des critiques, par
un clerc français - celui que nous avons appelé
Aimeri Picaud - sans doute bien au fait des légendes
épiques qui fleurissaient en son temps, mais dont
les connaissances géographiques approximatives font
croire qu'il n'a sans doute jamais sillonné l'Espagne,
en dehors de la route qui l'a mené de France, par
la Navarre, jusqu'à Compostelle. On connaît son
but: encourager la reconquête franco-espagnole des
villes et des terres opprimées par la domination
arabe, surtout dans la seconde moitié du XIe siècle.
Elle propose l'exemple de Charlemagne qui avait
guerroyé, selon la célèbre légende, durant sept
ans pour libérer l'Espagne du joug de l'émir Marsile.
Dans la Chronique, c'est sur l'ordre exprès de l'apôtre
Jacques que l'empereur prendra la route (f. 2-3r),
et le sacrifice héroïque de Roland à Roncevaux représentera
le fait d'armes exemplaire entre tous, humainement
et chrétiennement.
En
regard des autres sections du Liber sancti Jacobi
où de nombreux textes hagiographiques et liturgiques
visent à célébrer la gloire de l'Apôtre et de son
pèlerinage, l'Historia Turpini, comme l'indique
son titre, est avant tout une narration des campagnes
menées par Charlemagne en Espagne et en Aquitaine
pour repousser les ennemis de la Chrétienté. Elle
pose donc un problème particulier, du fait de son
insertion dans la compilation, et mérite d'être
examinée tant dans ses sources que dans son contenu
et son esprit. Puisque sa trame est avant tout celle
d'une "geste", d'une large fresque de
faits d'armes reprise de l'épopée, il convient d'examiner
les matériaux épiques utilisés, l'art ou plutôt
l'habileté avec laquelle l'auteur a élaboré sa propre
construction. Le Calixtinus qui est la source d'où
dérivent toutes les autres copies, intégrales ou
partielles, garde ici encore son exemplarité.
A)
Les quatre campagnes épiques antérieures à Roncevaux,
selon Turpin (fol. 2-17)
Quatre
campagnes où la ville de Pampelune située sur la
route de Saint-Jacques joue un rôle de plaque tournante
illustrent l'action de Charlemagne, tant pour repousser
l'invasion des Arabes en terre française que pour
soumettre l'Espagne entière à son pouvoir. Toutes
ces campagnes précèdent les événements dont Roncevaux
est le centre; elles utilisent un fonds épique distinct
de la Chanson de Roland, sinon pour tous les noms
de guerriers, du moins pour les itinéraires des
armées.
1
- Première expédition (chap. I-V, fol. 2-4)
Cette
campagne, qui est censée se prolonger par un séjour
de trois mois, frappe par son manque de narrations
épiques. Mis à part l'intérêt que présente l'apparition
inaugurale de saint Jacques ordonnant à l'empereur
de partir pour établir la route du pèlerinage et
délivrer la Galice de ses occupants barbares (f.
2v), la trame du récit est sèche, réduite, au chapitre
III, à l'énumération de la centaine de villes reconquises
par les Français. L'histoire de l'idole de Mahomet
à Cadix (f. 4) qui échappe seule à la destruction,
la nomenclature des églises reconstruites par Charlemagne
en l'honneur de l'Apôtre sur le chemin du retour
(f. 4v) laissent peu de place au siège et à la prise
de la capitale de la Navarre, matière par excellence
épique, à laquelle il est visible que le clerc narrateur
ne porte pas d'intérêt. Le siège de trois mois n'est
évoqué que pour le rapprocher de la chute de Jéricho
(Josué, VI,11-21), à la gloire de Dieu et de saint
Jacques (f. 3r). Aucune mention d'effectifs, de
chevaliers, de rois païens et de lieux, alors qu'ils
abonderont dans la suite du livre. Seul Turpin apparaît
une fois en qualité d'aumônier administrant le baptême
aux convertis de gré ou de force (f. 3), sans qu'il
revendique comme ailleurs, d'être l'auteur du récit
(f. 1v) et d'avoir combattu (f. 18r, 23v, 27v).
Pourquoi
le rôle dévolu à Pampelune? A la base, la tradition
épique qui s'est greffée sur la seule expédition
historique (en 778) de Charlemagne au-delà des Pyrénées
et qui se termine, d'après la page célèbre d'Eginhard,
par le désastre de Roncevaux. Une légende sur la
guerre d'Espagne, peut-être en plusieurs versions,
devait circuler depuis quelque temps, avant le début
du XIIe siècle (1050-1100), comme l'a reconnu L.
Gautier, légende que ne connaît pas la tradition
représentée par la Chanson de Roland, mais qui a
été exploitée et remaniée par les chansons conservées
de l'Entrée d'Espagne et de la Prise de Pampelune
(1328 ou après), ainsi que l'admet en général la
critique. Turpin-Picaud ne fait donc qu'appuyer
la construction de ces premiers chapitres sur un
élément essentiel de la tradition légendaire. La
ville était un passage nécessaire pour les trois
routes menant de France à Compostelle par le port
de Cize et Roncevaux. Dès lors, on comprend que
cette section accorde à saint Jacques et à son pèlerinage
une place prépondérante et quasi exclusive qu'ils
n'auront plus par la suite; il n'était pas opportun
non plus d'étaler les exploits de tel ou tel héros,
aucun nom n'étant d'ailleurs donné. Charles peut
alors revenir en France; il a accompli la mission
que le Ciel lui a confiée et la couronne par les
dons qu'il fait à l'église de l'Apôtre (f. 2v, 4v)
et celles qu'il construit à Aix et en France, après
son retour.
La
longue liste des villes conquises (chap. III, f.
3v,4r) qui couvre la Galice et la péninsule ibérique,
en débordant sur la côte de l'Afrique du Nord, dépasse
de beaucoup les données topographiques habituelles
de type épique. L'auteur exploite à fond la géographie
de la Reconquête des XIe et XIIe siècles entreprise
par les rois d'Espagne, de Ferdinand 1er (à partir
de 1057) à Alphonse VIII de Castille (en 1184),
avec l'aide impressionnante de Français, Normands,
Bourguignons et autres, groupés sous la bannière
d'Ebles de Roucy, Rotrou du Perche, Gaston de Béarn,
Guillaume d'Aquitaine, Raymond de Toulouse, tous
unis par des liens familiaux aux maisons royales
espagnoles. L'engagement qui avait commencé par
l'expédition de 1064 contre Barbastro devint plus
intense de 1080 à 1134, pour s'achever à la fin
du XIIe siècle. Mélanger des faits récents ou contemporains,
sur lesquels l'auteur pouvait se renseigner, au
souvenir de la campagne carolingienne auréolée d'un
prestige que l'épopée florissante en 1140 avait
actualisé, le tout amalgamé, selon un procédé cher
aux rédacteurs de gestes, dans une fresque épico-historique,
ne pouvait que servir la cause des chrétiens espagnols
et français, cause qu'avaient soutenue de leur autorité
les papes Grégoire VII, Urbain II, Pascal II, Gélase
II, Calixte II, ainsi que la puissante abbaye de
Cluny. L'auteur, qui ne connaît pas l'arabe et fait
une erreur sur la règle de saint Isidore, est bien
un Français, pour qui seule la conquête de l'Espagne
par Charlemagne et d'autres rois de France (f.4r)
peut représenter un intérêt particulier. Il est
plausible qu'il s'est servi de documents (avec des
listes), en même temps qu'il tendait déjà l'oreille
- il allait le faire bien davantage par la suite
- aux légendes populaires divulguées par l'épopée.
G.
Paris a sans doute raison de remarquer que les dons
accordés à l'église de Compostelle (chap. V) sont
modestes, alors que le chapitre XIX étalera les
honneurs que l'empereur vainqueur fera à la cité
galicienne, lorsqu'il y convoquera un concile. Cette
différence nouvelle avec la suite du livre IV induit
à penser qu'Aimeri Picaud a pu s'appuyer, pour cette
section, sur une sorte de canevas assez sommaire,
cataloguant les prétendues conquêtes de Charlemagne.
On devait aimer, dans les milieux cléricaux de Compostelle
et chez les pèlerins, mêler ces récits à l'histoire
du pèlerinage dont la grande époque était commencée
depuis le milieu du XIe siècle. Sur ce fonds légendaire
épico-hagiographique qui courait dans les esprits
des jongleurs, des pèlerins, des voyageurs, des
hommes de guerre et des Français établis en terre
étrangère, Turpin-Picaud allait, à partir du chapitre
VI, commencer son véritable travail d'élaboration
qui se déploierait en trois campagnes militaires.
2
- Deuxième expédition (chap. VI-VIII, fol. 4v-6r)
La
seconde campagne, la moins développée en faits guerriers,
s'appuie sur les chapitres VI à VIII et a pour origine
la reprise de l'Espagne par le roi africain Agolant,
dont le rôle sera primordial jusqu'au chapitre XIV.
L'armée française, qui compte plusieurs dizaines
de milliers d'hommes, est commandée par Milo de
Angleris (f. 4v, 5v), qui sera la principale victime
(f. 6r). Pourquoi ce nom seul ? Sans doute l'auteur,
pensant à l'épopée prochaine du prestigieux Roland,
estime-t-il utile de donner à son père une place
chronologiquement vraisemblable. La trame épique
s'élargit, les éléments descriptifs commencent à
apparaître au milieu d'autres données de détail
dont il y aura lieu de parler. L'expédition, après
un arrêt à Bayonne, traverse les terres arides de
la Navarre et de la province basque d'Alava pour
rencontrer Agolant à Sahagun, sur la rivière Cea,
ville étape bien connue du Guide qui mentionne aussi
le miracle des lances fleuries qui s'y produit.
L'opération de nettoyage terminée, la marche tourne
court par la ville de Leon, toujours sur le chemin
de Compostelle, avant le retour en Gaule. Quelle
raison de mettre ainsi le roi Agolant en relief
? La Chronique n'a fait que puiser dans un fonds
épique qui paraît assez riche, et dont le fragment
conservé de la chanson d'Agolant donne une idée,
lorsqu'il montre Charlemagne à la tête de cinq "échelles"
s'opposant en Espagne au puissant roi sarrasin.
P. Meyer a estimé que ce résidu de 160 vers n'est
que le remaniement d'un "très ancien poème",
sans doute assonancé, version (parmi d'autres ?)
de la campagne d'Espagne que Turpin a eue sous les
yeux.
3
- Troisième expédition (chap. IX-XI début, fol.
