AIMERI
PICAUD DE PARTHENAY ET LE « LIBER SANCTI JACOBI
»
par
André MOISAN

Moisan
André. Aimeri Picaud de Parthenay et le « Liber
sancti Jacobi ». In: Bibliothèque de l'école des
chartes. 1985, tome 143, livraison 1. pp. 5-52.
doi : 10.3406/bec.1985.450367
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/bec_0373-6237_1985_num_143_1_450367
(site "PERSEE" – Ministère de la jeunesse, de l'éducation nationale et de la
recherche, Direction de l'enseignement supérieur, Sous-direction des
bibliothèques et de la documentation)
----------------------------------------------------------
A.Picaud
et Liber S.Jacobi (A.Moisan) PDF (4,41 Mo) (même
texte + notes)
----------------------------------------------------------
Le
manuscrit fameux conservé aux archives de la cathédrale
Saint-Jacques de Gompostelle et qui est connu sous
le nom de Codex Calixtinus,du nom du pape Calixte
II qui, dans le prologue, en revendique la paternité,
a-t-il livré tous ses secrets? Il ne le semble pas,
si l'on se réfère aux discussions qu'il suscite
encore dans le monde des médiévistes. La plupart
de ceux-ci ont porté et portent encore intérêt surtout
au livre IV, l'Historia Turpini ou chronique de
la conquête de l'Espagne par Charlemagne sur l'ordre
de saint Jacques, ainsi qu'au livre V qui constitue
un précieux guide du pèlerin de Compostelle au XIIe
siècle. Il a paru à plusieurs, en vue d'une plus
juste appréciation des problèmes posés, qu'il fallait
examiner avec la même attention les trois autres
livres du manuscrit, axés sur le culte de saint
Jacques. On peut en effet reconnaître, dans les
cinq livres de l'oeuvre conservée, une véritable
anthologie, un Liber sancti Jacobi, à la gloire
de l'apôtre dont le tombeau était vénéré dans la
cité galicienne. Plus précisément, le livre I offre,
pour les célébrations liturgiques, un ensemble remarquable
de textes, complété par le recueil des miracles
du livre II, prolongé par le bref livre III. La
question se pose naturellement de savoir à qui l'on
est redevable de cette intention, garante de l'unité
d'une oeuvre en ses parties fort diverse, telle
qu'elle peut apparaître à travers les multiples
copies qui en ont été faites. Dans cette tradition,
le Codex tient une place essentielle, même si au
cours des siècles son état matériel ne demeura pas
intact et si la faveur dont il a joui sur les lieux
fut variable.
On
admet à présent que le manuscrit en dépôt à Compostelle
y fut apporté en 1139-1140 par le prêtre poitevin
Aimeri Picaud de Parthenay-le- Vieux, dont on ne
sait rien par ailleurs, mais qui a son nom clairement
indiqué vers la fin de l'ouvrage. Plusieurs questions
se posent d'emblée sur l'auteur ou les auteurs du
manuscrit qu'il est venu offrir au sanctuaire de
Saint- Jacques, sur la part d'initiative à lui accorder
dans l'élaboration de l'oeuvre, sur l'identification
du Liber sancti Jacobi initial avec le Codex Calixtinus.
On est amené à se demander si le texte actuel du
Codex est entièrement celui de l'exemplaire même
confectionné et apporté par Aimeri Picaud. Sur tous
ces points, les positions divergent plus ou moins
et, pour ne citer que les plus récentes, celles
des professeurs Adalbert Hämel, Pierre David et
André de Mandach. Celui-ci, qui présente les résultats
de son enquête minutieuse comme "encore très
provisoires", avoue qu'il a "toujours
considéré ce domaine comme la concentration la plus
extraordinaire de casse-tête, comme un ensemble
de devinettes inextricables'. Pour lui d'ailleurs,
Aimeri Picaud n'est qu'un remanieur et le Codex
une étape dans une tradition dont l'origine est
à chercher ailleurs. De son côté, P. David, en conclusion
de ses longues recherches, ne voit dans le Codex
Compostellanus qu'une "sorte de nouvelle édition
qui fut procurée très probablement par Aymeric Picaud
et Olivier d'Asquins"; l'unité de l'oeuvre
est superficielle et "la couleur commune est
due surtout à l'oeuvre d'un dernier rédacteur".
L'édition
critique du Liber, au sein d'une tradition où le
Codex se situe comme le manuscrit le plus ancien
et le plus complet, n'a pas encore été établie de
manière définitive, même si divers manuscrits ont
été publiés, en particulier pour le Pseudo-Turpin
dont l'édition est entre toutes les mains, même
si le texte entier du Codex a été révélé au public
par Walter Muir Whitehill. La tâche n'est donc pas
facilitée. Cependant, en laissant de côté des études
trop anciennes ou trop partielles, j'ai pensé trouver
un guide autorisé en la personne d'A. Hämel, qui
fut professeur à l'Université de Würzburg et qui
s'est penché, sans discontinuer, sur l'ensemble
de la tradition manuscrite du Liber et sur les problèmes
fondamentaux qu'il suscite, et ce, depuis son premier
voyage à Compostelle en 1928 jusqu'à sa mort en
1953, laquelle interrompit son projet de rassembler
dans un ouvrage définitif les conclusions de ses
recherches. Si sa pensée a évolué et s'est précisée,
on peut se fonder sur ses études les plus récentes
qui se rapportent principalement au Pseudo-Turpin,
mais sont également très attentives à l'ensemble
de l'ouvrage. Ses connaissances paléographiques
sont déterminantes, ainsi que son examen méthodique
des diverses écritures, de l'état matériel du texte,
des pages détruites ou ajoutées. Cette méthode a
le mérite de s'appuyer sur des données vérifiables,
sans le risque de se laisser prendre à des constructions
de l'esprit. Bien entendu, ce n'est pas le lieu
de reprendre sa démonstration. Mais il est possible,
à partir des points acquis, de projeter quelques
lumières nouvelles dans un difficile débat, sans
esprit de système. Pour éviter les risques de confusion,
j'articulerai cette démarche en six énoncés, selon
la progression qui semble la plus logique.
*
* *
1.
Le Codex Calixtinus, meilleur témoin du Liber sancti
Jacobi. -
La
précellence du Codex Calixtinus paraît d'emblée
comme fondamentale et l'on peut énoncer la proposition
suivante : l'actuel Codex Calixtinus est le manuscrit
le plus ancien et le plus complet du Liber sancti
Jacobi; mais il faut tout autant reconnaître qu'il
n'est pas irréprochable. En effet, diverses blessures,
surtout en ce qui regarde la Chronique de Turpin
(1. IV), lui ont été infligées avant la fin du XII
siècle et durant le XIIIe : feuillets ajoutés ou
arrachés puis remplacés, ce qui a entraîné la mutilation
ou la surcharge des cahiers de l'original, pages
recomposées, miniatures enlevées, en attendant que
le Turpin fût détaché de l'ensemble parce que considéré
comme un faux historique. La liste exhaustive des
cent trente-neuf manuscrits conservés de cette chronique
a été établie par Hämel qui place en tête le Codex
(C) et situe sa composition entre 1135 et 1164.
Beaucoup de copies ont été perdues et la fidélité
à l'original de celles qui restent est assez diverse.
Elles furent exécutées aux différentes étapes
du texte du Codex, donnant lieu à des familles différentes
par recopiages successifs. Certaines transcriptions
furent totales; le plus souvent elles furent partielles,
dues au libre choix ou aux combinaisons de copistes
non dénués d'initiative. Ainsi fit Arnauld du Mont,
moine de Ripoll, au cours de son voyage à Compostelle
en 1172-1173 (R). Certains joignirent la Chronique
à divers textes relatifs à la vie de Charlemagne,
soit à la Vita rédigée à Aix-la-Chapelle (A), soit
à d'autres oeuvres (B); d'autres combinèrent divers
extraits du Liber avec les écrits les plus variés,
pour former un Libellas (L). Le stemma réalisé à
partir des classements de Hämel vise à mettre de
l'ordre dans une filiation passablement complexe.
L'état
matériel du Codex n'est pas celui de sa première
rédaction, comme on peut le constater en le manipulant
et en le lisant. Whitehill a mis le fait en évidence,
tant en ce qui concerne les livres I, II, III et
V (196 feuillets), dont vingt et un cahiers seulement
sur vingt-quatre sont complets (quaternions), que
pour les cinq cahiers (29 feuillets) du livre IV
comptés à part. La numérotation des 196 feuillets
est elle-même fautive, le fol. 191 manque, mais
on peut le reconstituer d'après de bonnes copies
antérieures à sa disparition. Dans le seizième cahier
on a ajouté, avant 1173, à l'intérieur (entre le
fol. 127v et le fol. 129) de l'office de l'octave
de la fête de saint Jacques, au 1er août, le fol.
128 qui se rapporte à la fête des miracles du 11
octobre (sans mélodies). Six feuillets (fol. 155-160)
du vingtième cahier ne sont pas d'origine; absents
sous cette forme de la copie faite par Arnauld du
Mont, ils sont donc postérieurs à 1172-1173 et l'oeuvre
du Scriptor II. Ils appartiennent à la fin du livre
II (fol. 155-156) et au début du livre III (fol.
157-160). Il ne s'agit pas de pages ajoutées à la
rédaction originale avec un texte neuf, point essentiel
souligné par Hämel à partir, en particulier, de
son examen du texte de Ripoll, mais de pages arrachées
et remplacées dans une rédaction modifiée, pour
des raisons qui ne sont pas évidentes. La jonction
des deux livres est d'ailleurs dépourvue de l'ornementation
habituelle.
Quant
à la fin du Codex, plusieurs remarques sont à faire
qui paraissent relever du bon sens. Le 24e cahier
(fol. 183-190) est complet et se termine (fol. 190v)
par l'hymne Ad honorem regis summi où ont été résumés
les vingt-deux miracles du livre II. Le fol. 191
ajouté, puis perdu, en continuait les strophes.
Le nom de l'auteur est bien porté en tête: Aymericus
Picaudi presbiter de Partiniaco, comme l'était celui
des auteurs des hymnes qui précèdent cette pièce
(fol. 185-190). Au fol. 192, une Epistola domni
pape Innocentii, sauf-conduit contresigné par huit
cardinaux connus et qui garantit toute sécurité
au même Aymericus Picaudus de Partiniaco veteri
et à Gerberge la Flamande qui l'accompagne dans
le voyage pour apporter le manuscrit, hunc codicem,
à Compostelle. Procédé tout à fait normal pour clore
une oeuvre dont, à mes yeux, cet Aimeri se présente
comme le rédacteur, le Liber sancti Jacobi. La suite
n'est que suppléments. Au verso du fol. 192, un
miracle de saint Jacques daté de 1139, enregistré
par Albéric, abbé de Vézelay, évêque d'Ostie et
légat du pape, le dernier des signataires précédents.
Au fol. 193, l'hymne Dum paterfamilias, chant de
marche des pèlerins, qui se termine par les mêmes
cris que celui d'Aimeri et qui paraît être aussi
son oeuvre. En somme, deux pages que rien n'empêche
de mettre au compte du prêtre poitevin, dont il
est manifeste qu'il a séjourné près de Vézelay et
qu'il connaît par expérience la route de Saint-Jacques.
Au fol. 194, deux miracles dont l'un porte la date
de 1164, tous les deux transcrits en 1172-1173.
Puis, au fol. 194v, un nouveau miracle, daté de
1190 et enfin (fol. 195-196), diverses pièces versifiées
postérieures. Aucun mystère donc dans ces ajouts
à un ouvrage constitué, ainsi qu'il apparaît, en
l'an 1139 ou très peu après. En résumé, Hämel met
à l'actif du Scriptor I 177 feuillets, du Scriptor
II, réviseur, 6 feuillets et du Scriptor X, plus
tardif, un feuillet, sans tenir compte des suppléments
musicaux des fol. 185-190, qui précèdent les deux
mentions d'Aimeri Picaud.
Le
professeur de Würzburg, très attentif à l'état matériel
du texte et porté par l'étude comparative de ce
qui se retrouve ou non dans les différentes familles
de manuscrits, à diverses époques, a distingué,
dans les vingt-neuf feuillets de l'actuel Pseudo-Turpin,
quatre écritures différentes A l'actif du Scriptor
I, rédacteur du Liber, il ne reste que treize feuillets
(fol. 1-5, 10-13, 26-29). Le reste est constitué
de feuillets qui en ont remplacé d'autres arrachés,
comme dans le cas des fol. 155-160, ce qui exclut
une rédaction entièrement nouvelle. Hämel accorde
douze feuillets (fol. 6-9, 14-18, 21-23) au Scriptor
II, qui est intervenu après 1172-1173, puisque le
texte du moine de Ripoll ne s'accorde pas parfaitement
avec lui; cependant, les différences restent minces.