6r-7v)
La
troisième campagne s'étend sur le sud-ouest de la
France; elle n'est plus une conquête, mais une résistance
victorieuse à une expédition d'Agolant, plus puissant
que jamais. Il a réuni une force de frappe constituée
par un maximum de peuples païens sous les ordres
de dix rois (f. 6) et réussit à pousser son avantage
jusqu'aux villes d'Agen (f. 6v) et de Saintes (f.
7). Aucune épopée ne présentant ce type d'invasion
dans de telles régions, il faut y voir une intention
du rédacteur poitevin, qui tient à utiliser pour
son propos un terrain qu'il connaît bien, celui
de la Charente et des sites de Taillebourg et de
Saintes. Cette tentation se comprend; elle sera
même accentuée par un remanieur poitevin de la Chronique,
au début du XIIIe siècle: il renchérira sur les
faits de guerre dans la région, mettant au compte
de la générosité de l'empereur, la construction
de quantité d'églises (dont le pays abonde) et la
distribution de multiples reliques. Quant aux noms
des rois païens, ils ont été, pour la plupart, identifiés
comme se rapportant à l'histoire récente ou contemporaine.
Le récit se pimente (humour gascon de l'auteur ou
récits populaires ?) d'un déguisement de Charlemagne
(f. 6v), d'une entrevue entre les deux rois ennemis,
où le plus malin "gabe" l'autre, en lui
présentant de fausses propositions de paix et en
espionnant ses forces; Agolant tenu dans Agen par
un siège en règle de six mois ne s'en tirera que
par une sortie ridicule et humiliante, fraudulenter
per latrinas et foramina. Désormais il n'aura que
la fuite pour échapper tant à l'encerclement à Saintes
qu'à la poursuite incessante des troupes chrétiennes
qui le "boutent" hors de la terre française
(f. 7). Pampelune, une fois encore, offre aux païens
un refuge momentané, et c'est de là qu'Agolant provoque
une nouvelle fois Charlemagne. Celui-ci rentre en
France pour préparer une grande expédition.
4
- Quatrième expédition antérieure au drame de Roncevaux (chap. XI suite - XX, fol. 7v-17r)
Cette
campagne qui se déroulera en terre espagnole dépasse
les précédentes par son déploiement en hommes et
en mouvements de troupes. Ici le chroniqueur va
développer une nouvelle construction qui ne sera
plus attachée aux hostilités contre Agolant, lequel
meurt assez vite (chap. XIV), mais qui puisera abondamment,
parfois sans vergogne, dans la matière épique, telle
qu'elle se présente dans les premières années du
XIIe siècle.
L'empereur
décrète une mobilisation générale de tous les hommes
valides contre les Infidèles, sous le signe de la
réconciliation et de la purification des âmes, prélude
nécessaire à la guerre sainte (f. 7v). Trente-trois
chefs sont désignés pour commander par groupes -
les "échelles" de l'épopée - une armée
de 131.000 hommes. Une telle nomenclature, que l'on
retrouvera lorsqu'une sépulture digne sera accordée
aux chefs (f. 23), est significative de l'utilisation
par l'auteur du maximum de données pour agrandir
sa fresque. De la tradition rolandienne il conserve
Bérenger, Bauduinza, Engelier d'Aquitaine, Estout
de Langres, Gaifier de Bordeaux, Ganelon, Garin
le Loherain, Gerier et Gerin, Gondebeuf de Frise,
Gion de Saint-Antoine (Guinardus ?), Hernaut de
Beaulande, Hoël de Nantes, Ivorie, Naimes de Bavière
l'habituel conseiller de Charles, Ogier le Danois
dont il ne manque pas de souligner la célébrité,
Olivier, le fils de Renier, Roland (première mention),
Salomon de Bretagne, Sanson de Bourgogne, le jeune
Thierry, l'archevêque Turpin qui désormais Combat
(f. 7v). La Chronique élimine les chevaliers suivants
présents dans la Chanson: Anseis, Antelme, Basan,
Basile, Gautier de l'Hum, Giboin, Girart de Roussillon,
Girart de Vienne, Guineman, Hamon de Galice, Ive,
Jocerant, Jofroi d'Anjou, Milon (déjà mort), Rabel,
Raimbaut, Richart de Normandie, Tedbold de Reims
et Thierry d'Argone (ou d'Ardenne). Turpin avait
évidemment le droit de faire sa sélection, mais
certaines éliminations de noms célèbres ne laissent
pas de surprendre.
Par
contre, l'introduction, dans cette nouvelle geste,
de noms inconnus de la légende rolandienne est instructive.
Arestant, Lambert de Bourges sont dans l'entourage
de Charlemagne, selon Agolant (v. 30, 34), qui cite
aussi Engelief, Estout, Gaifier, Guerin d'Anseüne,
Hernaut, Hoël. De ce poème mutilé ou d'autres viennent
Auberi le Bourguignon, Bègues, Berart de Nobles,
Esturmi, Gautier de Termes, Guielin (var. Guillaume),
Renaud d'Aubespine, dont les noms sont bien attestés
dans la tradition épique. Dès une époque ancienne,
l'épopée montre des Aimerides (famille d'Aimeri
de Narbonne) habituellement situés à l'époque du
roi Louis le Pieux, combattant sous la bannière
de Charlemagne en Espagne. La Nota Emilianense (1065-1075)
met dans l'entourage du roi, pour la bataille de
778, entre autres chevaliers, Ghigelmo alcorbitanas,
Guillaume au curb nez, un des fils d'Aimeri de Narbonne
qui pourrait être notre Guielmus, à moins que celui-ci,
dit ailleurs Guielinus (f. 23r) ne soit son frère
Guielin. Esturmi, qui tient une place importante
dans la première partie de la Chanson de Guillaume
(avant 1150), peut être admis ici, aux côtés de
Gautier de Termes, habituel compagnon de Guillaume
d'Orange. Garin le Loherain, Bègues de Belin et
leur oncle Auberi le Bourguignon relèvent de la
geste des Lorrains qui apparaît, il est vrai, aussi
bien sous le règne du roi Pépin que sous celui de
son fils Charles. Renaut d'Aubespine, bien représenté
comme marquis et messager du roi dans la chanson
de Gaidon (1210-1240), après Roncevaux, ne devait
pas être un inconnu avant 1140. Berart de Nobles
était peut-être lié dès cette époque à la vieille
légende de la prise de Nobles par Roland.La présence
de Constantin, préfet de Rome (f. 8r) avec 20.000
hommes venus de Rome et de la Pouille (f. 23v) est
compréhensible dans le dessein général de ces pages,
celui d'un engagement au maximum des forces de l'Empire
contre la puissance païenne. Pour ce faire, une
vaste opération de récupération de tous les grands
noms de l'épopée déployée dans les premières décennies
du siècle, s'avérait nécessaire, en particulier
de ceux relatifs aux guerres d'Espagne et dont témoignent
la Chanson de Roland, l'Entrée d'Espagne et Agolant.
On perçoit à travers ces sources tout un ensemble
de données utilisées par un esprit moins brouillon
et moins inventif qu'il n'y paraît d'abord.
Avec
une si puissante armée, en face de laquelle n'apparaît
pas de nouvelle liste de rois ennemis, le théâtre
des opérations va s'élargir. L'armée arrive en colonnes
aux abords de Pampelune (f. 8v). Nouvelles provocations
près de la via iacobitana (f. 8v, 11r), nouveaux
pourparlers entre Charles qui connaît l'arabe (souvenir
de Mainet) et le roi Agolant, échanges gonflés par
une discussion peu théologique où le chrétien tente
de convertir le fidèle de Mahomet (f. 9), optique
essentielle, nous le verrons, au projet du chroniqueur,
et qui a l'avantage de préparer, par l'entremise
du chapitre XIII, l'affrontement ultime entre les
deux rois. La Chronique s'emploie à élaborer un
déploiement de forces (f. 9v, 10v), mais le souffle
épique, servi par le génie littéraire, en est absent.
Six noms se détachent: Hernaut de Beaulande, Estout,
Ogier, Gondebeuf, Constantin et Charles, sans que
l'on sache quelle est leur prouesse, sauf pour Hernaut
à qui il revient, plutôt qu'à l'empereur - on ne
sait pourquoi -, de donner le coup fatal à Agolant
(f. 10v). Des dix rois précédemment convoqués par
Agolant (f. 6v), deux seuls réussissent à s'enfuir.
Après une étape à Puente-Ia-Reina (f. 11r), la marche
se poursuit jusqu'à Mont-Jardin que tient le roi
de Navarre, Forré (Fourré). L'épopée associe généralement
le nom de ce roi à la ville espagnole de Nobles
qui est sa forteresse. Notre auteur paraît mal à
l'aise, parce qu'il ne sait pas où situer sur la
via une telle ville, alors qu'il accorde d'ordinaire
son histoire à des lieux précis qu'il connaît. Avec
une certaine désinvolture, il transplantera au chapitre
XXIII (f. 26v-27r), en taisant le nom de Forré,
le fonds de cette légende qu'il a retenu, sur le
site de Grenoble, dans une sorte d'appendice commode.
Du coup, le présent engagement contre ce roi qui
est tué, sera le plus banal qui soit (f. 11). Le
site crée l'épisode, le nom du roi étant familier
aux chanteurs de geste, et se présentant favorablement
pour situer une action dans cette région.
La
route se poursuit par Najera, cité tenue par le
géant Ferragu que l'amiral de Babylone a envoyé
pour défier Charlemagne (f. 11v). Absent de la tradition
rolandienne, faisait-il partie de la primitive Entrée
d'Espagne ? La chose n'est pas impossible, mais
on ne peut la déduire de sa présence dans l'actuel
remaniement où la copie du Pseudo-Turpin apparaît
trop parfaite. Le personnage n'était pas inconnu
des jongleurs vers 1140, et le chroniqueur a dû
l'utiliser, comme celui de Forré, sans qu'il soit
nécessaire de faire appel à un poème perdu sur "Ferragu
a la grand teste". On peut en tout cas conjecturer
que ce nom, qui vient peut-être tout simplement
d'une légende locale, recueillie comme celle de
Luiserne ou des lances fleuries, par des voyageurs
ou par Aimeri lui-même, a servi de prétexte à l'auteur
pour construire en plus grand la "dispute"
théologique entre Roland et le géant, à l'imitation
de celle entre Charles et Agolant. En préparation
du duel, quatre essais d'attaque de Ferragu par
Ogier, Renaut d'Aubespine, Constantin et Hoël, soldés
par leur emprisonnement. Les Français qui osent
affronter le géant de genere Goliath sont réduits
comme fétus de paille. Charlemagne est près de renoncer,
quand Roland obtient la permission de tenter un
dernier affrontement.
5.
La
"dispute" théologique entre Roland et
Ferragu (fol. 11v-14v)
Un
combat exemplaire, bien construit sur trois journées,
avec leurs trêves et leur indécision, vise à mettre
en relief la personnalité du champion de la Foi
autant que de l'épée, de ce Roland dont la Chanson,
depuis plusieurs décennies, a largement fait connaître
la prouesse. Pour cet épisode, aucune source précise
et connue ne peut être invoquée; peut-être le narrateur
ne cherche-t-il qu'à revêtir d'héroïsme le morceau
de bravoure clérical qu'il veut p1acer ici. Qui
défendrait mieux la terre et l'honneur chrétien
que celui qui sera bientôt qualifié de defensor
Christianorum, murus clericorum (f. 21v) ?
Au
troisième jour de cette rencontre où les sentiments
chevaleresques de part et d'autre ont fait oublier
les brutalités précédentes, Roland va engager avec
Ferragu un dialogue, pour le convaincre de la véracité
de la foi chrétienne, en vue de le convertir, comme
Charles le tenta pour le roi Agolant. Les poètes,
lorsqu'ils se sont emparés des inventions de Turpin
pour élaborer l'épopée d'Espagne, ont aussi reproduit
cette disputacio, non sans les adaptations et les
fioritures propres à leur art. Ici, l'argumentation
de type académique est celle d'un clerc féru de
théologie, à la plume de polémiste, habitué au genre
de la disputatio inter theologos, non sans un certain
étalage, dans un chassé-croisé de questions et de
réponses dont les poètes ont évité la lourdeur.
Le rédacteur est bien de son siècle, par ses arguments
traditionnels et son peu de connaissance de l'Islam;
il évite cependant la vulgarité des légendes populaires,
et surtout de mettre Mahomet dans le panthéon des
dieux ou des démons païens, d'en faire un faux prophète,
ce à quoi cède allègrement l'épopée. Ferragu, quant
à lui, est un "chevalier" digne du champion
qui lui fait face, par sa dignité, sa courtoisie,
son ouverture au dialogue.
La
démonstration de Roland est élaborée dans une suite
très serrée d'arguments où le chrétien a la part
belle (2/3 du dialogue), tandis que Ferragu mène
le jeu des questions et se laisse convaincre - nécessité
de l'apologétique ! - par les explications du Français.
Seule la dernière question de la résurrection des
morts aboutit à une impasse qui appellera le Jugement
de Dieu, habituel recours à l'époque, pour résoudre
des conflits sans issue.
Le
Credo chrétien, même si toutes les vérités n'en
sont pas exposées, constitue le schéma de la discussion,
soit la Trinité, l'Incarnation, la mort du Christ,
sa résurrection et celle des hommes. Roland affirme
d'abord la divinité de Jésus venu sur terre, ce
qui provoque la stupéfaction de Ferragu, attaché,
comme tout musulman, au Dieu unique: "Dieu
n'est qu'un ! Il est trop haut pour avoir un fils!",
proclame le Coran. Roland réplique que Dieu est
Père, Fils et Saint Esprit, Dieu unique, mais en
trois personnes. Ferragu ne sait distinguer nature
et personne; il s'en tient à trois dieux, ce qui,
de son point de vue, est une aberration. Roland
va affirmer avec vigueur l'unité dans la Trinité,
des personnes égales et éternelles. Pour ce faire,
il recourt à cinq analogies, méthode classique des
théologiens et prédicateurs de l'époque pour "approcher"
le mystère de trois éléments qui ne font qu'un tout:
la cithare (cordes, mains, art de l'instrumentiste),
l'amande (peau, coquille, noyau), le soleil (lumière,
brillance, chaleur), la roue (moyeu, rayons, cercle),
l'homme (corps, membres, âme). La manière est humaine
et populaire, qui ne fait appel aux affirmations
et aux preuves du Nouveau Testament, pas plus que
Ferragu ne réplique par des citations du Coran que
le rédacteur de cette page n'a jamais lu. Le païen
se dit d'accord avec cette démonstration suffisamment
parlante pour un non-théologien; il le fait avec
une ouverture d'esprit assez inattendue, mais nécessitée
par les besoins de l'apologétique. Ainsi encore,
comment admettre la génération du Fils ? C'est simple
pour Roland: par sa toute-puissance, Dieu a créé
Adam dans le temps; il pouvait donc engendrer Lui-même
un Fils avant le temps. Placet mihi quae dicis,
répond simplement le païen.
Seconde
question: comment Dieu a-t-il pu devenir un homme,
cet homme appelé Jésus ? C'est le Souffle divin,
spiramen sacrum suum, qui l'a engendré d'une vierge,
sine semine humano. Ferragu a du mal- in hoc laboro,
avoue-t-il - à admettre une telle génération contre
nature. Il suffit d'invoquer encore la puissance
de Dieu, lui est-il répliqué. Le géant s'excuse
à nouveau (erubesco), de ne pas comprendre. Roland
va recourir à des exempla, ceux que les Physiologi
ou Bestiaires contemporains proposent à l'envi:
la génération du charançon depuis la fève, celle
des vers à partir de l'arbre et de l'humus, celle
des poissons, des vautours, des abeilles et des
serpents, sine masculo semine. Arguments populaires
du même type que les précédents. Le Sarrasin ne
devrait pourtant pas être arrêté par la naissance
virginale de Jésus admise par le Coran. Le rédacteur,
une nouvelle fois mal informé des croyances islamiques,
déplace le problème: c'est la divinité de Jésus
qui fait question et non sa génération humaine.
Nouvelle
interrogation de Ferragu: admettons la naissance
virginale, mais comment le "Fils de Dieu"
a-t-il pu mourir sur une Croix ? Deus enim numquam
moritur. Réponse: c'est dans sa nature humaine que
Jésus est mort et ressuscité. Mais, est-il répliqué,
un mort ne peut revenir à la vie. La réponse de
Roland va s'appuyer une nouvelle fois sur l'analogie,
pour illustrer la puissance divine: l'arbre qui
croît, le grain de blé qui pourrit en terre avant
de fructifier, la lionne qui met au monde ses petits,
dans l'état de morts-nés, mais que le lion ressuscitera
par son souffle au bout de trois jours. Sont allégués
des exemples de résurrections antérieures à celle
du Christ, opérées par les prophètes Elie et Elisée.
Jésus lui-même, Fils de Dieu, après avoir ressuscité
les autres, pouvait aisément (facile) ressusciter
à son tour. Ferragu comprend et, en bon musulman,
admet la résurrection des morts, mais l'Ascension
de Jésus lui pose un nouveau problème. Descendre
du ciel et y remonter avec son corps ? Simple affaire
de puissance, rétorque Roland qui invoque trois
nouvelles analogies: la roue du moulin monte et
descend, l'oiseau virevolte, le soleil se lève et
se couche. Ainsi le Fils de Dieu n'a fait que retourner
là d'où il était venu. Roland et Ferragu, l'un comme
l'autre, ignorent l'affirmation du Coran: Jésus
n'a pas été crucifié, mais Dieu l'a élevé à Lui;
ce qui aurait donné au païen le meilleur argument
contre la résurrection. Ferragu, cette fois, n'est
pas convaincu, à supposer qu'il l'ait sincèrement
été par une alternance de questions et de réponses
où ses acceptations étaient plutôt le fait de la
courtoisie et de l'infériorité voulue par l'apologiste
Turpin-Plcaud. Cette fois, le porte-parole chrétien
a démontré l'excellence et la cohésion du dogme,
mais le dialogue a abouti à une impasse. Seul le
Jugement de Dieu déterminera, par l'issue du duel,
la religion du vainqueur vraie, et celle du vaincu
mensongère. La victoire de Roland ne tarde pas,
puisqu'il plonge son épée dans le nombril du géant.
On
l'a constaté: le rédacteur de ce morceau de bravoure
qui n'a pas feuilleté le Coran, ni fréquenté de
musulman, ni discuté avec un théologien islamique,
traite le sarrasin Ferragu, même si celui-ci est
peu combatif, comme un hérétique qui nie la Trinité,
la divinité de Jésus et son mystère humain. Pas
de vraie polémique, ce qui traduit, selon P. Bancourt,
le climat de détente qui s'instaure entre les deux
religions au milieu du XIIe siècle. L'absence d'arguments
scripturaires et coraniques enlève du poids à la
confrontation, mais Ferragu n'est pas plus un fanatique
que Roland n'est un véritable théologien; ce sont
avant tout deux hommes d'armes, bon chrétien et
bon musulman, mais non versés dans la dialectique
et ses arguties. L'auteur de ce montage, en mettant
sur leurs lèvres des arguments à leur portée, se
situe bien dans le contexte général édifiant du
Liber sancti Jacobi, comme dans l'atmosphère de
la Chronique, aussi guerrière, mais plus cléricale
que celle de la Chanson de Roland, laquelle ignore
ce genre de joute verbale et le personnage de Ferragu.
Cette page n'est toutefois pas un développement
en partie tardif, comme a pu le faire croire le
fait que, dans diverses versions, la discussion
est plus de deux fois plus courte que dans le Codex,
Enfin,
la comparaison avec le dialogue beaucoup plus court
entre le roi Charles et le roi Agolant, à la faveur
d'une trêve (f. 9), ne manque pas d'intérêt, même
si le contexte n'est pas exactement le même. Le
païen demande pourquoi les Français ont envahi les
terres qu'il tient de ses ancêtres. Charles répond
que le Christ veut régner sur le monde par l'entremise
du peuple chrétien. Agolant oppose alors le prophète
Mahomet et ses dieux à Jésus, mais la réplique est
cinglante: Mahomet n'est qu'un homme de rien, vanus
homo, un démon qui emmènera ses adeptes dans la
géhenne de feu, alors que ceux qui croient en la
Trinité iront au Paradis. Il faut donc choisir:
se convertir ou périr. Agolant refuse de renier
Mahomet qui est son "dieu tout-puissant"
et de recevoir le baptême. C'est le Jugement de
Dieu qui tranchera l'issue du combat. Ici, pas de
théologie développée entre deux chefs d'armées qui
ont déjà connu des affrontements meurtriers, mais
les réflexes habituels et sans concessions; deux
oppositions irréductibles et sans noblesse de vue:
"Mahomet est un de nos dieux - Mahomet est
un diable voué à l'enfer. Crois ou meurs !".
Le combat reprendra et Agolant vaincu songera à
se faire baptiser, mais y renoncera, ce qui relancera
la guerre.
6.