Au début du XIIIe siècle, le Scriptor III rédige
et insère un cahier réduit à deux feuillets (fol.
24-25): c'est le chapitre XXII (XXXI de l'éd. Meredith-
Jones) sur les septem artes, où il décrit la fresque
du palais d'Aix que Charlemagne fit exécuter pour
célébrer les sept arts libéraux. Le Scriptor IV,
le plus jeune, a refait les feuillets 19 et 20 consacrés
à la mort de Roland. Tout ceci a entraîné quelques
tassements et étirements dans la graphie et a occasionné
des pertes d'ornements, d'autant que le début de
chaque groupe de feuillets refaits ne coïncide jamais
avec le début d'un chapitre.
Au
bas du fol. 162, après l'explicit Finit liber tercius,
une miniature représentait l'apparition de saint
Jacques au roi Charles, ouvrant ainsi le livre IV,
suivie au verso de deux autres représentations,
l'une de l'empereur partant d'Aix avec son armée
pour l'Espagne, l'autre de six chevaliers sortant
de la ville. Le bas de la page devait être l'incipit
du livre IV. La remise à sa place de la Chronique
dans le Codex a redonné sens à ces illustrations.
En haut du fol. 1, au-dessus de la remarquable initiale
de Turpinus qui ouvre le texte, on devait lire,
en place de l'actuel et disgracieux titre Historia
Turpini, l'inscription Epistola beati Turpini episcopi
ad Leoprandum.
II
n'y a pas de conclusion à tirer, en faveur d'une
antériorité de R sur C, du fait qu'Arnauld n'a pas
noté sur portée les quelques mélodies liturgiques
qu'il a transcrites, mais simplement in campo aperto,
ce qui semblerait un procédé archaïque. Il paraît
plutôt ne pas en avoir eu le temps ou la patience.
Quant au premier rédacteur lui-même, comme tout
copiste, il ne fut pas à l'abri de distractions;
on en a relevé de diverses sortes.
En
présence d'un tel ensemble qui n'est pas irréprochable,
comment atteindre, en attendant l'édition critique,
le texte du premier rédacteur du Liber? Le plus
sage est d'adopter les conclusions de ceux qui connaissent
le mieux l'ensemble de la tradition compostellane:
W. M. Whitehill qui écrit "El manuscrito de
Santiago es sin disputa el mejor ejemplar completo
conocido y el mas antiguo del Libro de Santiago,
y es un documento primordial para el estudio del
texto"; P. David qui affirme, dès le début
des longues pages qu'il a consacrées au livre de
Saint- Jacques, que le Codex est le manuscrit le
plus ancien et le plus complet; A. Hämel qui le
classe en tête de sa liste des manuscrits et fait
apparaître en clair qu'aucun autre n'est plus ample,
qu'un certain nombre sont à égalité avec lui et
que beaucoup sont plus courts, représentant des
choix postérieurs d'un ou de plusieurs des cinq
livres ou d'extraits de tel ou tel livre. Un sondage
de Jacques Horrent est significatif : de l'examen
de divers noms propres dans le Codex et dans les
manuscrits A (dont le ms Bibl. nat., lat. 13774
serait le chef de file [A6] dans la version brève
du P71, selon Meredith-Jones), il ressort que "le
Codex offre un texte supérieur à celui des manuscrits
A : il respecte le texte original dans sa forme
et son extension" A ce propos, il convient
de se défier des textes dont le latin a été amélioré,
un latin classique n'étant pas un critère d'ancienneté.
La
tentative de reconstitution pour les parties qui
ne sont pas de la première main se fera donc à partir
des copies réalisées, soit avant l'intervention
des Scriptor es II, III, IV, ce qui est le cas de
la transcription remarquable, bien qu'incomplète,
du manuscrit de Ripoll, soit au cours de leurs interpolations
ou après, comme le laissent apparaître plusieurs
copies. Arnault du Mont s'est expliqué à son abbé,
dans une lettre datée de 1173, tant sur l'existence
d'un volumen en cinq parties qu'il a trouvé à Compostelle,
que sur sa transcription complète des livres II
(Miracles), III (Translation), IV (Pseudo-Turpin),
incomplète des livres I (Sermons) et V (Guide).
Il dit lui-même qu'il a manqué d'argent et de temps
pour tout transcrire. C'est donc lui qui offre,
avec le plus de fidélité, le texte original du Liber
encore non remanié, même s'il a pu faire quelques
changements par rapport à son modèle ou réorganiser
l'ordre des chapitres selon une logique qui n'est
point dénuée d'à-propos. Ainsi trouve-t-on chez
lui, entre autres points intéressants, la mention
des miracles de 1139 et 1164, la remise en place
des notes marginales, le texte original des fol.
14-23 de la Chronique, l'omission de l'épitaphe
de Roland, du chapitre sur les sept arts et de la
lettre finale de Calixte (chap, XXVI). Hämel insiste
avec raison sur ces faits. Pour les copies du Turpin
conformes à celle du Scriptor I, il a invoqué une
copie espagnole perdue du xne siècle, à partir d'éléments
paléographiques d'origine wisigothique, copie qui
serait à l'origine des transcriptions A (Aix) et
B (Florence). Une autre également perdue (fin XIIe-début
XIIIe siècles) serait à l'origine du ms O (Bibl.
nat., lat. 5925), tandis que l'état représenté par
le Libellus se situerait entre le Scriptor II et
le Scriptor III. Quant aux copies du manuscrit compostellan
dans son état actuel (après le Scriptor IV), elles
ne peuvent être prises en compte ici, même si certaines
sont excellentes ou améliorées.
P.
David et A. de Mandach refusent au Codex d'être
le meilleur témoin du Liber, puisqu'il n'en serait
qu'une étape parmi d'autres. Ils invoquent, par
une minutieuse investigation, des strates ajoutées
au cours des siècles et par divers auteurs, à partir
d'un texte primitif pour lequel ils regardent vers
l'abbaye de Saint-Denis. Pour le premier, Aimeri
Picaud, signataire de notre Codex, a porté à Compostelle
une copie qu'il avait faite vers 1160 d'un recueil
qui avait pris peu avant sa forme définitive. Il
suppose l'oeuvre déjà bien connue, observant que
Guibert, abbé de Gembloux, trouva vers 1180 à Marmoutiers,
près de Tours, un exemplaire des Miracula sancti
Jacobi et du Pseudo- Turpin. La copie du manuscrit
conservé à Lisbonne (Alcobaça 302, XIIe siècle,
n° 3 de Hämel) " doit avoir été apportée de
Touraine". Il fait appel à un texte primitif
de l'Historia Turpini conservé à Saint-Denis, en
se basant sur une tradition selon laquelle on y
gardait un exemplaire ancien de cette chronique.
C'est vers la même abbaye que se tourne résolument
A. de Mandach pour invoquer et se représenter le
centre qui fut à l'origine des versions courtes
du Turpin, après une première élaboration à Vienne
en Dauphiné, par Calixte II, ses amis et ses continuateurs,
versions qui se diffusèrent par un "couloir
épique Vienne-Saint-Denis-Mons". Aimeri Picaud
n'est plus que le remanieur D (12e étape), qui apporta
son livre à Gompostelle en 1139, volume que les
chanoines allaient refondre. Le même critique est
plus précis, en affirmant qu'une copie du Pseudo-Turpin
calixtin (étape Vienne-Cluny) fut faite à Saint-Denis
entre 1124 et 1139.
Ces
prises de position largement exposées, malgré la
science dont elles témoignent, paraissent au lecteur
d'une complexité et d'un enchevêtrement sans pareils.
Le résultat final est loin d'être éclairant, d'autant
que les bases de ce jeu de constructions et de reconstructions
ne sont pas d'une solidité parfaite. On ne peut
être assuré que le découpage de chapitres, l'insertion
de phrases et même de détails soient le fait de
tel ou tel remanieur. Il est difficile de mettre
à l'actif de divers transcripteurs-remanieurs, en
particulier des chanoines de Compostelle, un incessant
bouleversement de la matière et de son ordonnance.
L'appui qu'A, de Mandach trouve dans une étude de
Jules Lair pour affirmer que l'abbaye de Saint-Denis
possédait un Turpin dès avant 1149 paraît fragile,
quand on se reporte audit article. Ce n'est pas
un postulat d'admettre, à l'inverse des positions
évoquées (et Hämel paraît apporter des vérifications
concrètes du fait), qu'un texte long rédigé par
un auteur a pu précéder les versions courtes et
que celles-ci sont l'oeuvre de copistes qui, n'étant
pas des automates, s'intéressaient particulièrement
à l'ensemble ou à certaines parties du Liber entier,
avec leurs négligences et leurs bonnes intentions
comme tout un chacun. Du point de vue formel, rien
ne s'y oppose. Ce que les Scriptores II-V ont fait
sur le manuscrit apporté à Saint-Jacques, d'autres
l'ont fait, en dehors de Compostelle et à leur manière.
A ce premier point on est donc en droit d'accorder
qu'il s'appuie sur des constatations, et fait peu
de place à l'hypothèse.
*
* *
2.
Unité interne du Liber Sancti Jacobi et du Codex
Calixtinus. -
L'attention
se portera sur les fol. 1-192 du Codex et sur le
Pseudo-Turpin qui forment un ensemble de cinq livres,
rédigé avant 1140 et terminé par les deux mentions
signalées plus haut du nom d'Aimeri Picaud: dans
l'hymne conclusive Ad honorem regis summi, qui résume
les vingt-deux miracles, et dans la lettre garantissant
la protection du pape Innocent II (1130-1143). Déjà
apparaît le risque qu'il y aurait à démanteler le
Codex apporté par lui et à ne voir en Aimeri et
en sa compagne Gerberge que les simples porteurs,
latores, d'un ouvrage auquel ils n'auraient point
eu de part ou si peu, simplement délégués (de quel
seigneur ou de quel monastère?) pour aller l'offrir
à saint Jacques dans son sanctuaire galicien. Rien
n'autorise à sectionner la matière première qu'Arnauld
du Mont a utilisée, réserve faite de ce qui doit
être mis au compte des remanieurs postérieurs; rien
ne laisse entendre qu'Aimeri n'ait été qu'un simple
remanieur de textes rédigés avant lui, de manière
coordonnée ou disparate, copiés par lui avec d'éventuelles
interventions qui échappent. Whitehill a reconnu
chez le Scriptor I une écriture "en minûscula
francesa del siglo XII". La critique interne
peut seule apporter un éclairage.
Il
est manifeste en effet qu'une idée directrice confère
à l'ensemble une unité souple, mais réelle et suffisamment
affirmée. L'intention du Liber sancti Jacobi, dans
le Codex, est d'élever une sorte de monument à la
gloire de l'Apôtre, de son sanctuaire et de son
pèlerinage. Le livre I offre une longue série de
sermons (homélies), pour les différentes fêtes liturgiques:
la fête onomastique du 25 juillet avec sa vigile
et son octave (chap, I-XVI, fol. 4-74), celle de
l'élection et de la translation au 30 décembre avec
son octave (chap, XVII-XX, fol. 74-101), puis les
messes pour les mêmes fêtes avec leurs mélodies
(chap, XXI-XXXI, fol. 101-139v). Au livre II, une
série de vingt-deux miracles (vingt-deux chap.,
fol. 140-1 55v), utilisés de bonne heure pour les
lectures d'un office de type monacal. Le bref livre
III (fol. 155v-162v) comprend essentiellement les
traditions sur la translation du corps de saint
Jacques. L'Historia Turpini ne rompt pas l'unité.
Si elle est une narratio, celle de la reconquête
générale de l'Espagne par Charlemagne sur les Sarrasins,
elle ne manque point d'exalter saint Jacques et
le siège archiépiscopal de Compostelle. D'ailleurs
la campagne n'est engagée que sur l'ordre de l'Apôtre
qui apparaît à l'empereur, en son palais d'Aix,
et qui lui confie la mission d'ouvrir ainsi une
route sûre pour les pèlerins. Quant au livre V,
le chemin qu'il propose est saint dans ses itinéraires
comme dans son but et toutes les ramifications poussent
littéralement les pieux marcheurs vers la Galice.
En tout cela, quoi qu'on en ait dit, rien d'une
rhapsodie factice, mais un ensemble suffisamment
cohérent, en tête duquel on lit de fait: Jacobus
liber iste vocatur (fol. 1).
Surtout,
on retrouve d'un bout à l'autre le même rédacteur
qui ne manque pas de caractère, avec son optique,
ses manières, voire ses manies. Seule une lecture
attentive donnerait un relevé de multiples détails
significatifs. J. Bédier a signalé diverses concordances
entre la Chronique et le Guide, entre la Chronique
et les livres I et III, qui donnent des passages
repris presque dans les mêmes termes. On peut en
ajouter d'autres: dans la Chronique, des leçons
de morale assez fréquentes dont la virulence du
ton n'a rien à envier à celle de plusieurs sermons
attribués au pape Calixte, de nouveaux miracles
de saint Jacques, la même mention des trois sièges
épiscopaux, une même manie de l'étymologie des noms
propres, un goût identique pour les énumérations
et le bavardage, des essais similaires d'explication
du mystère de la Trinité, des allusions répétées
à saint Isidore, etc. Des indices trahissent le
même homme et la même plume: quatorze ans (pourquoi?)
pour le séjour de Turpin en Espagne et pour les
enquêtes menées par Calixte afin de composer le
Codex, avec la mention répétée de ses voyages, même
éloge enthousiaste du Poitou et des Poitevins et
même hargne contre les Navarrais, etc. Un simple
collecteur de documents n'aurait pas poussé à ce
point le souci d'homogénéité. Peut-on mettre au
compte de ce rassembleur ou de remanieurs successifs
la formul : A Domino factum est istud... qui termine
invariablement la narration de chacun des vingt-deux
miracles, qu'on retrouve au fol. 192v et qu'on a
cru bon de reprendre au fol. 194 ?
Le
chrisme ^ à l'intérieur de la lettre du pape Calixte
(fol. 2) et qui signale la fin des lectures réservées
pour l'office, se retrouve bien à la fin du livre
II et au milieu du fol. 155v qui donne ensuite le
titre des quatre chapitres du livre III. La formule
Ipsum scribenti sit gloria atque legenti, qui ouvre
le livre après le titre, est portée aussi à la fin
des livres I, II, V et, en termes équivalents, à
la fin du Pseudo-Turpin. La présentation des pages
concernées ne présentant aucune surcharge ou différence
d'écriture, il s'agit bien de la main du Scriptor
I. Il faut d'autre part reconnaître le même auteur-rédacteur
qui revendique en plusieurs endroits, et avec le
même désir de convaincre, la sûreté de son information
et l'authenticité de ce qu'il rapporte. On sait
que la fin du livre II (fol. 155) et une bonne partie
du livre III (fol. 155v-160), soit six feuillets
à l'intérieur du vingtième cahier, ont été refaites
par le Scriptor II et que l'aspect matériel de ces
pages, par son manque de soin, tranche avec la suite
(fol. 162 avec la miniature de l'apparition de saint
Jacques, Scriptor I) et l'ensemble du Codex. Son
devancier avait peut-être déjà transcrit les deux
versions de la Translatio sancti Jacobi, sans vouloir
éliminer les apparitions, comme il l'avait fait
pour les deux Passions, la modica attribuée à Eusèbe
(fol. 18), la magna, celle d'Abdias (fol. 48). L'état
actuel du livre III, qui se remarque aussi par sa
brièveté et apparaît en bonne part comme l'utilisation
de documents antérieurs, n'a donc rien de préoccupant
pour l'unité du manuscrit.
Mais
il y a plus: le lecteur est frappé par l'omniprésence,
envahissante au point d'en être fastidieuse, du
nom du pape Calixte II (1119-1124), à qui est attribuée
nommément la rédaction de la plus grande partie
du Liber, justifiant le titre habituellement donné
au manuscrit galicien: Codex Calixtinus. Le prologue
de l'ouvrage ne laisse place à aucune ambiguïté
sur la prise en charge de tout l'ensemble par ce
pape. Un argumentum Calixti pape en tête des livres
II (fol. 140), III (fol. 156, Prologus), V (fol.
163) scelle la mainmise de Calixte sur tout le contenu.
Le livre IV attribué à l'archevêque Turpin de Reims
(fol. 1) et qu'il ne faut point mettre à part du
Codex, se termine par une Epistola beati Calixti
pape de itinere Yspaniae (fol. 29), où le pape donne
en exemple aux croisés contemporains d'Espagne et
d'Orient les conquêtes espagnoles de Charlemagne.
On ne pouvait espérer meilleur contre-seing. Au
livre I, en dehors des sermons extraits des oeuvres
des Pères de l'Église et parfaitement repérables,
comme les sources ecclésiastiques du livre III,
huit sermons de Calixte se taillent la meilleure
place dans les fêtes de saint Jacques, avec une
longueur absolument inaccoutumée. Les prologues
des deux passions, dans le même livre, sont de lui,
comme celui qui introduit, au livre III, la Passio
major (fol. 156), de multiples antiennes, bénédictions
et répons de l'office, presque toutes les messes,
en sorte qu'il apparaît comme un novateur déterminé,
un véritable réformateur de la liturgie compostellane,
offices et messes. Au livre II, dix-sept des vingt-deux
miracles ont été rédigés par lui, pour des faits
rapportés au temps où Gui. de Bourgogne était archevêque
de Vienne (1088-1119). L'établissement de trois
solennités en l'honneur de saint Jacques (fol. 160v-162,
Scriptor I) lui est attribué. Même ouverture du
livre V sous son autorité (fol. 163), sa signature
pour le chapitre VI sur les routes de pèlerinage
et le long chapitre XI consacré à la ville et à
la basilique de Compostelle. Bien plus, le même
ton est reconnaissable, et là seulement, sous la
plume de Calixte; un contact direct, et qui donnerait
une analyse plus affinée que celle qui est ici ébauchée,
pourrait en rendre compte. Même virulence dans les
prologues que dans les sermons et qui n'a rien à
voir, ce qui la rend déjà suspecte, avec le style
clérical habituel, encore moins avec les exhortations
papales; même tempérament et même ton autoritaire
qui veut imposer partout ses vues et ses convictions,
ton enflammé qui tonitrue en chaire contre ceux
qui ne célèbrent pas les fêtes jacobites ou le font
avec tiédeur, contre ceux qui maltraitent les pèlerins
en les rançonnant ou en faisant pis encore, un goût
prononcé pour l'emphase et la redondance, un étalage
assez complaisant de connaissances encyclopédiques
qui surprend, un goût particulier pour la poésie...
On voit mal un compilateur s'astreindre à imposer
à une oeuvre collective une telle unité de ton,
à l'intérieur même de rédactions diverses. Il y
a lieu de rechercher ce mystérieux auteur-rédacteur,
qui paraît bien se cacher sous un nom d'emprunt
prestigieux pour couvrir ses buts et qui a laissé
une si forte empreinte sur le Liber-Codex, en tant
de pages et de tant de manières.
P.
David pense ne devoir attribuer la "couleur
commune", l'unité "superficielle"
qu'au "dernier rédacteur", en se fondant
sur son observation que les éléments des cinq livres
ne sont pas homogènes, provenant, à des dates différentes,
de milieux divers. Il voit des remanieurs à l'oeuvre
en bien des endroits. Ainsi, pour la Passio magna
attribuée à Eusèbe de Césarée et qui contredit celle
du Pseudo-Abdias au livre 1. Tout le livre III qui
s'oppose, selon lui, au livre I, n'est qu'une "addition
tardive au recueil primitif"; les poèmes pris
dans l'oeuvre de Fortunat ne sont qu'une surcharge
introduite dans le Codex par le dernier rédacteur,
celui qui a rassemblé les cinq livres en un seul.
La vision de la mort de Charlemagne par Turpin n'est
qu'une réplique de celle de l'archevêque au Val
Carlos; ce sont donc deux additions. La rédaction
finale du livre des miracles se situe au plus tôt
en 1135, sur la base d'un premier recueil constitué
vers 1100-1110. Le professeur de Coïmbre donne en
conclusion les différentes étapes de la constitution
du recueil qui n'a été rassemblé que vers 1150,
"très probablement" par Aymeric Picaud
et Olivier d'Asquins. En schématisant, le livre
II aurait été le premier écrit; le rédacteur du
livre I y aurait introduit ensuite des commentaires,
puis, vers 1130, le Guide d'abord indépendant; celui-ci
aurait donc été ajouté vers 1150 dans le recueil
avec des remaniements (et non rédigé par Aimeri
Picaud) et il aurait été suivi de peu par la Chronique,
puis par le livre III.
A.
de Mandach, pour sa part, s'est attaché à analyser
"l'évolution successive des états du Livre
de Saint- Jacques de Gompostelle". II remarque
par exemple une grande ressemblance entre le Charlemagne
de Turpin et le roi Alphonse VI et il en déduit
que "le noyau épique turpinien est de Pierre
d'Andouque (+ 1114). La disputatio prolongée de
Roland est une interpolation; un Guide embryonnaire
(chap. I-VII du Guide actuel) remonte à Gui-Calixte
tout comme Gaston Paris voyait, dans un premier
état (chap, I-V) de la Chronique un petit livret
espagnol de propagande pour le pèlerinage, écrit
vers 1050 par un clerc de Compostelle.
Une
réponse de principe peut être faite à ces découpages.
Rien n'empêche, il est vrai, que l'élaborateur-rédacteur
du Liber, dans la forme de l'actuel Codex (Scriptor
I), ait usé de sources diverses, même importantes,
pour rédiger son oeuvre (et non purement transcrire
en y insérant quelques notices), et cela en plusieurs
étapes, en plusieurs lieux et pas nécessairement
dans l'ordre actuel des livres. Le caractère du
rédacteur, qui apparaît au lecteur comme celui d'un
clericus vagans, va tout à fait dans le sens d'une
information multiple. On ne saurait, au demeurant,
exiger, pour l'admettre comme auteur, qu'il ait
inventé les textes, sinon les mélodies, de tous
les offices, même si on lui reconnaît une culture
exceptionnelle. Il donne d'ailleurs, entre autres
sources repérables, celles de plusieurs des miracles
qu'il relate, diverses informations tant écrites
qu'orales n'étant pas à exclure pour les autres.
Quant aux insertions poétiques prises dans Fortunat,
aux premiers chapitres du Turpin et à certains du
Guide, ils ne rompent pas l'unité du recueil.
A
ce propos, on remarquera que l'examen des miniatures
du Codex n'apporte rien qui contredise cette unité.
J. G. Garcia a reconnu dans celles-ci les marques
de l'école française et du scriptorium de Cluny,
abbaye omniprésente en Espagne au XII siècle. Quelques
figures lui semblent de la fin du XII siècle, mais
l'auteur des trois scènes réalistes qui ouvrent
le Pseudo-Turpin (fol. 162-v) ne peut être celui
des miniatures du pape Calixte II écrivant (fol.
1) et du remarquable saint Jacques bénissant (fol.
4), comme de plusieurs lettres capitales. De même
pour la couronne wisigothique que porte Charles
dans deux miniatures (fol. 162, 162v haut), par
souci de faire vrai. On serait amené à invoquer,
comme le suggérait Hämel, une collaboration sur
place de chanoines ou de moines espagnols désirant
continuer la riche décoration du précieux Liber
apporté de France et offert au saint apôtre dans
son sanctuaire galicien.
L'incessant
découpage, parfois de petits détails, que l'on invoque
pour dégager un agrégat, et les combinaisons que
l'on fait de dates et de chapitres, pour accorder
les insertions et les constructions des remanieurs
résistent mal à la forte empreinte de l'auteur Galixte.
Son intention et sa manière dépassent celle d'un
remanieur même final; sa compilation n'est point
le résultat grossier d'un assemblage artificiel.
A la vérité, on entrevoit un singulier homme, en
qui Hämel décelait un habile faussaire.
*
* *
3.
L'auteur du Liber Sancti Jacobi contenu dans le
Codex Calixtinus n'est pas le pape Calixte II, mais
un clerc français. -
L'unanimité
sur l'élimination du pape Calixte II (1119-1124)
comme auteur de l'ouvrage se fait facilement entre
les critiques, même si des divergences apparaissent
lorsque l'on tente de préciser la qualité et le
milieu d'origine du rédacteur français du Codex,
en qui a été reconnu, dans les pages précédentes,
essentiellement celui du Liber original. Ainsi,
P. David admet, parmi ses conclusions, que le "Liber
Calixtinus est d'origine française en tous ses éléments".