Suite
Après
l'étalement de cette discussion, le sort des armes
est vite réglé: Ferragu blessé à mort est transporté
par les Sarrasins dans la forteresse de Najera,
où les chrétiens s'engouffrent et portent au géant
le coup fatal; la ville et la citadelle sont prises,
les prisonniers libérés (f. 14.).
Sans
doute par souci de varier son plan et de ne pas
ramener le lecteur sur les lieux de la seconde campagne
où la pacification a dû faire son oeuvre, la Chronique
propulse l'armée française vers Cordoue où se sont
réfugiés les deux rois rescapés de Séville et de
Cordoue qui appellent à la rescousse sept villes
du sud et du sud-est de l'Espagne (f. 14v). Pour
cette expédition où apparaît une ébauche de stratégie
sur trois jours encore, on ne peut à coup sûr invoquer
la chanson postérieure de la Prise de Cordes et
de Séville (fin XIIe - début XIIIe s.), dont rien
n'indique qu'elle soit un remaniement. Il est possible
qu'un poème antérieur au Roland ait narré le siège
et la prise de Cordes par Charlemagne, dont la Chanson
fait mention (v. 71, 97-102) et que Roland se vante
d'avoir conquise pour l'empereur (v. 200). La mention
a pu être suffisante pour que Turpin brode. Les
deux rois une fois tués, l'Espagne se trouve en
entier pacifiée, et l'on voit en épilogue Charles
distribuer les reconquêtes à tous ceux qui ont été
à la peine (f. 15v). Et Turpin de conclure: Nemo
postea fuit qui auderet in Hyspania Karolum expugnare.
L'empereur
peut alors se tourner vers Compostelle - nouveauté
absolue par rapport à l'épopée -, plus comme chef
religieux que comme chef d'armée (chap. XIX, f.
15v-16v). Il y convoque un concile général pour
l'Espagne; après que l'archevêque Turpin a consacré
la basilique de Saint-Jacques, Charlemagne établit
la prééminence du siège épiscopal de Compostelle
sur la Galice et l'Espagne et le situe après Rome
(siège de Pierre) et avant Ephèse (siège de Jean)
parmi les trois sièges les plus prestigieux de la
chrétienté. Le lecteur du Codex est ainsi ramené
à l'essentiel, le culte de l'Apôtre dans son sanctuaire
galicien: la victoire des armes françaises, avec
l'aide de saint Jacques, en fut le prix.
Le
chapitre XX marque un temps d'arrêt. A cette place,
un éloge général du roi des Français, qui s'est
acquitté de sa mission venue du Ciel et a atteint
le sommet de la gloire, est tout à fait normal,
avant les journées sombres de Roncevaux; il ne donne
pas l'idée, comme on l'a cru, d'une interpolation.
Ce portrait, assez différent de celui d'Eginhard
dans sa Vita Karoli, le pare de toutes les qualités
physiques (on dirait une statue plus terrifiante
encore que majestueuse), guerrières (on ne lui résiste
pas en combat singulier), et pratiques (magnanimité,
gouvernement).
L'excuse
de ne pouvoir, par fatigue, rendre un compte plus
large de la geste impériale, avec le regret de ne
pas développer les aventures de Mainet, le jeune
Charles, en Espagne (f. 17r, cf 9r), ni le pèlerinage
en Terre Sainte, s'expliquent aussi aisément: il
y aurait trop à rédiger. Il faut donc conclure:
Quemadmodum ab Yspania [Karolus] rediit ad Galliam,
nabis breviter est dicendum. Turpin-Picaud le fera
en des pages assez longues - tout le chapitre XXI
- et en utilisant, pour ce retour en France qui
s'avérera dramatique, la célèbre légende de Roncevaux;
il le fera à sa manière ...
B)
Le drame de Roncevaux et le retour en France, selon
Turpin (fol. 17r-23v)
Sur
la base des faits historiques de l'an 778 qui avaient
vu, après la prise de Pampelune, l'échec devant
Saragosse et le retour désastreux de Charlemagne
en France, la légende du sacrifice héroïque de Roland
à Roncevaux avait fleuri de bonne heure. Pour cette
phase du retour, le Pseudo-Turpin avait à l'évidence
en mains une source qui ne différait guère de la
version d'Oxford. Sa tentative, selon sa mentalité
de clerc plutôt hardie vis-à-vis de ses sources
et dans les limites d'un résumé, était osée et périlleuse,
au regard de la vogue dont jouissait la légende
épique de Roncevaux, en cette première moitié du
XII- siècle. Arrivé au chapitre XXI, le narrateur
paraît désormais beaucoup moins solliciter de noms
que s'efforcer de reconstruire à sa guise, dans
des pages suivies, une trame épique susceptible
de servir opportunément son dessein. L'organisation
des données est, par nécessité, parallèle à celle
de la Chanson; mais l'éclairage projeté sur la geste
de Roland rejette dans l'ombre de multiples épisodes,
ou les réduit à quelques lignes. A défaut d'une
analyse qui risquerait de se perdre dans la minutie,
on peut dégager cinq étapes.
1
- La trahison de Ganelon
Le
retour de Compostelle négligé, on se retrouve, sans
coup férir, à l'étape bien connue de Pampelune,
sur le chemin du retour en France. L'Espagne est
soumise, mais Saragosse ne l'est qu'en apparence,
in caritate ficta, du fait de la fourberie des deux
rois, Marsile et son frère Baligant. Le fil conducteur
du récit épique demeure: des présents seront offerts
à Ganelon pour le corrompre, et à Charles pour lui
faire croire à la conversion de Marsile; la désignation
de Roland entouré d'Olivier, des pairs et de 20.000
soldats pour garder le passage de Roncevaux est
aussi bien marquée (v. 792-802). Mais, dès le début,
des différences se font jour entre la version française
et la rédaction latine. Ici, c'est Charles qui demande
aux rois de se convertir, et non eux qui le proposent
habilement. Baligant intervient beaucoup plus tôt
aux côtés de Marsile, au lieu de n'apparaître qu'après
la mort de Roland (v. 2614 ...). En regard des dix
mulets chargés d'or et des 700 chameaux destinés
à Charles (v. 647, 652, 679), des divers présents
qui sont remis à Ganelon par Marsile et sa femme,
par Valdabron et Climorin, pour prix de sa trahison
(v. 464, 616-641), celui-ci se voit confier, avec
30 chevaux chargés d'or et de trésors pour Charles,
et 20 autres chargés d'or et de manteaux pour lui-même,
40 chevaux porteurs d'outres de vin dans le but
d'enivrer les soldats, ainsi que 1.000 Sarrasines
ad faciendum stuprum, au lieu de 20 otages (v. 646,
679). Cette surenchère dans le dessein de perdre
par l'immoralité une armée invincible ne surprend
guère; l'auteur, à l'esprit zélé et moralisateur
- celui des grands sermons du livre I - se devait
de marquer que la guerre sainte ne peut s'accommoder
de communes turpitudes. Son réalisme en arrive à
dépoétiser l'action idéale du Roland. Enfin, l'ordre
donné au seul Roland d'assurer l'arrière-garde (v.
743, 784, 786) l'est aussi à Olivier; Turpin, narrateur
qui doit survivre au désastre, ne sera plus comme
avant (v. 799, 1124, 2130) aux côtés de Roland.
Plus encore que ces changements, le lecteur regrettera
l'absence des délibérations à la cour de l'empereur,
les hésitations de Ganelon à trahir son seigneur,
la dispute entre Roland et son parâtre, l'angoisse
prémonitrice de Charles. Comment résumer une action
dramatique sans la dessécher ?
2
- Le combat de Roland et de ses hommes
Cette
section, à l'action la plus raccourcie dans le Turpin,
ne présente guère d'intérêt. Le poète, dans un premier
temps, se plaisait à déployer, comme dans une fresque,
les charges victorieuses et les joutes superbes
de Roland et des siens: "Gente est notre bataille",
s'écrie Olivier (v. 1274). Les Français frappent
"de cuer et de vigur" (v. 1438) dans un
combat où tous les coups sont merveilleux (v. 1397,
1412, 1653, 1663). Mais après les premiers succès,
les hommes de Roland ploient sous le nombre (v.
1679) et sont réduits à soixante (v. 1689). Au lieu
de ce déploiement, Picaud, pressé d'arriver à ses
fins, syncope et gauchit le texte: une attaque contre
les Français post tergum, contrairement à l'épopée,
mais en accord avec le mépris dont sont couverts
les Sarrasins dans le livre IV, une série de chiffres
fantaisistes (50.000 païens en deux ailes, commandés
par Marsile et Baligant, au lieu d'une armée de
400.000 hommes), ce qui rend l'action brouillonne
et vague comme l'étude du parallélisme malaisée,
aucune prouesse individuelle. Une phrase tente de
compenser le vide de la dramatisation par des détails
sanguinolents et même bizarres pour un champ de
bataille. Turpin dégage le terrain - plus de 2.000
vers sont ainsi "expédiés" - par un massacre
total des Français, pour ne garder que cinq survivants:
Roland (sans Olivier dont Charles retrouvera plus
tard le cadavre), Turpin et Ganelon (dont on ne
sait pourquoi ils sont comptés, puisqu'absents),
Bauduin, le jeune demi-frère de Roland et Thierry,
l'écuyer de la Chanson et futur vainqueur de Ganelon,
tous les deux nommés pour la première fois et qui
réussissent à se cacher dans les bois ... en attendant
la suite. Turpin-Picaud prépare ainsi les "utilités"
dont il aura besoin. Ainsi, Bauduin, qui était trop
jeune à l'époque de Roncevaux (v. 313-314), sera
utile pour assister en partie Roland mourant, et
nécessaire pour que l'archevêque Turpin qui sera
loin de Roland soit informé de cette agonie et la
mette par écrit. Thieny, qui n'entrait dans l'action
qu'après le retour de l'empereur à Aix (v. 3806
...), remplacera Bauduin pour les tout derniers
instants et la mort du héros, dont il pourra seul
communiquer les détails à Turpin, ainsi que pour
le duel judiciaire contre Ganelon. Une interrogation
clôt la section: pourquoi tous ces braves qui n'avaient
pas forniqué sont-ils tombés ? C'est que Dieu a
tenu à récompenser sans tarder leur vaillance. D'ailleurs,
il n'est pas bon, poursuit notre clerc, d'emmener
des femmes dans l'armée: c'est un impedimentum animae
et corpori. Darius vaincu par Alexandre et Antoine
vaincu par Octave l'ont appris à leurs dépens. La
leçon est bonne sans doute, mais, à cette place,
elle sent trop son prêchi-prêcha.