A
l'évidence, l'auteur recherché est un homme d'Église;
le dessein général de l'oeuvre de glorifier l'Apôtre
et son sanctuaire, son contenu inséré dans le cadre
de la liturgie (livres I, II, III et suppléments),
sous forme d'office monastique, de sermons, de messes,
d'hymnes et de proses avec une riche partition musicale,
la permanente intention d'édifier, de moraliser
avec vigueur dans les sermons et même dans la Chronique,
les itinéraires dûment tracés avec arrêts impératifs
pour les pèlerins à des sanctuaires réputés, une
culture théologique, biblique, liturgique et musicale
prodigieuse, sans parler des connaissances profanes,
qui imprègne beaucoup de pages, enfin un appétit
de merveilleux, autant dans la Chronique et dans
le Guide que dans le Liber miraculorum, avide de
miracles et de prodiges, tout cela est patent.
Il
est tout aussi clair que l'auteur du Liber n'est
pas un Espagnol, mais un clerc français. Dans la
narration du Turpin, la présentation d'un Charlemagne
qui ouvre d'abord et quasi miraculeusement la route
de Compostelle et qui ensuite, à l'aide des chevaliers
français, libère la chrétienté d'outre-Pyrénées
du joug sarrasin, est en contradiction avec la tradition
épico-historique la plus forte en Espagne. Bernardo
del Garpio, on le sait, représente le héros national,
l'anti-Roland qui s'efforce de repousser l'envahisseur
franc aussi bien que le conquérant musulman. Le
Guide, pour sa part, ne connaît qu'une route en
Espagne, celle qui mène, avec des embûches et sans
guère s'attarder en chemin, directement du Somport
ou des ports de Cize au sanctuaire galicien (chap,
II-III). Les dangers ne manquent pas en effet en
pays navarrais comme en pays basque (chap, VII,
tandis que les quatre routes de France (chap, I)
s'agrémentent de multiples arrêts à des sanctuaires
où la piété et la joie des yeux s'unissent dans
l'admiration des châsses et des églises. Seuls la
Galice hospitalière et les Galiciens trouvent grâce,
ceux-ci ayant la chance, malgré leurs défauts, d'être
proches des Français, quitte à se voir décocher
ailleurs quelques flèches, puisqu'ils gardent un
trésor qu'ils n'ont rien fait pour mériter. On remarque
d'autre part que douze des vingt-quatre miracles
relatés se sont passés en France entre 1090 et 1139,
plusieurs suffisamment localisés pour que leur rapporteur
soit censé avoir séjourné dans les régions concernées,
le Viennois et le Lyonnais. De même, certains épisodes
très locaux du Guide montrent qu'il a séjourné dans
telle ou telle région de France. Ses descriptions
de lieux et d'objets précis, comme ses réactions
enthousiastes ou violemment hostiles vis-à-vis des
habitants des provinces qu'il a traversées, attestent
qu'il a sillonné la terre de France en grande partie,
par monts et par vaux. Il aime à l'occasion citer
les saints de France dont il a visité le sanctuaire
de pèlerinage. Que l'attribution des hymnes et autres
pièces liturgiques des fol. 185-191v, ainsi que
de l'antiphonaire et du missel (fol. 101v-139v)
soit exacte ou fausse, la référence à des auteurs
français et étrangers (non espagnols) n'est évidemment
pas le fruit d'un hasard, mais d'une intention.
Enfin, l'auteur s'emploie à exalter le siège archiépiscopal
de Compostelle où Charles convoque un concile au
terme de ses conquêtes en Espagne (Chronique, chap,
XIX) et dont il fait le second siège de la chrétienté,
"sedes secunda merito", après Rome et
avant Ëphèse. A son retour à Paris, l'empereur réunit
un nouveau concile à l'abbaye de Saint-Denis (chap,
XXII), dans le but manifeste de mettre en parallèle
les deux sièges, le français et le galicien. On
voit mal qui avait intérêt à oser faire une telle
invention, sinon un Français.
Le
prestige de l'abbaye de Cluny, sa présence et son
influence très fortes en Espagne, l'attestation
à la fin du Guide (colophon) que le Codex a déjà
été transcrit (plutôt que composé) en maints lieux
et surtout à Cluny, l'office de type monacal (douze
leçons à matines) et non canonial (neuf leçons),
toutes ces indications ont orienté divers médiévistes
vers l'abbaye bourguignonne, pour y trouver notre
rédacteur que l'on estime anonyme. Ainsi pensait
J. Bédier, en donnant à l'ouvrage une origine française
et très probablement clunisienne; la compilation
avait dû se faire en divers lieux, mais principalement
à Cluny. J. C. Garcia, ainsi qu'il a été noté plus
haut, reconnaissait dans les miniatures la main
du scriptorium clunisien. C'est vers le français
Pierre d'Andouque, évêque de Pampelune (+ 1114)
que se tourne A. de Mandach, pour lui attribuer
"le noyau épique turpinien", texte qu'allait
recueillir Gui de Bourgogne-Calixte II "afin
de l'inclure dans la compilation qu'il préparait
sur saint Jacques de Compostelle, son culte et sa
route". Calixte "disposait d'un atelier
à Vienne, puis à Cluny, après son abandon de l'archevêché
de Vienne, quelques années avant son avènement à
la papauté". C'est lui qui a transformé, remanié,
organisé et embelli la première rédaction de Turpin,
et l'abbaye de Saint-Denis allait devenir très tôt
le centre de diffusion de toutes les versions courtes.
Il est possible assurément de percevoir l'utilisation
de sources dans l'élaboration de l'ouvrage et une
certaine influence de Cluny et de l'entourage de
Gui de Bourgogne, au temps où il occupait le siège
de Vienne. Mais il n'est pas vraisemblable de voir
en Gui-Calixte l'auteur du Liber dans ses rédactions
primitive et actuelle, soit pour l'ensemble, soit
pour la majorité des textes qui revendiquent, avec
trop de force et d'habileté, sa paternité.
L'Historia
Cornpostellana, dont l'intention est d'exalter le
siège de Compostelle en racontant l'oeuvre de restauration
du culte de saint Jacques menée à bien par l'archevêque
Diego Gelmirez (+ 1139-1140), est muette sur la
composition et l'offrande d'un Liber qui aurait
été élaboré par le pape Calixte II. Il est vrai
qu'il pourrait avoir été apporté juste après la
mort de Gelmirez, avec laquelle se clôt l'Historia.
Or celui-ci fut le grand ami du pape qui le protégea,
comme le prouvent, entre autres documents, les lettres
qu'il reçut de lui. Ce point est loin d'être le
seul qui rende suspecte la signature du pape Calixte.
Il faut rappeler le style très particulier de ces
pages, reconnaissables à travers les différents
livres, où la virulence le dispute à l'autoritarisme,
où le ton fulminant et trop souvent vengeur tranche
avec celui des documents pontificaux habituels,
empreints de charité pastorale et fort éloignés
de ces excès. L'interminable morceau de bravoure
que constitue le sermon Veneranda dies (fol. 74-93
v), et dont Hämel a publié, dès 1933, les envolées
les plus caractéristiques contre les profiteurs
des braves pèlerins, en est la preuve la plus flagrante.
Outre que les oeuvres du pape Calixte II ne signalent
ni sa rédaction d'un Liber, ni le patronage qu'il
aurait accordé à un ouvrage collectif, on remarque
la volonté persistante (et abusive) du rédacteur
de couvrir l'oeuvre du nom prestigieux de ce pape
français dévoué à Compostelle, sans d'ailleurs la
moindre indication sur le lieu et le temps où ledit
pontife aurait écrit. Ce n'est que masque pour un
habile faussaire, patronyme délibérément choisi
et des plus utiles, surtout après la mort du pape
Calixte, pour faire adopter son travail par le milieu
clérical de Compostelle, dont les habitudes étaient
des plus routinières. Une part de bluff transparaît
dès la lettre initiale de Calixte où l'histoire
de l'élaboration du Codex tient presque du canular
estudiantin. Qui pourrait croire que le Christ est
apparu à ce Calixte, lors d'une extase, pour approuver
son entreprise et lui intimer l'ordre de réprimer
les abus du pèlerinage et d'imposer aux chanoines
une réforme de la liturgie? Le colophon du livre
V sur la célébrité (déjà !) du Liber en Europe,
l'argumentum Calixti pape au début du livre II sur
les enquêtes qu'ils auraient menées en Europe pour
rassembler des récits de miracles, la prétendue
découverte par lui d'une passion de saint Eutrope
à Constantinople, même s'il y a des raisons de penser
que l'auteur a effectivement beaucoup voyagé, tout
cela tient un peu trop de la propagande à tout prix.
Depuis longtemps on a reconnu comme apocryphes la
lettre d'introduction de Calixte, la bulle d'organisation
de la croisade par Calixte à la fin de la Chronique
(fol. 29), comme la lettre finale d'Innocent II
(fol. 192). Ni Fortunat ni Sedulius n'ont jamais,
que l'on sache, écrit de poème à la gloire de l'Apôtre
de Galice.
C'est
la même initiative qui a poussé l'astucieux faussaire
à mettre sous le nom de l'archevêque Turpin de Reims
(+ 800), la narration de la conquête de l'Espagne
par les Francs, au titre de témoin oculaire des
faits durant quatorze ans. Il se dit même mieux
renseigné (toujours cette même audace !) que l'auteur
des chroniques qui conservent à l'abbaye de Saint-Denis
les faits et gestes de Charlemagne. Mais il semble
que le Turpin historique n'ait "joué aucun
rôle militaire, ni à Roncevaux, ni ailleurs"
et qu'il doive sa célébrité aux chanteurs de geste.
Un véritable tour de passe-passe fait quitter subrepticement
le champ de bataille par Turpin, à l'encontre de
la tradition épique qui l'y fait mourir les armes
à la main, pour que son rôle de "reporter"
soit assuré jusqu'au bout. Il peut alors connaître,
grâce à l'arrivée de Bauduin échappé du carnage,
on ne sait comment, les détails les plus précis
sur les derniers moments de Roland. On accepte difficilement
l'apparition de saint Michel à Turpin au Val Carlos
(fol. 21v), sa vision lors de la mort de Charles
à Aix (fol. 26), sa prétendue sépulture qu'on aurait
retrouvée peu auparavant à Vienne (fol. 27v).
Par
contre, les noms des huit cardinaux cosignataires
de la lettre d'Innocent II sont aisément repérables,
et leurs titres cardinalices sont exacts, plusieurs
ayant eu des relations avec l'archevêque de Compostelle.
Vrais ou faux, les noms des divers auteurs d'hymnes
n'ont rien d'invraisemblable. On est donc en présence
d'un subtil dosage calculé de vrai, de faux et de
possible, de spirituel et de réalisme tour à tour
audacieux et prudent. Au travers de ces pages, se
retrouve le même homme pour qui le nom de compilateur
serait trop faible. On verrait bien ce clerc français
travaillant en plusieurs étapes, plutôt sous le
règne d'Innocent II (1130-1143) que sous celui de
Calixte II (1119-1124), en tout cas se couvrant
mieux, lors de la rédaction définitive, du nom de
celui-ci parce qu'il est mort et que personne en
Galice ne sera à même de vérifier ses dires. Il
devenait alors habile de faire croire aux chanoines
jacobites, peut-être avec la connivence de Gelmirez,
que le pape français avait laissé dans ses papiers,
pour son ami l'archevêque, de quoi l'aider à implanter
dans le sanctuaire galicien un culte de rite universel
et romain, digne de l'Apôtre. Tel était en effet
le problème...
*
* *
4.
Le Liber Sancti Jacobi est l'oeuvre du prêtre Aimeri
Picaud de Parihenay qui l'apporta à Compostelle
en 1139-1140. -
L'hymne
Ad honorem régis summi, chant de marche qui clôt
la série des hymnes en résumant les vingt-deux miracles
du livre II, est attribuée à Aymericus Picaudi presbiter
de Partiniaco (fol. 190v-191) ; elle précède immédiatement
la lettre sauf-conduit du pape Innocent pour le
même poitevin Aymericus Picaudus de Partiniaco veteri
(fol. 192, ajouté). Cette double mention conclusive
est, selon toute vraisemblance, celle de quelqu'un
qui a des droits sur l'ouvrage qu'il porte à Compostelle.
On se demande à quel titre il les aurait, s'il n'était
que le simple porteur, lator, ou même un transcripteur.
D'autre part, l'agencement de la fin du Codex s'explique
facilement. On sait que le miracle daté de 1139
(fol. 192v), dont la rédaction est attribuée à l'abbé
Aubri de Vézelay, évêque d'Ostie et légat du pape,
l'hymne des pèlerins Dum paterfamilias (fol. 193),
l'hymne Signa sunt nobis sacra que leguntur (fol.
193v), ainsi que deux autres miracles datés de 1164
(fol. 194), tous sur des feuillets ajoutés, ont
été copiés à Compostelle en 1173 par le moine de
Ripoll. Vu que le miracle de Brun de Vézelay s'est
passé dans un lieu qui était familier à Aimeri Picaud,
rien n'empêche de lui en attribuer le rapport; de
même pour le chant des pèlerins qui suit (et qu'il
a pu aussi composer), du fait qu'il a fréquenté
la route du pèlerinage de Saint-Jacques. On aurait
donc là une sorte d'appendice ajouté juste avant
d'emporter le manuscrit. Les miracles du fol. 194
(résurrection non précisée d'un enfant et guérison,
près de Compostelle, des blessures du fils d'un
vicomte poitevin) peuvent n'avoir été recueillis
et ajoutés qu'à Compostelle, après l'offrande du
Liber, si l'on remarque, comme nous l'avons fait,
que la notation qui les suit: Te Deum laudamus;
haec duo signa canunt, a été ajoutée pour que le
nombre des miracles relatés soit conforme aux exigences
de l'office de matines. Ce qui suit (fol. 194v,
miracle daté de 1190, etc.) n'a pas d'intérêt pour
la présente recherche. En somme, on est bien fondé
à raisonner à partir des deux mentions du prêtre
poitevin, pour établir que rien ne s'oppose à ce
qu'il soit l'auteur qu'il paraît être.
R.
Louis, dans son étude nuancée, dit nettement que
"le pseudo-Calixte, c'est Aimeri Picaud",
et qu'il n'y a pas lieu de distinguer un Olivier
d'Asquins de cet Aymericus Picaudus... qui etiam
Oliverus de Iscani, villa sancte Marie Magdalene
de Uiziliaco, dicitur. Olivier a des chances d'être
tout simplement le surnom donné par ses amis clercs
(surnom plus pacifique que celui de Roland) à cet
Aimeri devenu l'ego Turpinus de la Chronique (fol.
21) et à la tête farcie d'une quantité de légendes
épiques. On le voit séjournant près de l'église
Saint- Jacques du village d'Asquins dont il a dû
être l'un des chapelains séculiers {A. P. presbiter),
appelés subcapellani dans la Chronique de Vézelay
du XII siècle; c'est donc tout près de l'abbaye
de Vézelay qu'il a rédigé une partie de son oeuvre
et en tout cas y a mis la dernière main. Sans doute
Gerberge, sotia ejus Flandrensis - singulière compagnie
dans un prétendu document pontifical - l'a-t-elle
aidé au moins dans la copie des feuillets; s'ils
offrent ensemble le Codex a domno papa Calixto primitus
editus, c'est qu'ils l'ont confectionné ensemble.
Le
prêtre de Parthenay-le-Vieux, qui connaît bien les
normes de la liturgie monastique et qui se présente
comme un réformateur, était peut-être un ancien
moine de l'obédience de Cluny, la grande abbaye
réformatrice avec laquelle Calixte II eut des liens
privilégiés. Un séjour chez les Saintongeais dont
il connaît le rude parler et à l'abbaye Saint-Eutrope
de Saintes où il a peut-être étudié et écrit, comme
sa connaissance exacte du site de la ville, expliquent
bien la longueur démesurée de la passion de saint
Eutrope dans le Guide (fol. 174v-177v). On note
aussi la part faite, en dehors de la tradition épique,
aux villes de Saintes et de Taillebourg dans la
Chronique (chap, x), en y renouvelant de curieuse
manière le miracle des lances fleuries (chap. VIII).
Il faut se souvenir d'autre part que l'abbaye fondée
près de Saintes avait été concédée à saint Hugues,
abbé de Cluny, en 1081, par Guillaume VIII d'Aquitaine,
comte de Poitiers. Le prieuré du vieux Parthenay,
dépendant de la Chaise-Dieu depuis 1092, put abriter
Aimeri quelque temps, s'il n'y fut longtemps attaché.
Peut-être s'agit-il simplement de sa terre natale.
En tout cas, notre homme est bien un Français du
Sud-Ouest. En plus d'indices qui le trahissent,
son admiration pour les sites et les gens du Poitou
qui n'a d'égal que son mépris pour les Bordelais
et les Gascons (bel esprit de clocher !), pour les
Basques et les Navarrais chez qui rien ni personne
n'est bon, tout cela est suspect: toutes les qualités
pour les uns, tous les défauts pour les autres.
Il connaît bien Poitiers pour en avoir sillonné
les rues. Celui des quatre chemins de France qu'il
décrit avec complaisance, la Via Turonensis, passe
par sa région; il l'a fait maintes fois et en a
éprouvé les joies et les peines journalières. Après
beaucoup de déguisements, le prêtre poitevin devenu
guide se montre presque à visage découvert, même
s'il est difficile de dire son point d'attache.
On voudrait suivre mieux ce vagans qui n'a pas connu
ou plutôt a dû rompre la promesse de stabilité inhérente
à l'état monastique.
Lorsqu'il
dit qu'il a voyagé quatorze ans, comme Turpin, pour
amasser des documents (fol. i), qu'il a mené son
enquête en divers pays pour recueillir des miracles
(fol. 140), que le Codex sancti Jacobi a été accueilli
avec empressement d'abord à Rome et qu'on en a fait
des copies ici et là (fol. 184v), il n'y a sans
doute pas que du bluff dans ces prétentions. L'étude
des sources éclairera ce que l'on peut conjecturer
sur ses pérégrinations. La critique, pour sa part,
a mis en relief l'influence du centre hagiographique
que fut l'abbaye de Saint-Denis sur la composition
du Codex Calixtinus, ce qui laisse supposer un séjour
du prêtre poitevin à Paris et dans la région. B.
de Gaiffier, quant à lui, a dégagé, à propos de
la rédaction de la passion de saint Eutrope, "un
nouveau rapprochement entre les sources du Codex
Calixtinus et les textes qui glorifient saint Denys".
Plusieurs indices suggèrent des séjours possibles:
la Flandre, voisine de la Frise citée dans le colophon,
patrie de Gerberge ou de sa famille, sans doute
rappelée par le flamand germanique "Got"
d'un des cris des pèlerins, et le "Herru Sanctiagu,
Got Santiagu "de l'hymne Dum paterfamilias
(fol. 193); Bénévent, pour le conductum (fol. 131)
et l'hymne attribuée à un évêque de cette ville
(fol. 187) qu'il a dû visiter, peut-être sur la
route de la Terre Sainte où il paraît bien s'être
rendu en pèlerinage; Cluny, à cause du precipue
ad Cluniacum du colophon et de la mention de l'abbaye
parmi les destinataires de la lettre de Galixte
(fol. 1), divers scriptoria, s'il faut attribuer
aux auteurs nommés les pièces du supplément et certaines
du missel. On peut évoquer comme vraisemblable un
séjour dans les régions lyonnaise et viennoise,
dans les milieux proches de l'archevêque de Vienne,
Gui de Bourgogne, à cause de la relation circonstanciée
de plusieurs miracles dans ces provinces. Cela permettrait
d'expliquer en particulier la prétention inouïe
de la ville de Vienne à avoir vu les derniers jours
de Turpin le narrateur, doloribus vulneratus et
laborum suorum angustiatus, et à conserver son tombeau
(chap. XXIV). Sous ces mentions se cache un procédé,
le désir de faire plaisir à des amis, à des gens
qui ont aidé Aimeri Picaud. Il a dû, après s'être
peut-être arrêté à l'école grecque de Constantinople,
aller à Jérusalem, ville bien citée dans le colophon
(in hierosolimitanis horis); c'est à Guillaume de
Messines, le patriarche (1139-1145), et à Diego
Gelmirez, heroibus famosissimis, en particulier,
qu'est adressée la lettre inaugurale de Calixte;
c'est ce patriarche qui est dit avoir composé l'hymne
de matines Jocundetur et letetur (fol. 105v) et
la prose Clemens servulorum (fol. 123). Des indications
sur la basilique du Mont-Thabor et sur les usages
de ce pèlerinage ne trompent guère. Des chanoines
de Compostelle se rendaient à cette époque aux Lieux
Saints, sûrement intéressés, comme notre Poitevin,
au pays d'où venait le saint corps honoré en Galice.
Un indice troublant paraît confirmer un tel voyage
de notre auteur, lorsqu'on lit la lettre envoyée
en 1130-1131 par le patriarche Etienne de Jérusalem
(prédécesseur de Guillaume) à l'archevêque Gelmirez,
pour qu'il fasse un bon accueil à un Aymerico fratri
et concanonico nostro et, en lui concédant l'église
de Nogueres sise dans son diocèse, lui permette
de quêter pour les besoins de l'église de Jérusalem.
Un tel séjour près de Compostelle était éminemment
favorable pour que l'Aimeri poitevin, qui paraît
bien se confondre avec ce personnage, pût observer
les us et coutumes des chanoines de la basilique,
s'informer et recueillir près d'eux et des pèlerins
tous renseignements utiles à son grand projet, entre
autres les récits des miracles et de la translation.
Le
voyage qui l'amena ainsi à séjourner à Compostelle
ou auprès, et qui n'était peut-être pas le premier,
explique au mieux l'abondance des détails sur les
aléas de la Via Turonensis, heurs et malheurs qu'il
a vécus, qu'il a entendu raconter dans les hospices
et qu'il relate dans le véritable carnet de route
que constituent les chapitres III, VI, et VII du
Guide et étale à l'envi dans le fameux sermon Veneranda
dies: Via peregrinalis res est obtima sed angusta
(fol. 80). Il dut se mettre à la rédaction définitive
une fois revenu en France, et R. Louis le voit résidant
pour ce temps au village d'Asquins, à l'ombre de
Vézelay, dont il remarque que l'abbaye fut à cette
époque "un lieu d'élection pour les Poitevins".
On sourit de l'indignation d'Aimeri contre les moines
voisins de Corbigny qui prétendent posséder le corps
de saint Léonard, en dépit de la tradition qui le
place en l'abbaye limousine du même nom. Une telle
querelle de clochers ne trompe pas. Enfin, la mention
particulière du cardinal Aubri, ancien abbé de Vézelay,
en fin des cosignataires à la lettre d'Innocent
II, a tout l'air d'un hommage à un protecteur privilégié;
la mention du miracle de Brun de Vézelay en 1139,
qui suit inopinément cette lettre (fol. 192v) paraît
avoir été recueillie en dernière minute, sur les
lieux où séjourne Aimeri Picaud.
Ce
qui a été établi jusqu'ici a fixé la remise du Liber-Codex
à Compostelle, à une date comprise entre 1139 (miracle
de Vézelay) et 1172 (copie d'Arnauld du Mont à Compostelle).
Mais cet intervalle est facile à réduire. Sur la
base de diverses observations, R. Louis place "au
cours de l'année 1140", la visite à Saint-
Jacques d'Aimeri Picaud et de Gerberge, après une
mise au point définitive de l'oeuvre près de Vézelay,
entre 1135 (date du miracle n° 13, le plus récent)
et 1139. Quelques remarques appuieront cette estimation.
Le pape Calixte II, mort en 1124, est dit dans le
Guide: bonae memoriae et ailleurs beatus, expressions
qui ne s'entendent, dans les actes d'un pontife
régnant, que d'un de ses prédécesseurs. Or ces expressions
n'existent pas dans la lettre d'Innocent II, pape
de 1130 à 1143. Le Guide mentionne d'autre part
la mort du roi Louis le Gros qui survint en 1137.