3
- Le dernier combat de Roland
La
journée fatale du 16 juin sera celle de la Passio
Rotholandi; les données mystiques seront essentielles,
supportées seulement par quelques éléments épiques
qui mettent en relief l'unique prouesse du héros.
La Chanson a développé, dans l'ordre, la pénible
dispute entre Roland et Olivier sur l'opportunité
de la sonnerie du cor, la mise en route de l'empereur
qui a compris l'appel à l'aide, le combat impossible
de Roland et des siens contre la pression de l'énorme
armée de Marsile, le long martyre d'Olivier soutenu
par son ami (v. 1952-2034), les beaux coups d'épée
dans un "estur fort et pesme" (v. 2123),
la mort de Turpin les armes à la main (v. 2242).
La tension est grande dans cette mêlée où chacun
est allé jusqu'au bout de ses forces, et seule l'assurance
de la prochaine venue de Charles: "Karlum avrum
nus ja !" (v. 2114), ranime un combat qui serait
désespéré. Mais Roland souffre des grandes blessures
que lui ont faites les païens, persuadés qu'ils
sont que, tant qu'il vivra, la guerre recommencera
(v. 2118). Le roi Marsile blessé s'est enfui (v.
1913); ce n'est qu'en sa ville de Saragosse qu'il
mourra plus tard (v. 2570, 3646). Dans cette phase
des combats, la Chronique va mettre à profit les
graves altérations qui se sont dessinées avec l'absence
de Turpin le combattant et la mort supposée d'Olivier
et de bien d'autres. Roland restera seul et il n'aura
personne pour le secourir. Il commence par lier
à un arbre un païen qui s'est caché dans un bois;
puis, d'une hauteur, il aperçoit l'armée païenne
et redescend in via Runciaevallis. Il sonne du cor,
seulement pour appeler les Français cachés dans
les bois; cent reviennent à lui. Il enjoint alors
au Sarrasin attaché de lui indiquer, sous peine
de mort, qui est le roi Marsile dans l'armée qui
s'avance. Cette nouvelle "utilité" dans
le récit permet au Français de repérer le chef qu'il
ne connaissait pas, de le poursuivre illico et de
le tuer de sa propre main, provoquant ainsi la fuite
des païens, et enlevant du même coup à l'empereur
le souci, sinon la gloire, de poursuivre Marsile
jusqu'à Saragosse. L'armée de Baligant s'enfuit
apeurée, ce qui élimine de la suite du récit l'épisode
dit de Baligant. Les cent fidèles une fois disparus,
Roland reste définitivement solitaire et gravement
blessé. Qui sera témoin de ses derniers instants,
d'autant que l'empereur ignore absolument ce qui
se passe à l'arrière et continue sa route ? Comment
Turpin le chroniqueur pourra-t-il raconter ces instants
suprêmes ? Il va faire sortir à point nommé de leur
cachette Bauduin et Thierry. Tout ceci est habilement
agencé, mais l'écart s'est creusé avec le modèle,
par des coupes sombres au profit d'un nouveau recentrage
sur le héros-martyr.
4
- La mort de Roland
Les
deux versions sont ici les plus proches dans leur
esprit: plus d'action extérieure pour troubler l'intimité
d'un héros "puissant et solitaire", maintenant
recueilli devant Dieu. Le clerc chroniqueur est
à l'aise pour accentuer les moments d'une agonie
chrétienne. Traduisant presque par moments son devancier
(qui lui aussi connaissait les sentiments de la
foi chrétienne à cette heure), il n'en garde pas
moins la liberté qu'il s'est donnée d'adapter. Le
site, locus amoenus choisi par le poète, est pratiquement
identique: un arbre, un "perron" (petronus)
de marbre, de l'herbe verte, à l'écart, au-dessus
de Roncevaux. Mais, alors que Roland avait précédemment
perdu son cheval Veillantif (v. 2167), ici il en
descend, car Bauduin qui observe depuis sa cachette
en aura besoin pour porter à l'armée la nouvelle
de la mort du héros. L'épisode du sarrasin qui tente
de saisir Durandal et est tué (v. 2274-296) est
omis, sans doute jugé comme superflu. L'adieu à
Durandal, qui précède ici la sonnerie du cor, est
pathétique dans les deux cas: le poème exaltait,
grâce au rappel de faits d'armes précis, au relief
et à l'intensité de trois invocations (v. 2303-2311,
2316-2337, 2344-2354) qui ponctuaient les trois
essais pour la briser (v. 2302, 2313, 2329), la
beauté, la sainteté et la gloire de l'épée conquérante;
la Chronique célèbre en un développement rythmé,
assonancé ou rimé, non certes sans quelque grandiloquence
et redondance, les divers mérites de la sainte épée,
en particulier contre les ennemis de Dieu dans la
guerre sainte. Dommage que les trois coups pour
la briser, trinus ictus, ne soient qu'indiqués à
la fin, après l'adieu ! La Chanson se concentre
ensuite sur les derniers instants de Roland qui
"sent de son tens n'i ad plus" (v. 2366).
Ici prend place, dans la transposition turpinienne,
la sonnerie du cor qui n'est plus un appel angoissé
à l'aide de Charlemagne (v. 1703, 1753-1756, 1787),
mais un appel aux quelques fidèles dispersés pour
assister Roland dans sa fin et récupérer son épée
avec son cheval (f. 19v). Ce "cri" parvient
à Charles distant de huit lieues, angelico ductu,
et l'armée part en dépit des railleries de Ganelon.
Bauduin arrive opportunément pour donner à boire
au moribond, mais l'eau manque; il doit vite s'enfuir
pour avoir la vie sauve; du moins pourra-t-il dire
à l'oncle qu'il a vu son neveu en agonie. Mais le
chroniqueur a garde de laisser le martyr mourir
dans l'abandon: Thierry survient pour tenir le rôle
d'un ange de l'agonie, assister à des moments sublimes
dont il pourra témoigner, une fois revenu dans l'armée.
Dans
le poème (v. 2364-2397), quelques paroles accompagnées
de battements de la coulpe suffisent à traduire
la demande du pardon des fautes. En vrai chevalier,
Roland tend son gant à son Seigneur du ciel, et
trois archanges portent avec honneur son âme en
paradis. En regard, Thierry invite son compagnon
qui s'est au préalable confessé et a reçu le Viatique,
comme le font les chevaliers avant la bataille,
à se préparer à la mort. Le martyr du Christ s'adresse
à son Maître, et lui rappelle, non plus ses conquêtes,
mais tout ce qu'il a enduré ad exaltandam Christianitatem.
La demande de pardon, plus étendue et plus humble,
s'inspire de l'Ordo commendationis animae du Rituel,
ce qui est naturel sous la plume de notre rédacteur.
Oubliant son orgueilleuse prouesse du poème, Roland,
dans un esprit d'amour chrétien authentique, voit
les ombres et les lumières qu'il va rencontrer;
ses pensées sont de foi en la résurrection, de confiance
en Dieu, d'intercession pour ses frères martyrs.
Sa position n'est plus celle du chevalier couché,
"mort cunquerant" (v. 2363), la tête tournée
vers l'Espagne conquise (v. 2360, 2367, 2377), mais
celle d'un gisant, d'une sorte de statue (f. 20r,
21v), regardant vers le ciel et se signant. Le premier
était avant tout le chevalier du siècle, pourfendeur
de païens certes, mais d'abord un passionné de prouesse
personnelle (v. 2317-2334, 2352-2353), le second
un envoyé de Dieu, dont la sainte épée est essentiellement
l'arme de la justice divine. Ainsi, l'agonie plus
réaliste et plus pieuse que dans l'épopée est-elle
plus humaine et plus humble; c'est celle de tous
les chrétiens, sans manifestation céleste.
Thierry
s'éloigne juste avant que Roland rende le dernier
souffle (f. 20v). Turpin officie en ce moment même
en présence de l'empereur, dans le Val Carlos; ravi
en extase, il entend les choeurs des anges qui chantent,
tandis que l'archange Michel conduit au ciel l'âme
de Roland et de ses compagnons martyrs, et que les
démons poussent celle de Marsile en enfer (cf v.
3644-3647). L'archevêque en fait part au roi (f.
21v), lorsque survient Bauduin à cheval qui racontera
comment il a dû laisser le héros in agonia positum
iuxta petronum in monte: il dira tout simplement
de bouche à oreille les éléments indispensables
au narrateur, ego Turpinus.
5
- Les derniers combats et le retour à Aix
Avertie
par la sonnerie désespérée du cor, l'armée a fait
demi-tour et Charles arrive directement au dessus
de Roncevaux; il trouve de suite et seul le corps
de son neveu, alors que, dans la Chanson, il lui
fallait combattre sur les lieux (v. 2396) contre
les troupes de Marsile, avant qu'une recherche angoissée
l'amène près du cadavre (v. 2397-2870). En ne retenant
que la rencontre de l'oncle et du neveu, Picaud
laisse pour l'instant le miracle du soleil (v. 2459),
et donne de l'intensité à la scène de la déploration.
Ce "regret" (v. 2887-2944), il l'a sous
les yeux et le suit assez bien, mais Charles pleure
tout autant le jeune chrétien exemplaire que le
chevalier qui fut le soutien indispensable de son
règne. Le prosateur amplifie même la louange du
disparu, selon les lois de la rhétorique cléricale,
bien au-delà de son titre de defensor Christianorum:
il y joint l'adaptation qu'il fait de six vers pris
dans les épitaphes de Fortunat, comme il l'avait
fait précédemment (f. 21v) avec vingt vers, après
la mort de Roland; il lui donne même l'âge de 38
ans. Une veillée et un service funèbre sont réservés
au seul Roland, ce qui, en débordant le poème (v.
2953-2961), achève, avec la piété qui convient,
cette page dramatique.
L'empereur
descend alors sur le terrain de Roncevaux pour reconnaître
les siens. La mention inattendue d'Olivier le présente
dans la posture d'un martyr crucifié à terre, le
corps lacéré de coups. Le chroniqueur va reprendre,
toujours à sa manière, le fil de sa narration. Il
reporte ici (f. 22r) les combats précédemment négligés.
C'est ainsi que l'on retrouve le miracle du soleil
qui s'immobilise durant trois jours, afin de permettre
aux Français, non de poursuivre les païens qui se
sont enfuis, sous la conduite de Baligant, dès la
mort de Marsile (f. 19r), mais de les retrouver
au repos près de Saragosse, iacentes et comedentes,
au bord de l'Ebre. Charles se venge en en tuant
4.000 et revient de suite à Roncevaux. Les combats
sur place, selon le poème, pour venger Roland, la
guerre de poursuite de Marsile jusqu'à Saragosse,
la prise de la ville et la mort du roi païen (v.