De plus, la lettre du fol. 1 est adressée à Guillaume,
patriarche de Jérusalem de 1139 à 1145, mort en
1185, et à l'archevêque Diego Gelmirez mort à la
fin de 1139 ou dans les premiers mois de 1140. On
voit mal notre rédacteur s'adressant à des gens
qui ne seraient plus dans la fonction qu'il leur
attribue, faisant le voyage de Galice et ne pas
remettre l'ouvrage au prélat régnant, à moins de
n'avoir appris sa mort récente qu'une fois le travail
terminé. On le voit tout aussi mal exhibant en route
la lettre protectrice du pape Innocent II qui serait
mort, accompagnée de la caution de huit cardinaux,
eux aussi disparus. Vraisemblance et prudence obligent.
Décidément, il faut serrer de très près l'année
1139.
Quant
à préciser l'ordre et la date de composition des
cinq livres du Codex, le vagans poitevin travaillant
au gré de ses déplacements et au rythme du temps
nécessaire pour recueillir de multiples informations,
une certaine marge est permise dans la longueur
du délai supposé. On peut admettre, avant la rédaction
définitive en un corpus digne d'être présenté en
hommage, des étapes de rédactions partielles, à
partir de faits recueillis, de documents déjà plus
ou moins élaborés ici et là, à Compostelle même,
à Nogueres, à Cluny, dans les régions de Lyon et
de Vienne, en Saintonge, à Saint- Denis et autres
lieux. Trop préciser est sans doute aléatoire et,
à cet égard, les datations de P. David sont rendues
problématiques, surtout par le jeu des combinaisons
qu'il lui faut faire pour accorder entre elles les
interventions des remanieurs qu'il voit en bien
des pages. L'approche de la vérité est sans doute
plus simple. Diverses miniatures où l'on a décelé
une influence espagnole, à côté de celle de Cluny,
peuvent n'avoir été peintes qu'à Compostelle, soit
sous le regard d'Aimeri Picaud, soit par des calligraphes
locaux désireux d'orner le gros et magnifique in-folio.
Le livre I, tout imprégné du parfum du sanctuaire,
a sûrement été élaboré à la suite de ce que notre
poitevin a constaté à la basilique de Saint-Jacques.
Ce qui nous vaut les dix sermons de Calixte, au
ton enflammé, les diverses messes et les oeuvres
poétiques qu'il attribue à des auteurs en majorité
français. Le livre II n'a reçu sa forme définitive
qu'en 1135, date du dernier miracle, ou peu après.
Le livre III, qui, avec ses quatre chapitres, apparaît
comme un résidu, a des chances d'avoir été composé
et surtout copié à Compostelle, comme plusieurs
miracles, à l'époque où le prologue de Calixte montre
un scribe local à l'oeuvre pour le compte d'un Français.
Rien n'empêche d'admettre que la Chronique de Turpin,
à cause de son lien avec la Reconquista, a été rédigée
à part et plus tôt. Le Guide, dans son état actuel,
paraît à P. David n'avoir pas été écrit avant 1135.
En tout ceci, l'étude des sources est susceptible
d'apporter quelques conjectures supplémentaires.
On peut en effet imaginer Aimeri, le girovague,
élaborant sa matière à partir de ce qu'il a lu,
vu et entendu, travaillant d'arrache-pied, pressé
d'aller remettre à l'archevêque Gelmirez qu'il semble
décidément bien connaître, ainsi que son entourage,
son volumineux Liber sancti Jacobi. Celui-ci a pu,
sinon lui en donner l'idée, du moins encourager
son entreprise qui se situait à merveille dans l'oeuvre
de restauration qu'il avait entreprise pour son
diocèse et pour saint Jacques.
*
* *
5.
Les sources utilisées par Aimeri Picaud. -
Le
prêtre poitevin a mêlé ses propres inventions à
des documents préexistants et à des sources diverses
qu'on peut déceler avec plus ou moins de facilité.
Ses fabrications sont essentiellement, on l'a vu,
les nombreux chapitres qui, dans les livres I, II,
III et V (en partie avec le chancelier Aimery) se
couvrent du nom prestigieux du pape Calixte II et,
dans le livre IV, sont censés dus à la plume de
l'archevêque Turpin de Reims. Son habileté de faussaire
intelligent et rusé n'est pas tombée dans le piège
grossier de s'attribuer des oeuvres aisément vérifiables
comme étant celles d'autrui, tels divers sermons
de Pères et les récits de la passion et de la translation.
Il est vrai d'autre part qu'à Compostelle, où l'ouvrage
apporté de loin et offert devait rester comme un
monument consacré à la louange de l'Apôtre, la vérification
de ce qui venait de l'étranger et qu'Aimeri, l'éternel
voyageur, avait pu connaître, s'avérait bien difficile
: suppléments poétiques et musicaux, oeuvres d'un
pape français défunt, nombreux miracles recueillis
çà et là, routes de pèlerinages vécues, campagnes
de la guerre sainte de Charlemagne en Espagne relatées
par un témoin oculaire. A défaut de pouvoir examiner,
ligne par ligne, le découpage et l'adaptation dans
les sermons patristiques, dans les récits des passions
et de la translation, dans l'utilisation originale
de l'oeuvre poétique de Fortunat, les éléments pris
à la Bible, à la liturgie, aux sermonnaires en usage
à l'époque, il est utile de passer en revue les
cinq livres, pour signaler ce qui se cache en particulier
d'emprunts non avoués ou camouflés.
Au
livre I, les Sermones beati Calixti reflètent, à
peu près partout, le tempérament d'un prédicateur
au verbe tonitruant, dont la psychologie mériterait
une analyse. Aimeri de Parthenay, au temps de ses
études probables à l'abbaye Saint-Eutrope de Saintes,
avait appris le beau latin de Venance Fortunat,
l'évêque de Poitiers. Il devait savoir par coeur
les poèmes de celui qu'il appelle luculentus versificator,
pour qu'ils reviennent si facilement chanter par
dizaines sous sa plume, le plus souvent habilement
adaptés en centons. On les trouve en divers endroits
du livre I et pour la deploratio sur la mort de
Roland. En fin lettré qu'il est, notre clerc recueille
onze vers du poète irlandais Sedulius (ixe siècle),
seize vers d'un anonyme contre la simonie, seize
autres qu'il a entendus en Espagne. A propos des
deux passions de saint Jacques, la modica d'Eusèbe
(fol. 18) et la magna du Pseudo-Abdias (fol. 31-44v)
qui doit être lue dans les églises et les réfectoires
(fol. 48), il les admet toutes les deux comme ayant
"grande autorité", laissant au lecteur
le choix de préférer l'une ou l'autre. A ce propos,
P. David a fait une remarque intéressante : le texte
de l'Historia ecclesiastica d'Eusèbe est celui de
la traduction latine de la Chronique de Fréculphe
de Lisieux (+ 853), ce qui laisse supposer "principalement,
sinon exclusivement, une source connue dans les
milieux français". B. de Gaifïier pense avoir
décelé dans la passion de saint Jacques des réminiscences
de celle de saint André. P. David a estimé d'autre
part que les textes prévus pour la fête de l'élection
et de la translation (30 décembre) s'inspiraient
du culte de saint Martin à Tours qui, en plus de
la fête onomastique (11 novembre), célèbre son élection
et sa translation (4 juillet). Cette fête n'est
en réalité que celle maintenue du 30 décembre, la
seule en l'honneur de l'Apôtre dans le rite wisigothique
ou mozarabe, non sans en modifier d'ailleurs les
textes. A cause de sa relative pauvreté et de l'ignorance
de la fête du 25 juillet selon le rite romain universel,
la vieille liturgie en usage à Compostelle mérite
bien les reproches que lui adresse la lettre de
Calixte (fol. 2), de se contenter de textes mal
adaptés et sans uniformité. Étant donné l'esprit
d'initiative dont témoigne Aimeri Picaud pour l'ensemble
du Liber, il y aurait lieu de rechercher dans quelle
mesure cet érudit rompu aux choses d'Église a inventé,
regroupé, combiné des textes antérieurs, soit à
partir de la Bible, soit à partir d'autres liturgies,
pour composer offices, messes, répons, hymnes, proses,
etc. Cette habileté au camouflage rejoint celle
qui a été décelée pour les diverses pièces du missel
et du supplément (fol. 185-191v) attribuées à des
rédacteurs français et étrangers, presque tous identifiables
et qui ne sont peut-être que des prête-noms pour
notre auteur prolifique. Les mélodies qui les accompagnent
n'ont pas une origine plus claire. La farsa missa
(fol. 133-139) attribuée à Fulbert, écolâtre, puis
évêque de Chartres au début du XIe siècle, est
de lui ou de quelqu'un parmi l'élite qui l'entourait,
où la musique tenait une grande place. Par contre,
on est mal renseigné sur la provenance des mélodies
de type grégorien inscrites à toutes les messes,
de celles de l'hymne Ad honorem régis summi d'Aimeri
Picaud et du chant des pèlerins Dum paterfamilias,
des polyphonies à deux et trois voix des suppléments.
Une influence française s'y fait jour parmi d'autres
et l'on retrouve ainsi notre poitevin les écrivant
ou les transcrivant ou les faisant écrire soit en
France (Notre-Dame de Paris, Saint-Denis, Chartres,
Limoges), soit en Galice, d'où précisément à cette
époque vinrent des clercs pour étudier à Paris.
Ainsi
qu'il est apparu, notre clerc a pu recueillir plusieurs
des vingt-deux miracles du livre II au cours de
ses voyages; il le dit d'ailleurs avec emphase dans
le prologue du pape Calixte (fol. 140). Il suffît
de renvoyer au résumé et à l'étude précise qu'en
a faits P. David; rien ne s'y oppose aux jalons
établis jusqu'ici. Quelques remarques suffiront.
Sauf le second, les miracles se situent entre 1080
et 1135, le vingt et unième étant donné comme contemporain,
les autres ou clairement datés ou situés (nos 16-20),
raisons à l'appui, par P. David, dans l'intervalle
donné. Ils proviennent d'Espagne, d'Italie, d'Allemagne,
de Terre Sainte et de France (Lorraine, Bourgogne,
Poitou [peste en 1100], Viennois, Provence). On
peut donc admettre l'existence d'un recueil primitif
de miracles utilisé par notre auteur, avec l'attraction
du milieu viennois au temps de Gui-Calixte invoquée
par A. de Mandach. A Compostelle même, on gardait
un riche Liber miraculorum constamment alimenté
par les récits des pèlerins et qu'Aimeri n'a pas
dû manquer de mettre à profit, ainsi qu'il le laisse
entendre (fol. 156v). Dans ce livre II, il est donc
essentiellement un compilateur. Il dit aussi qu'il
a appris sur la route même du pèlerinage le dernier
miracle; celui de Brun de Vézelay a été ajouté en
dernière minute pour faire plaisir à l'ancien abbé
Aubri. On notera avec intérêt, bien qu'il soit de
rédaction postérieure (fol. 194v, a. 1190), la transposition
que fait d'un événement contemporain le miracle
De liberatione Christianorum et fuga Sarracenorum
a Portugalia. On sait qu'Anselme, évêque de Cantorbéry,
dut mener une vie errante après 1097 et qu'il passa
notamment à Lyon et à la Chaise-Dieu. Or R. W. Southern
a fait une constatation des plus intéressantes:
Aimeri Picaud a copié presque littéralement dans
les Dicta Anselmi la relation des miracles nos 16,
17, 18. D'autres découvertes sont peut-être à attendre.
On a aussi remarqué que le nombre, vingt-deux, des
miracles attribués à saint Jacques et à saint Gilles
est le même. Aimeri connaît bien, pour y avoir séjourné,
l'abbaye languedocienne: il décrit la châsse du
saint abbé et mentionne une douzaine parmi les miracles,
qui venaient précisément d'être consignés par le
bibliothécaire du lieu. Aimeri a donc pu prendre
son idée dans un manuscrit du scriptorium. Le second
miracle du Codex, absent du recueil de Pierre Guillerme,
celui d'un Italien qui est venu déposer sur l'autel
de saint Jacques le cyrographum ou la schedula où
son péché se trouve effacé et qui rappelle la fameuse
remise du péché de Charlemagne par saint Gilles,
connue elle aussi du Guide (fol. 169v), vient de
la Vita sancti Aegidii (xe siècle ou début du xie
siècle).