2986-3653) sont proprement télescopés. L'action
tourne court et ramène l'armée à Roncevaux, essentiellement
pour le châtiment immédiat de Ganelon, autre Judas,
in campo belli, cunctis videntibus (f. 22v), sans
attendre le retour à Aix (v. 3890...). Si le supplice
infligé au traître est décrit avec une complaisance
cruelle qui rejoint celle de l'épopée (v. 3964-3973),
il manque le jugement de Charles, la défense de
Ganelon, le duel difficile de Thierry contre Pinabel,
qui étaient du plus bel effet (v. 3735-3963).
Il
n'y a plus qu'à rentrer en France et à ramener tous
les morts en terre française, ce qui introduit un
long développement. Le chroniqueur-pèlerin, à partir
des quelques données de la Chanson (Bordeaux, Blaye),
va terminer sa fresque "historique" en
utilisant deux routes du Guide qu'il a vraisemblablement
déjà rédigé, la Via Turonensis qui est la route
unique du retour de l'armée dans le modèle (v. 3684-3694)
et la Via Egidiana qui passe en Arles. La sépulture
de Roland à Blaye ne saurait être changée, vu la
célébrité de la légende, mais les prétentions régionales
s'accentuent sous la plume du poitevin: la basilique
Saint-Romain fut fondée par l'empereur (f. 23r),
l'épée de Roland, que le poète avait égarée par
un oubli surprenant, fut bien déposée à Blaye, avec
le cor. Ce n'est que par la suite et de manière
indigne (indigne) que celui-ci a été amené à Saint-Seurin
de Bordeaux, et non directement comme le prétend
la Chanson (v. 3685-3687).Qui pouvait mieux qu'Aimeri
Picaud revendiquer pour Blaye en Saintonge, felix
urbs pinguissima, la possession légitime des deux
reliques ? Ensuite commence la répartition des vingt-neuf
autres cadavres, cinq pour Belin, neuf pour Bordeaux,
treize pour Arles, un pour Nantes, et un pour Rome.
Placer dans la villa macilenta de Belin les corps
d'Olivier (à Blaye selon Oxf v. 3689-3690), Gondebeuf,
Ogier, Arestant de Bretagne, et Garin le Lorrain,
est audacieux, mais se comprend dans la perspective
de l'auteur, homme de l'Ouest, qui renchérit sur
le Guide (p. 80) en précisant: Jacent omnes in uno
tumulo, ex quo suavissimus odor flagrat, unde coliniti
sanantur, ce qui paraît bien traduire une prétention
locale liée à la place importante de la ville dans
la geste des Lorrains. La nécropole très ancienne
de Saint-Seurin de Bordeaux, ignorée de l'épopée,
offre des tombeaux à des chevaliers de la région
ou du voisinage (?), Gaifier et Engelier (d'Aquitaine),
Lambert (de Bourges). Mais pourquoi Gerin et Gerier,
Renaut, Gautier, Guielin et Bègues (de Belin, ici
et non dans sa ville), sinon parce qu'ils suivaient
les autres et se suivaient dans la première liste
(f. 8r) ?
Turpin
imagine ensuite d'exploiter la route de Saint-Gilles
qu'il connaît bien, en faisant bifurquer à Ostabat,
au pied du port de Cize, la troupe des Bourguignons,
par la route normale qui les fera passer à Morlaas
et à Toulouse, et en détachant de la colonne qui
passe à Blaye une troupe emmenée par Charles et
Turpin (toujours indispensable), laquelle assurera
les inhumations (per manus nostras) dans la nécropole
des Alyscamps d'Arles, étape obligatoire pour tout
pèlerin. Les Bourguignons ont véhiculé leurs morts:
Estout de Langres et son compagnon Salomon, Sanson
et Auberi de Bourgogne, Naimes de la voisine Bavière,
et huit autres, sans autre raison apparente que
de récupérer un reste. Deux mentions spéciales sont
commandées par une certaine logique. Hoël, le comte
de Nantes, est acheminé jusqu'à sa ville avec de
nombreux Bretons, tandis que Constantin méritait
bien d'être emporté par mer jusqu'à Rome, avec sa
troupe de Romains et d'Apuliens. Ainsi personne
n'a été oublié dans l'hommage que Charlemagne tient
à rendre à ceux qui l'ont servi.
Le
châtiment de Ganelon étant déjà réglé, les sources
épiques n'ont plus à intervenir pour le retour des
Français à Aix-la-Chapelle. Il doit se faire par
Paris, à cause du concile que l'empereur, protecteur
actif de l'Eglise, veut réunir à Saint-Denis, au
cours duquel on prie pour les morts en Espagne (f.
23v-24r). L'apparition de saint Denis à l'Empereur
de France vient clore la grande expédition que celle
de saint Jacques avait ouverte, et le concile, après
celui de Compostelle, assure aux deux églises, comblées
des libéralités royales, la suprématie en France
et en Espagne. L'archevêque Turpin restera en sa
ville de Vienne pour y soigner ses blessures, et
rédiger sa Chronique après quatorze ans de compagnonnage
en Espagne (f. 1v, 27v), avant d'y mourir peu après
Charlemagne et d'y être enterré, lui aussi, à l'égal
de son empereur, de Roland, d'Olivier et des autres
disparus, considéré comme un Christi martir. Une
fois rentré à Aix, Charles n'aura plus qu'à jouir
d'un repos mérité; il construira des bains, ornera
la basilique Sainte-Marie en y faisant peindre des
scènes de l'Ancien et du Nouveau Testament, ainsi
que le palais impérial en y faisant représenter
ses conquêtes en Espagne et les Sept Arts libéraux.
Après le grand chapitre XXI qui a couvert les événements
de Roncevaux et leur suite, le chapitre XXII, qui
a traité jusqu'ici du concile de Saint-Denis, du
retour à Aix et des Sept Arts, s'achève sur la mort
de Charlemagne (f. 25v-26v), bien portée à la date
du 28 janvier 814. Turpin, dans sa retraite viennoise,
en eut connaissance au moment même dans une vision:
Charles a été sauvé des démons, qui allaient l'entraîner
dans la géhenne, par saint Jacques le martyr, Gallecianus
capite carens, en considération des bonnes oeuvres
qu'il avait accomplies. Un émissaire venu d'Aix
confirme la date et les circonstances de la mort,
suivie par l'inhumation dans la basilique rotonde
de Sainte-Marie; il indique que, depuis trois ans,
des prodiges dans le ciel et des catastrophes (dont
l'incendie d'un pont sur le Rhin à Mayence) avaient
annoncé la fin du règne, éléments communs avec Eginhard
(Vita Karoli, n° 32) et les chroniques.
6.
Gratianopolis
Le
chapitre XXIII intitulé: De miraculo Rotholandi
comitis quod apud urbem Gratianopolim Deus per eum
fieri dignatus est, se présente comme un appendice
à la rédaction de Turpin. On y retrouve une légende
de caractère épique et suffisamment connue - ut
fertur - pour qu'il la recueille, à la gloire du
héros (f. 26.-27r). Le narrateur la situe avant
l'engagement de Roland en Espagne, lors du siège
de Gratianopolis, c'est-à-dire Grenoble, ville absolument
inconnue de la tradition épique, mais, on peut le
remarquer, pas tellement éloignée de Vienne, vers
l'est. Il vaut la peine de s'arrêter au problème
bien connu des médiévistes, que soulève cette mention.
Charles est assiégé dans une forteresse de la région
de Worms, et il fait demander du secours à Roland.
Celui-ci adresse à Dieu une ardente prière qui obtient,
le troisième jour et sans coup férir, le démantèlement
de la ville de Grenoble qu'un siège de sept ans
n'avait pu réduire. Ainsi peut-il apporter à son
oncle une libération rapide.
Il est manifeste que
Turpin a transporté en terre française la vieille
légende de la prise de Nobles qui fait partie du
fonds épique ancien des conquêtes carolingiennes
en Espagne et qui a dû être l'objet d'une chanson
particulière. Une forme ancienne en a été conservée
en trois passages de la Karlamagnús saga. Dans un
passage de la branche I (chap. 45-47) qui a trait
au début de l'Entrée d'Espagne et à la Guerre de
Saxe, Charles envoie, de Rome, Roland et Olivier
assiéger le roi Fourré à Nobles. Engagé dans la
lutte contre les Saxons, il les appelle d'Espagne
à son secours. Partis sans avoir eu le temps de
prendre la ville, ils construiront un pont sur le
Rhin pour le passage de l'armée, avant de recevoir
l'ordre de conquérir Tremoigne (ou Trèves). Roland
sonne de la trompette, et miraculeusement les murs
s'écroulent, permettant à l'empereur de s'en emparer
et de libérer la Saxe, en tuant le roi Guitalin.
Un peu plus loin, aux chapitres 51-53 qui constituent
un nouveau début de l'Entrée d'Espagne, c'est lors
d'une campagne française en Espagne que Charles
donne à Roland et Olivier l'ordre d'aller assiéger
Nobles et de prendre le roi Fourré sans le tuer,
consigne que ne respectera pas Olivier, et qui provoquera
la colère de l'empereur. Enfin, dans la branche
V (chap. 1-9) qui raconte la Guerre de Saxe, Charles,
qui guerroie en Espagne depuis trois ans, assiège
Nobles longtemps et en pure perte, avant de partir
combattre Guitalin en Saxe. De là, il envoie un
messager à Roland qui encercle toujours Nobles,
pour qu'il vienne le délivrer, assiégé qu'il est
par Guitalin dans la ville de Garmaise (équivalente
de Worms). Roland conquiert la ville (sans miracle)
et part vers son oncle à qui il rendra la liberté,
avec l'aide du pape Milon et après de durs combats
(chap. 9-12).
Le Pseudo-Turpin paraît avoir amalgamé
divers éléments et variantes d'une même légende.
Il a lu un épisode de la légende des Saisnes où
Roland peut se glorifier d'avoir tiré son oncle
d'un fort mauvais pas. Il tait ici le nom de Fourré
(bien attesté dans la saga), que l'épopée n'a jamais
situé hors d'Espagne. Il connaît l'Entrée d'Espagne,
mais s'est contenté de citer ce roi au chapitre
XVI. Sa narration, on le voit, se rapproche le plus
complètement de celle de la branche V, même si la
ville de Nobles est prise sans miracle. L'idée de
l'intervention divine vient peut-être d'une version
de la chanson des Saisnes où elle existait, à moins
qu'il ait simplement transposé à Nobles (devenu
Grenoble), pour un meilleur effet la prise miraculeuse
de Tremoigne qu'on lit dans la version dont témoigne
le chapitre 47 de la branche I. Ecrivant cette page
démarquée, dans le but avoué de glorifier Dieu par
une nouvelle prouesse de Roland, Turpin renforce
le caractère miraculeux de la prise de Grenoble
et escamote l'intervention à Worms. L'étrangeté
de ce chapitre, ainsi que sa place dans l'oeuvre,
paraît donc moins surprenante qu'à la première lecture.
Le nom du roi Fourré, une fois déconnecté de la
ville de Nobles, avait pris place sur l'itinéraire
de Compostelle qui s'était imposé au début de la
quatrième campagne. Restait le nom de la mystérieuse
ville de Nobles que le Guide ne connaît pas, que
la chanson de Gui de Bourgogne (v. 1854-1861) distingue
de Pampelune que, par contre, la branche I de la
saga ignore au profit de Nobles. Actuellement encore,
la critique est hésitante sur sa localisation en
France (Dax) ou en Espagne (Pampelune). Turpin-Picaud,
pour sa part, s'est emparé du nom de la mystérieuse
ville de Nobles (Nobilis) pour en faire en un tour
de main, et par simple consonance, la ville
française de Grenoble (Gratianopolis).
7.
Trois appendices
Calixte-
Turpin, une fois terminée sa transcription de la
Chronique de l'archevêque Turpin, reprend sa plume
d'auteur pour conclure par trois appendices (chap.
XXIV-XXVI, f. 27v-29v). Le premier relatif à la
mort de Turpin à Vienne a été évoqué ci-dessus.
Le second raconte la conversion de l'altumajor de
Cordoue, dans de curieuses circonstances où la légende
a brodé à partir des exactions commises par Almanzor
le Conquérant, à la fin du Xe siècle, en Espagne
et à Compostelle. L'émir envahit la Galice et l'Espagne,
après la mort de Charlemagne. Il vient saccager
et souiller la basilique de Saint-Jacques, et est
frappé d'un mal de ventre et de cécité. Sur l'invitation
d'un prêtre du lieu, il invoque Dieu, Marie, Pierre,
Martin et Jacques, retrouve la santé et jure de
ne plus revenir dévaster le pays. Lors du passage
de son armée à Omiz, un officier tente d'ébranler
la basilique de Saint-Romain; il est changé en pierre
et le reste, comme peuvent le constater les pèlerins.
Terrifié, l'émir s'enfuit et la terre de saint Jacques
fut pour longtemps délivrée des incursions sarrasines.
Le chapitre XXVI, dit aussi chapitre Crebro, mot
par lequel débute l'exhortation est une lettre du
pape Calixte proposant aux Croisés d'Espagne et
de Terre Sainte l'exemple de la reconquête carolingienne
de l'Espagne: Epistola beati Calixti papae de itinere
Yspaniae, omnibus ubique propalanda. Cette Lettre
Apostolique bien imitée établit avec vigueur le
lien entre la "croisade" de Charlemagne
et celle que mit en branle le pape Urbain II au
concile de Clermont (1095). A l'exemple des premiers
combattants, la conviction de lutter ad pugnandum
gentem perfidam et ad augment [and] um christianitatem
doit animer les actuels croisés; les mêmes faveurs
spirituelles leur sont réservées. Tel est en somme
la raison d'être du livre IV, au sein du Liber sancti
Jacobi.
C.
Le livre V, contrefaçon ou sublimation de l'épopée
?
Les
médiévistes familiers des fastes de l'épopée ont
tendance à faire grise mine devant le rifacimento
que constitue la Chronique de Turpin. Sans nul doute
elle les intéresse au point de vue de l'histoire
littéraire, mais son "art littéraire"
pose question en regard du modèle prestigieux, la
Chanson de Roland, dont elle s'inspire essentiellement.
Le rédacteur Aimeri Picaud voulait sûrement faire
aussi bien et sans doute mieux. II faut le comprendre
et sans doute tempérer la première impression d'agacement
qu'éprouve le lecteur moderne de ses pages, en pénétrant
dans la mentalité de son temps.
1-
L'épopée au service de l'idéal chrétien
R.
Menéndez Pidal a parlé avec justesse de "propagande
épico-religieuse", à propos du livre IV.Le
rédacteur paraît en effet vouloir regagner en sublimité
mystique ce que son résumé lui fait taire d'héroïsme
humain. La connaissance des lois de l'hagiographie
familière aux clercs est ici nécessaire. Rappelons
d'un mot que la Vita, lorsqu'elle n'est pas l'oeuvre
d'un témoin ou qu'elle ne trouve rien à puiser dans
l'histoire, invente sans cesse - et souvent avec
les moyens stéréotypés qui lui sont propres - dans
le but de magnifier son "héros". Le poète
du Roland exalte une prouesse qui n'est jamais trop
belle; le chroniqueur-hagiographe de la mort du
martyr Roland se laisse emporter, à partir de la
base épique, avec les libertés que lui accorde le
genre. Le saint est le frère du héros, et les interférences
sont fréquentes dans l'épopée, entre héroïsme et
sainteté. Dans le contexte du XIIe siècle, créditons
Picaud du droit d'utiliser l'épopée avec une mentalité
d'hagiographe. Le Roland turpinien est à la fois
le héros le plus prestigieux et le martyr exemplaire;
il lui faut être ainsi pour hisser la Chronique
à son faîte et l'admettre dans une oeuvre composée
à la gloire de saint Jacques.
La
méthode et le style sont tributaires de cet angle
de visée des gens et des situations. L'action, constamment
dirigée par le Ciel, prend une valeur d'édification,
et le chroniqueur se double, par la force des choses,
d'un moraliste, soucieux, à chaque instant, de tirer
des faits miraculeux ou non, une exhortation à suivre
les bons exemples et à fuir les mauvais. Le clerc-prêtre
s'est familiarisé depuis longtemps à la lecture
de la Bible, et coule dans de nombreuses formules
liturgiques les expressions de la piété qu'il prête
à ses héros, ses exposés de la Foi et ses enseignements
basés sur une saine théologie. Le merveilleux surnaturel
encadre la grande épopée des Francs, depuis l'apparition
de saint Jacques qui donne à Charles le sens de
la mission à laquelle il est appelé par Dieu jusqu'à
celle de saint Denis protecteur du royaume de France.
Chemin faisant, prodiges et miracles parsèment l'action
héroïque, déjà inventés par la légende, ou recueillis
de la bouche des pèlerins et tellement prisés de
la mentalité ambiante. Des légendes édifiantes,
voire locales, qui pour nous n'ont guère d'autre
intérêt que celui de leur touchante naïveté, avaient
du prix pour le voyageur que fut Aimeri. En bon
clerc, il s'intéresse aux constructions d'églises
(f. 4v, 26), au concile de Compostelle (chap. XIX)
qui consacre la prééminence du siège de Saint-Jacques,
à celui de Saint-Denis (chap. XXX) dont il fait
une réplique du précédent, en homme pieux et patriote
qu'il est. Les préoccupations juridiques (f. 10r
12v, 15v) ne sont pas absentes, ni la manie scolaire
de l'étymologie qui prête à sourire (f. 19r, 24r,
27v), celle du dérirnage et de l'épigraphie qui
raboute des vers de Fortunat (f. 21r, 22r). Surtout,
la mort de Roland est devenue une passio (f. 17r,
19v) et le héros est en quelque sorte déjà béatifié
- beatus Rotolandus martir (f. 21r) - au terme d'un
combat de nature essentiellement religieuse. La
conquête de l'Espagne s'est transformée en guerre
sainte, beaucoup plus qu'elle ne l'était dans la
Chanson, et elle est devenue source de sanctification
pour ceux qui s'y engagent. En somme, l'atmosphère
héroïque des poèmes épiques n'est plus suffisante
pour le rédacteur; elle s'insère dans le surnaturel
où elle se dilue passablement en perdant de sa rudesse,
de son panache et de son relief. Le combat des armes
a la foi comme moteur, plus sans doute que le désir
d'agrandir l'empire; la main de Dieu, par ses interventions,
ne le dirige pas moins que la stratégie humaine.
On en arrive à dire que les chevaliers ne sont plus
guère ceux du siècle, avec leur bravoure, mais aussi
leurs turpitudes: ils sont devenus la militia Dei,
les milites Christi, les christiani (f. 6r, l0v,
18r, 21v), idéal prôné par saint Bernard, précisément
dans les années où Turpin-Aimeri se met au travail.
2
- Une morale de circonstance
Au
travers des points de la morale traditionnelle sur
la rectitude des moeurs, se fait jour une actualité
qui ne manque pas d'intérêt. Certes, le rédacteur
sait exalter les mystères chrétiens dans leur expression
cultuelle et mystique, mais souvent en face des
vicissitudes humaines, son ton se durcit et sa plume
se fait vengeresse pour que la leçon porte. Des
faits vérifiés près de témoins et de pèlerins, d'autres
supposés, dans le cadre de la Chronique, à partir
de l'actualité, deviennent des exempla, selon les
lois d'un genre qu'affectionnent les prédicateurs.
L'étude du livre V mettra en relief les dangers
de la route contre lesquels les pèlerins ont à se
prémunir. Au livre IV, les mises en garde sont faites
dans le contexte guerrier. Ainsi, le chevalier Romaricus
qui, à Bayonne, demande à son légataire de donner,
à sa mort, le prix de son cheval aux clercs et aux
pauvres. Après trente jours, le mort vient reprocher
à l'homme de n'avoir pas exécuté ses volontés, ce
qui vaudra l'enfer à celui-ci. Les démons l'emportent
et, après douze jours, on retrouve son cadavre au
sommet d'un mont, à quatre jours de marche de la
ville. La leçon est claire: Sciant qui mortuorum
elemosinas sibi ad dandum commendatas injuste retinent,
se dampnandos in aevum (f. 5r). D'autres points
sont évoqués. Le célibat des prêtres et des moines
ne souffre pas d'exception, pas plus que la sobriété;
sinon, la tyrannie des habitudes aura tôt fait de
les mener à la damnation (f. 18). Les religieux
qui retournent aux negocia terrena vont aussi à
leur perte (f. 11r). De plus, tout chrétien sera
jugé sur sa charité et ses oeuvres, ainsi que l'illustre
l'épisode où le roi Agolant est scandalisé et refuse
le baptême: il voit dans un banquet Charles entouré
d'évêques, de moines en noir, de chanoines en blanc,
de clercs, au milieu des chevaliers et de la cour,
tandis que treize pauvres sont assis dans un coin,
réduits à manger les miettes. Legem tuam, quam dicebas
esse bonam, nunc ostendis falsam, s'exclame le païen.