Avec
le même esprit de tolérance dont il a témoigné pour
les passions au livre I, Aimeri recueille au livre
III deux récits de la translation pour la fête du
30 décembre, l'un dit translatio major (fol. 156-159),
l'autre plus ancien, connu sous le nom de Lettre
du pseudo-pape Léon (fol. 159-160). On peut penser
que les deux textes bien indiqués comme liés à ce
jour de fête, la seule dans le rite wisigothique,
constituent un des éléments de l'ancien culte galicien
qu' Aimeri n'a pas voulu laisser perdre. Le chapitre
ni attribué à Calixte (fol. 160v-162) mérite une
lecture attentive. Il se rapporte aux trois solennités
en l'honneur de l'Apôtre: celle de la passion célébrée
jadis le 25 mars au jour de son anniversaire, celle
de la translation du corps le 25 juillet, celle
de la déposition à Compostelle le 30 décembre. A
une date fort ancienne, suggère-t-on, la fête du
25 mars, à cause de l'occurrence de l'Annonciation
et du Carême, fut transférée au 25 juillet, qui
est devenu la solennité, pour l'Église universelle,
de la passion-martyre du saint. Et Calixte d'ajouter:
Merito ergo sancta ecclesia solempnia passionis
beau Jacobi et çincula sancti Pétri (Saint-Pierre-aux-liens,
1er août) prefatis diebus celebrare consuevit...
Et nos hoc idem affirmamus. Il se range donc ici,
avec tout le poids de son autorité (celle que se
donne A. Picaud), en faveur de la liturgie romaine.
Il continue: Fertur quod translacionis et electionis
beau Jacobi celebritatem tercio die kalendarum januarii
inclitus imperator Hyspanus Aldefonsus, bona memoria
dignus, celebrare inter Gallecianos instituit, priusquam
nostra auctoritate corroboraretur. Ce qui signifie
clairement que l'ancienne fête du 30 décembre selon
le rite wisigothique fastueux en usage à Compostelle
et dont l'origine se perd dans la nuit des temps
(fertur), peut remonter (comme il est dit) à un
lointain roi Alphonse (rex venerabïlis) devenu par
emphase imperator Hyspanus. On pense naturellement
au roi Alphonse II le Chaste (759-842), sous le
règne duquel fut découvert (c. 830) le tombeau de
saint Jacques et qui fit construire une église donnant
naissance à une nouvelle agglomération. Ce point,
qui montre une volonté de ne pas supprimer la vieille
fête, mais de lui préférer le culte universel pour
apporter ainsi plus d'éclat aux célébrations, semble
capital, comme la situation d'un Liber-Codex qu'on
ne peut isoler d'un contexte galicien très influent.
L'étude
précise de l'exploitation de l'épopée par la Chronique
de Turpin demanderait des pages; il suffira de renvoyer
à l'analyse faite ailleurs et dont la lecture peut
trouver ici un complément d'éclairage. Turpin-Aimeri
dont nous connaissons les goûts d'encyclopédiste,
utilise, pour raconter la guerre sainte menée par
Charlemagne en Espagne, modèle de toutes les croisades
(chap, XXVI), diverses chansons de geste, certaines
comme Agolant dans des versions anciennes perdues.
Mais son esprit d'initiative et son désir de propagande,
plus à l'aise dans les envolées de l'imagination
que dans la sécheresse des chroniques, le fait,
parfois sans vergogne, malaxer la matière épique.
Il imagine quatre campagnes de l'armée française:
la première pour ouvrir la route vers Compostelle
(chap, I-V), la seconde et la troisième pour refouler
l'invasion du roi Agolant qui est monté jusqu'à
Agen et Saintes (chap, VI-X, où l'on perçoit le
Poitevin !), la quatrième plus longue qui, après
avoir présenté autour de l'empereur les trente-trois
chefs des troupes (chap, XI), fait guerroyer les
Français contre Agolant et contre le géant Ferragu
que Roland tuera (chap, XII -XVII), avant d'en arriver,
en la "repensant", à la défaite de Roncevaux
(chap. XXI). Le dessein d'inclure la Chronique dans
le Liber impose au narrateur de mêler, plus que
ne fait l'épopée, la sainteté des héros et leurs
exploits, de faire de Roland un martyr dont la piété
a quelque chose d'emphatique qui s'harmonise mal
avec son orgueil chevaleresque dans la Chanson de
Roland. La comparaison littéraire entre le modèle
épique et les accommodements du texte clérical mérite
à celui-ci les plus vives critiques: on ne lui pardonne
pas d'avoir affadi les beaux récits de bataille
et les dangereuses chevauchées, d'avoir négligé
le vrai pathétique, d'avoir caricaturé les païens,
d'avoir gâché le rôle de Turpin et d'Olivier, d'avoir
éparpillé dans un but intéressé les tombeaux des
Français tués en Espagne.... Le but d'Aimeri étant
de donner l'expédition française en exemple aux
chevaliers engagés dans la Reconquista, il lui paraît
normal de moraliser sans cesse, de multiplier les
faits surnaturels et de couronner l'oeuvre de Charlemagne
par la convocation de conciles à Compostelle (chap,
XIX) et à Saint-Denis (chap, XXII), par un portrait
de l'empereur et une mort accompagnée de prodiges
(chap. XXII). Aux remarques de G. Meredith-Jones
sur diverses sources particulières de Turpin et
auxquelles il suffit de renvoyer, il faut ajouter
qu'A. Burger a pensé discerner à l'origine de la
version légendaire de Roncevaux selon la Chronique
et le Guide, "un poème en hexamètres latins
qu'on pourrait intituler Passio beati Rotolandi
martiris, ou quelque chose d'analogue". G.
Paris voyait dans les chapitres I-V un très ancien
livret de propagande en faveur du pèlerinage, Charlemagne
ayant ouvert la route de Galice par mission reçue
de saint Jacques; dans ce cas, Aimeri Picaud l'aurait
refondu. L'idée n'est pas à rejeter à priori, si
l'on songe que l'abbaye de Saint-Denis, où notre
chroniqueur a dû séjourner (fol. 1), avait élaboré
à la fin du XIe ou au début du XII siècle, une sorte
de livret de ce type, l'lter Hierosolymitanum, pour
justifier l'authenticité des reliques qu'elle possédait,
en invoquant un pèlerinage de l'empereur en Terre
Sainte. En tout cas, la centaine de villes et de
provinces énumérées (chap, III) comme conquises
par les Français, ainsi que la dizaine de rois sarrasins
convoqués ensuite par Agolant pour envahir la France
(chap, IX), ne sont pas purement fantaisistes. C.
Meredith- Jones s'est employé à les situer au temps
de la Reconquista, à partir du milieu du XIe siècle.
Il constate que le compilateur, comme les auteurs
de chansons de geste, "a travaillé à rattacher
les événements historiques très connus en ce siècle
à la légende populaire de Charlemagne"; il
estime qu'il "a dû rédiger sa liste dans la
décade qui va de 1120 à 1130", ce qui ne contredit
en rien l'époque où, selon moi,. Aimeri Picaud se
mit au travail. A. Hämel pensait, pour sa part,
que les noms de ces villes reposaient en partie
sur une ancienne liste d'évêchés. Si la question
reste ouverte, il est clair que, durant ses séjours
en France et en Espagne, le chroniqueur s'est servi
des listes qu'il a trouvées et qu'il jugea aptes
à servir son projet. Enfin, il n'y a pas à s'étonner
de quelques expressions qui se rapportent au XII
siècle et qui s'accordent mal avec une relation
censée écrite à l'époque carolingienne. Elles ne
sont que des incidentes de notre Poitevin qui veut
se situer comme un simple transcripteur de la vieille
Historia Turpini.
A
l'origine du livre V, il y a l'expérience vécue
au quotidien d'un chemin semé de joies simples ou
spirituelles, comme de périls parfois graves et
d'ennuis multiples. Rappelant au passage des éléments
épiques ou merveilleux, notre Poitevin chemine,
observateur à l'affût, amateur d'églises et de reliques.
Son carnet de route clôt le Liber de manière appropriée,
car il présente la route sainte venue de France
comme purificatrice, avec son lot de sueur et de
peine nécessaire pour arriver à la vision heureuse
de l'église et du tombeau de Saint- Jacques en Galice.
On a invoqué un guide des pèlerins embryonnaire,
les chapitres I-VII du Guide actuel, et remontant
à Calixte et à son chancelier Aimeri ou à quelque
autre. Si l'on regarde l'ensemble, on s'aperçoit
que, dans les chapitres attribués au pape, le second
n'est qu'un simple itinéraire peut-être copié et
que le sixième fait apparaître un homme bien typé
dans ses réactions. Ce n'est que déguisement d'Aimeri.
Quant au grand chapitre IX sur la description de
la ville et de la basilique de Compostelle, il était
quasi naturel de le faire signer par le pape Calixte
II, quand on sait la protection qu'il accorda au
siège épiscopal et au pèlerinage, en élevant Gelmirez
à la dignité d'archevêque. Autre habileté de lui
associer pour ce chapitre son chancelier Aimeri,
lui aussi ami de Gelmirez, et de confier à cet homme
d'administration la rédaction du chapitre V relatif
à ceux qui ont travaillé à refaire le chemin de
Saint- Jacques. Quant à la Passio S. Eutropii, dont
le caractère exceptionnel (fol. 174-177v) dans le
livre V s'explique facilement, B. de Gaiffier en
a disséqué l'amalgame. Le compilateur a puisé à
trois sources principales: la passion des saints
Simon et Jude, la passion de saint Denys rédigée
par l'abbé Hilduin entre 835 et 840, la correspondance
d'Abgar avec le Christ très diffusée en Occident.
L'éminent bollandiste voit dans la copie du
texte
d' Hilduin, où la description des villes d'Athènes
et de Paris se mue en celle de Saintes, l'intention
de "rehausser la gloire du premier évêque
de Saintes en le rattachant à saint Denys".
On retrouve là l'influence prépondérante de l'abbaye
parisienne, "centre actif de propagande hagiographique...
mêlée directement ou indirectement à l'élaboration
du Codex S. Jacobi". Il n'est pas exagéré de
voir dans la Passio S. Eutropii un exercice scolaire
du clerc Aymericus Picaudus en l'abbaye de Saintes.
Le dernier chapitre du Liber rappelle opportunément
que recevoir les pèlerins riches ou pauvres, c'est
recevoir saint Jacques et Notre Seigneur.
*
* *
6.
Le contexte historico-culturel et l'élaboration
du Liber sancti Jacobi. -
De
tous les points acquis jusqu'ici une constatation
se dégage: le Liber-Codex du français Aimeri Picaud
est bien tout entier une "obra de propaganda"
dont le but est de célébrer saint Jacques et son
pèlerinage, essentiellement en réformant la liturgie
sclérosée que dénonce la lettre inaugurale mise
sous l'autorité du pape Calixte II (fol. l-2v),
par l'apport de la liturgie romaine universelle
(fol. 161), tout en gardant un certain nombre d'éléments
galiciens traditionnels que l'on ne peut qu'entrevoir.
L'ensemble de textes variés et mieux adaptés que
présente le Liber constitue ce que P. David appelle
"une tentative de réforme inaugurée au nord
des Pyrénées". Du coup, il doit être
possible de situer l'oeuvre dans un contexte favorable
qui pouvait la susciter et faire de l'entreprise
du clerc Aimeri quelque chose de beaucoup moins
isolé qu'on l'a cru. C'est donc vers les milieux
historique et culturel qu'il faut se tourner et
en particulier vers l'archevêque Gelmirez.
Le
chapitre X du Guide (fol. 183v-184) n'est pas tendre,
lorsqu'il rappelle aux soixante-douze chanoines
de Compostelle leur devoir de charité envers les
pèlerins et leur donne en exemple l'accueil fait
à Saint-Léonard en Limousin. Là encore il doit parler
en connaissance de cause. Il suffit d'ailleurs de
feuilleter plusieurs pages de l'Historia Compostellana,
où la gouaille le dispute au pittoresque, pour comprendre
l'état lamentable dans lequel Gelmirez trouva, à
son arrivée en 1101, l'église et les chanoines desservants.
Ceux-ci y sont traités par les auteurs français
- toujours ce mépris pour les Galiciens ! - de bruta
animalia nulla adhuc jugali asperitate depressa,
vivant dans l'inimitié, se disputant les offrandes
des fidèles, plus préoccupés, malgré leur pauvreté,
de s'habiller ad modum equitum que d'assurer dignement
l'office au choeur. Non sans difficultés, le nouvel
évêque s'employa aussitôt à les réunir en un collège
de soixante-douze membres, juxta numeralem discipulorum
Domini collectionem, leur imposant un serment de
fidélité; il restaura les bâtiments et leur assura,
avec la subsistance, la dignité et la concorde nécessaires
à leur charge. Il veilla à ce qu'ils fussent instruits,
litterarum studiis eruditi, comme il l'avait été
lui-même et fonda une école-cathédrale pour son
clergé, en y installant un magister de doctrina
eloquentiae. Il envoya même son neveu Pierre, doyen
du chapitre, avec quelques chanoines, étudier la
philosophie en France.