L'empereur comprendra la leçon, mais trop tard pour
qu'Agolant se convertisse (f. 10). Seule la charité
en effet peut sauver du châtiment éternel, ainsi
qu'en témoigne le cas de Charlemagne: les nombreuses
églises qu'il a édifiées en l'honneur de saint Jacques
(et celle d'Aix en l'honneur de Marie) lui ont assuré
à l'heure de la mort, la victoire sur les démons,
selon le témoignage de Turpin qui en a eu la révélation.
Le poids de ces constructions mis en balance par
l'apôtre Jacques en état de martyr (Gallecianus
capite carens) a pesé plus lourd que celui de ses
méfaits (f. 4v, 25v-26r). En tout ceci, la morale
traditionnelle rejoint l'actualité telle que Turpin-Picaud
la construit avec des arrière-pensées que l'on devine.
C'est
plus encore sur le terrain de la croisade, guerre
sainte contre les infidèles, que se manifeste la
fermeté de sa pensée dans le livre IV. Dans ces
temps de lutte contre l'Islam en Espagne et en Orient,
le combat des armes devient le symbole du combat
contre les vices: il faut fourbir les armes spirituelles
pour la lutte (celles de l'humilité contre l'orgueil...)
et mourir au vice pour triompher dans le ciel (f.
6r). Les chrétiens qui ont fui le combat et ont
été punis de mort par Dieu symbolisent (tipum gerunt)
(f. 9v) le combat intérieur qui n'admet pas le recul.
Des chrétiens qui viennent détrousser de nuit des
cadavres sur le champ de bataille sont tués jusqu'au
dernier; ils désignent celui qui, retourné à ses
vices, devient la proie des démons (f. 11r). Le
cas des Croisés qui se sont enivrés et ont forniqué
est évoqué au début du combat de Roncevaux (f. 17v
-18r): ils ont succombé au piège que Marsile leur
avait ainsi tendu et ils en sont morts, mais Dieu
les a sauvés de la damnation, en considération de
leur sacrifice et de leur repentir. Quant aux "innocents"
eux aussi emportés, Dieu les a de la sorte préservés
de chutes éventuelles (!). En tout cas, la leçon
est claire: pas de femmes dans les armées, car elles
sont un impedimentum animae et corpori. L'expérience
fameuse de Darius et d'Antoine le rappelle assez...
De
tels préceptes sont de tous les temps et ne visent
qu'un minimum. L'actualité, avec ses idéaux, leur
donne un relief particulier que traduit l'insistance
du chroniqueur. La croisade n'est pas une guerre
ordinaire, on le sait. La lutte a comme but d'exterminer
les ennemis du Christ, de défendre glorieusement
la chrétienté: ad exaltandam christianitatem (f.
20r) n'est que la traduction de la formule familière
aux chanteurs de geste, "pur eshalcer sainte
crestienté". L'empereur Charlemagne est le
délégué de Dieu pour étendre son règne sur terre
et ceux qui tomberont à la bataille mériteront la
palme du martyre (f. 9r). Même si les Francs décrits
dans le livre IV ne sont pas des moines-soldats
comme les Templiers, on sent une similitude entre
l'atmosphère que veut décrire le narrateur et les
exigences du De laude novae militiae de saint Bernard.
Dans cette sorte de charte où Bernard veut transformer
la militia saecularis en militia Christi, le miles
Christi est un martyr, sans crainte d'une mort qui
lui donne accès à la sainteté, un chevalier étranger
à la vengeance, à l'appétit de la gloire ou des
biens terrestres. S'il a la fortitudo du soldat,
il a tout autant la mansuetudo du moine. Est-il
exagéré de reconnaître dans le Roland des derniers
moments quelque reflet de ces traits ?
Enfin,
dans le style des canons conciliaires, l'anathème
est jeté sur ceux qui envahiraient les terres de
saint Jacques (f. 28r), comme précédemment contre
ceux qui donnent des versions fantaisistes de la
translation du corps de l'apôtre (f. 76r) et, plus
largement, contre ceux qui critiqueraient ou mépriseraient
le contenu du Liber (f. 2v).
Au
travers de toutes ces fortes exhortations, Picaud
le narrateur-prédicateur a tout fait pour que le
livre IV soit, par-delà sa spécificité, en conformité
avec les autres livres du Liber-Codex.
3
- Le livre IV devant la critique littéraire
Dans
les conditions qu'il s'impose de résumer en quelques
folios (18v-23v) les 4.000 vers du poème qu'il a
sous les yeux, Aimeri Picaud s'attelle à une rude
tâche: choisir et donc éliminer faits et personnages,
accentuer l'éclairage sur le héros principal pour
en laisser bien d'autres dans l'ombre, s'adresser
à des lecteurs clercs (il faut savoir le latin !)
et donc nouveaux, loin des foules enthousiasmées
par les jongleurs, susciter des résonances nouvelles
et moins humaines, sublimes mais austères ... Comment
transformer un chef d'oeuvre, sans risquer de le
trahir?
On
l'a constaté: plus de beaux coups d'épée, presque
plus de héros, plus de mouvements de troupes ni
chrétiennes ni païennes, avec la mise en place des
"eschelles", aucune noblesse chez les
païens contrairement à l'épopée, en somme une action
très réduite, voire stéréotypée dans sa formulation.
Que sont devenus la trame tissée d'exploits solitaires,
l'angoisse d'une poignée de braves dont on voit
les forces s'épuiser, et le panache des gestes désespérés
d'un Roland, d'un Olivier, d'un Turpin? N'y a-t-il
pas en réalité trahison à triturer le canevas de
la Chanson, en y taillant de grands coups, en éliminant
des personnages, en y introduisant d'autres, à sortir
Turpin de la bataille pour en faire un supposé narrateur
? En voulant mettre la geste au service de la prétendue
chronique et de l'apologie, Turpin a fait un mélange
qui ne satisfait guère, et même irrite l'homme moderne.
G. Paris y a vu le signe de la décadence de l'épopée.
Quelque puissent être la valeur et la piété de ses
exhortations, l'auteur n'a produit qu'une oeuvre
mineure dans l'histoire littéraire, sinon une contrefaçon.
La sécheresse et l'académisme sont d'ailleurs le
lot commun des divers résumés d'oeuvres qu'on lit
dans les compilations du Moyen Age. Que l'on songe
au Carmen de prodicione Guenonis, qui se veut être
un résumé en 482 vers de la Chanson de Roland et
n'est qu'un "concentré pédantesque ou pédagogique
des procédés de style enseignés dans les écoles".
Que l'on se reporte aux versions et adaptations
étrangères, avec leurs goûts et leurs vues propres,
on admettra que Picaud n'est pas si mal placé dans
le domaine de la fidélité aux sources. Du moins,
la Chronique garde-t-elle toute son utilité par
la masse de documents qu'elle contient, en particulier
pour celui qui aborde les épineux problèmes que
pose l'épopée primitive, beaucoup moins pauvre qu'il
n'y paraît (cf. la Karlamagnús saga plusieurs fois
invoquée), lorsqu'on veut bien voir dans le Roland
d'Oxford autre chose qu'un terminus a quo.
Pour
accepter le livre IV, il faut aussi se souvenir
que la mentalité du XIIe siècle n'y voyait pas une
falsification de faits historiques. Comment Aimeri
se serait-il dressé contre les goûts de son temps
? Il répond à une sorte d'attente, lorsqu'il utilise
le prestige de Charlemagne, embelli de la geste
que l'on chante partout, et l'actualité de la Reconquête,
encouragée par les papes de l'époque. D'autre part,
diverses églises n'ont pas manqué de rapporter leur
fondation à un passage de l'empereur, ou de revendiquer
le tombeau de tel personnage épique; des prédicateurs
prendront des exemples de vertus chez les héros
épiques. Cette imbrication du profane et du sacré,
de l'histoire et de la légende, de la nature et
de la surnaturel, fait que les clercs n'ont jamais
boudé la geste chantée, mais l'ont accueillie dans
leurs églises et leurs lieux de pèlerinage. Chroniqueurs,
ils ont aimé en fleurir tel passage de leur narration,
ne refusant rien qui pût l'embellir. Ils n'arriveront
jamais à bien s'en dégager. Ainsi, le trouvère Hélinand,
devenu moine à l'abbaye cistercienne de Froidmont
et mort en 1229, suivra l'exemple de Turpin et se
référera nommément à lui pour la guerre d'Espagne.
Aubri, moine cistercien de Trois-Fontaines, mort
en 1241, et qui est l'un des rares clercs à qui
ne manque pas un minimum d'esprit critique - il
citera une trentaine de sources épiques dans sa
Chronique - fait une confiance totale à l'oeuvre
de Turpin. Des compilateurs de l'épopée comme Girard
d'Amiens (c. 1260), des remanieurs de gestes comme
celui de l'Entrée d'Espagne (fin XIIIe - début XIVe
S.), à l'étranger plus encore qu'en France, n'hésiteront
pas à préférer les pages du Turpin à celles pourtant
beaucoup plus célèbres de l'épopée. Un tel succès,
qui peut paraître ambigu, se manifestera par des
traductions de la Chronique dans toute l'Europe
médiévale, et par son utilisation totale ou partielle
dans le cadre d'oeuvres plus vastes, romans hérités
de l'épopée,ou même oeuvres à prétention historique.
Qui, à l'époque, eût refusé de croire Turpin l'archevêque,
bras droit de l'empereur Charlemagne et témoin oculaire
des faits qu'il rapportait ?
La
grande verrière de Chartres pourrait être la meilleure
réponse à la question posée ici: pour illustrer
les vies de "saint Charlemagne" et de
"saint Roland", l'artiste a retenu, à
côté de la messe de saint Gilles et de six scènes
empruntées au pèlerinage de l'empereur en Terre
Sainte (dans la version monacale de l'Iter Hierosolymitanum),
onze scènes de la Chronique de Turpin, depuis le
départ de Charles pour l'Espagne jusqu'à l'annonce
de la mort de Roland par Baudouin. L'émotivité de
l'homme médiéval, au caractère impulsif et violent
et aux revirements soudains, trouvait à se satisfaire
dans l'audition de la Chanson et, peut-être plus
encore, dans la contemplation du vitrail multicolore,
sans parler de l'édification offerte aux lecteurs
des pages de la Chronique. A son tour, le médiéviste,
par définition plongé dans la mentalité des siècles
avec lesquels il vit, voudra-t-il brûler Turpin
pour n'adorer que Turold ? Qu'il se pénètre d'abord
de l'ambiance, une dans sa diversité, du Liber sancti
Jacobi.
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