L'amitié
entre Diego Gelmirez et Gui de Bourgogne-Calixte
fut de toujours et l'Historia Composteïlana la souligne
dans une formulation sans réserve. Plusieurs lettres
du pape témoignent de relations suivies et d'une
confiance réciproque. Les liens humains ne pouvaient
que les rapprocher, puisque Gelmirez avait été secrétaire
et chancelier du comte de Galice, Raymond de Bourgogne,
le propre frère de Gui, avant d'être consacré évêque
et de voir son siège élevé en 1120 à la dignité
de métropole par la grâce de Calixte IL De solides
appuis à la curie romaine, malgré divers atermoiements,
lui avaient assuré le titre d'archevêque. L'Historia,
destinée à mettre en lumière l'oeuvre du restaurateur,
raconte par le détail ses relations suivies avec
les cardinaux romains Didier, Boso, Aimeri de la
Châtre, Gui de Pise, faites de dons, d'appuis, de
légations, de visites et de témoignages d'amitié.
L'historien Biggs résume d'un mot la situation:
"The Historia claims that many of those who
made up the Roman Curia were devoted to him".
Les
relations entre le siège episcopal et le clergé
français étaient aussi des plus suivies. Parmi les
cinq chanoines chargés de consigner les faits et
gestes de Gelmirez dans l'Historia, on trouve deux
Français: l'archidiacre Hugues, conseiller de l'évêque
et souvent témoin de ce qu'il rapporte, consacré
évêque de Porto en 1113, Girard originaire de Beauvais,
semble-t-il, magister de l'école de la cathédrale
de Compostelle. En tout premier lieu, les va-et-vient
entre la ville galicienne et l'abbaye de Cluny,
l'origine clunisienne de bien des gens qui passent
ou oeuvrent à Rome et en Galice, les relations qu'entretiennent
avec l'abbaye bourguignonne Gelmirez et Gui-Calixte
qui y fut élu pape en 1119, l'influence générale
de Cluny outre Pyrénées, tout cela, à l'époque qui
nous intéresse, justifie que la lettre de Calixte
qui ouvre le Codex soit adressée d'abord sanctissimae
conventui Cluniacensis basilicae. Au cours de son
périple en France en 1104, qui devait l'amener à
Rome, le prélat galicien y avait été reçu familiarius
ac specialius. Il trouva dans les abbés Hugues,
Pons et Pierre le Vénérable, des amis et des conseillers
sûrs.
On
voyage beaucoup à cette époque vers ou depuis Compostelle.
En 1124, deux chanoines revenant de Sicile et d'Apulie
passent à Pavie quêter pour l'église Saint-Jacques,
comme Aimeri - vraisemblablement le nôtre - se présentera
à Compostelle en 1130-1131, afin de quêter pour
les Lieux Saints d'où il revient; en 1119 Giraldus
envoyé par Gelmirez à Rome est rejoint à Saint-Gilles
par deux chanoines qui reviennent de Jérusalem;
en 1129 Bernaldus, le trésorier du chapitre, a l'intention
de s'y rendre. Des pèlerins français sont cités:
Henri, abbé de Saint- Jean-d'Angély, et Etienne,
camérier de Cluny, venu en 1121 et dont la reine
Urraca sollicitera les bons offices pendant leur
séjour à Compostelle; Guillaume X d'Aquitaine, le
père d'Aliénor, qui devait y mourir en 1137, après
avoir aidé l'archevêque dans sa lutte contre la
reine et avoir protégé Alphonse VII, le jeune roi
de Gastille. Au travers de tout ce contexte, Aimeri
Picaud, voyageur-pèlerin assidu, n'apparaît pas
comme un isolé; son premier voyage en Galice, ainsi
que son séjour à Compostelle et dans la région et
ses périples en France, le mettaient au contraire
à l'écoute de quantité de gens. C'est de cette manière
que dut naître et put s'élaborer déjà son projet
d'une vaste réforme du culte de l'Apôtre. Le moment
était on ne peut plus favorable à une telle entreprise.
La
critique, semble-t-il, ne s'est pas arrêtée à une
remarque essentielle que fait l'Historia Compostellana
sur l'oeuvre du prélat galicien: Et quoniam ecclesia
beati Jacobi rudis et indisciplinata erat temporibus
illis, applicuit animum ut consuetudines ecclesiarum
Franciae ibi plantaret. Cette phrase a un champ
d'application qui dépasse les constatations précédentes
et elle touche sûrement le domaine liturgique. On
sait que Gelmirez acheta des livres liturgiques
pour son église, qu'il offrit une croix en or au
cardinal Boso, un coffre en or et un calice en or
à son ami Calixte. Il a dû se tourner vers la France,
encouragé par ses amis romains, solliciter l'aide
d'Aimeri Picaud ou recevoir son offre, de manière
directe ou indirecte, pour aider la grande réforme
venue de Rome et de Cluny et qui visait, non sans
de multiples résistances sur le terrain, à remplacer
par le rite romain, universel, le vieux rite mozarabe
(dit aussi wisigothique, gothique, isidorien ou
espagnol). Aussi haut qu'on peut remonter dans l'histoire,
depuis au moins le VIe et le VII siècle, les églises
d'Espagne eurent leur liturgie propre dont Tolède
fut le centre, avec une surabondance de formules
et de rites. Cela devait durer jusqu'en 1074, année
où le pape Grégoire VII, qui recherchait la centralisation
romaine, s'adressa au roi Alphonse VI de Castille
(1065-1109), ami fidèle de Cluny et à la cour duquel
avait été élevé le jeune Gelmirez, ainsi qu'aux
rois Sanche IV de Navarre et Sanche Ramirez d'Aragon.
Il leur demandait de recevoir l'office de l'église
romaine et non celui de Tolède ou d'une autre église,
ce rite romain que les mozarabes appelaient officium
gallicanum. A défaut d'un clergé espagnol capable
de mener à bien l'entreprise, celui dont se plaignait
tant le lettré Gelmirez, le fer de lance de la réforme
en Espagne, désigné par le pape, fut l'abbé Hugues
de Cluny qui y jouissait d'une grande influence,
comme ses moines. La reine Constance de Bourgogne,
femme d'Alphonse VI, assura son appui jusqu'à l'abolition
du vieux rite au concile de Leon en 1090. Cluny,
la romaine et la française, tout en appelant seigneurs
et chevaliers à la croisade anti-musulmane, mettait
son prestige et son efficacité au service de la
rénovation de la liturgie. La vigoureuse action
entreprise par Gelmirez pour réorganiser le chapitre
de sa cathédrale devait comporter, outre un meilleur
accueil des pèlerins, un culte plus digne, et cela
ne se fit pas sans résistance.
Quelques
exemples relevés par P. David montrent que l'on
regarde alors vers la France pour trouver des modèles.
Le missel de l'église Saint-Martin de Mateus (diocèse
de Vila Real) a été copié entre 1130 et 1150 sur
un vieux missel tourangeau qui ne peut être postérieur
à la seconde moitié du Xe siècle; il fut apporté
dans le diocèse de Braga entre 1150 et 1175 et son
copiste semble avoir travaillé pour une église de
la région de Tolède. L'original transcrit après
1175 du pontifical de Braga venait de la France
méridionale; un autre fut copié sur un antiphonaire
original français. La coutume liturgique de Braga
est aussi fondée sur des livres romano-francs entrés
en Espagne aux XIe et XIIe siècles. En ce qui regarde
l'église de Compostelle, on conçoit que le français
Aimeri Picaud avait de bons atouts en proposant
son Liber: un office et un missel nouveaux, florilège
de textes infiniment plus riche que le vieux rite
en l'honneur de saint Jacques, avec des hymnes notées
et diverses pièces décoratives élaborées par de
grands noms français ou par lui-même sous le couvert
de ces noms. Ainsi s'explique ce qui a paru une
anomalie à beaucoup: un office de type monastique
pour des chanoines réguliers. C'est que le prêtre
poitevin, en qui on reconnaîtrait volontiers un
ancien moine de l'abbaye clunisienne Saint-Eutrope
de Saintes, au temps (1081) où l'abbé Hugues s'était
vu concéder l'abbaye saintongeaise, s'il ne fut
même un transfuge de l'abbaye-mère, ne pouvait avoir
oublié la liturgie qu'il avait pratiquée. Il trouvait
opportun, surtout avec l'appui de l'archevêque Gelmirez,
de proposer et même d'imposer un riche office monacal.
Une telle entreprise ne peut guère qu'avoir été
concertée et dépasse largement une initiative individuelle
originale.
En
deux endroits du Liber mention est faite de saint
Isidore, évêque de Seville de 599 à 636: Charlemagne
a institué à Compostelle des chanoines secundum
beati Ysidori regulam (livre IV, chap. 5); ceux-ci
y sont astreints, beati Ysidori Yspaniensis doctoris
regulam tenentes (livre V, chap. 10). On s'est étonné
de cette formule, car saint Isidore, affirme-t-on
et c'est vrai, n'a pas fondé de chanoines réguliers
ni établi de règle pour eux. En fait, il s'agit
simplement - et ceci n'avait pas échappé à Hämel
- du vieux rite wisigothique invoqué plus haut et
qui est parfois nommé "rite isidorien".
Outre le maintien de la vieille fête au 30 décembre,
on entrevoit, à défaut de témoins écrits, des textes
liturgiques relatifs au culte local, conservés ou
utilisés par Aimeri Picaud. Ainsi, un extrait de
la passion d'Eusèbe sert d'épître à la messe du
25 juillet (fol. 118v-119). On sait, de manière
générale, que la liturgie gothique se permettait
quelques accommodements avec les textes sacrés.
Il faut donc admettre que notre Poitevin, qui n'était
pas iconoclaste en dépit de son vigoureux tempérament,
a utilisé ce qui lui a semblé valable dans les livres
en usage pour le culte de saint Jacques. Il eût
été fort malhabile de faire table rase de ce que
l'on gardait en ces lieux, fût ce par routine. Au
terme de ces indications convergentes et des intuitions
qu'elles autorisent, l'entreprise d'Aimeri Picaud
paraît définitivement dégagée de l'impression d'isolement
qu'elle donnait au premier abord. Elle se présente
même comme venue à point nommé. Derrière le Liber-Codex
se profilent en effet les grandes figures de saint
Hugues de Cluny, du pape Calixte II et de l'archevêque
Diego Gelmirez, ainsi qu'un arrière-plan de croisade,
d'hospitaliers et de templiers, celui qu'invoque
Hämel, avec insistance, précisément pour la Chronique
de Turpin et le Guide.
*
* *
II
resterait, par une lecture minutieuse du manuscrit
de Compostelle, à étudier plus à fond la psychologie
du prêtre poitevin, sa science multiforme, son langage
truculent. Le simple presbiter de Partiniaco qu'il
dit être masque mal son appartenance passée au milieu
conventuel et son tempérament original pourrait
bien être la cause qui l'en a fait sortir. On aimerait
aussi savoir pourquoi on a déchiré et remplacé diverses
pages du manuscrit offert à saint Jacques en 1139-1140,
ce que pourrait révéler, entre autres manuscrits,
la copie faite sur place en 1173. Le moine de Ripoll
dit lui-même qu'il a eu sous les yeux les cinq livres
assemblés en un volume. De plus, l'édition critique
et qui sera monumentale de toute la tradition du
Liber, est toujours en attente. Hämel l'appelait
de tous ses voeux et il a offert aux médiévistes
les premières pierres de cette construction, tant
en critiquant les éditions qui ne lui paraissaient
pas définitives qu'en engageant ses élèves dans
l'étude et la publication des manuscrits qu'il jugeait
les plus significatifs. A supposer que les Scriptores
qu'il invoque comme postérieurs au Scriptor I ne
soient qu'une vue de l'esprit, le problème serait
simplifié et les différences de graphie, qui sont
réelles, ne seraient plus le fait que de la main
de Gerberge ou de quelque ami de Picaud. Enfin,
il y aurait intérêt à connaître, pour comparaison,
la tradition liturgique conservée dans la bibliothèque
du chapitre de la cathédrale galicienne, comme celle
pratiquée par les actuels chanoines.
En
l'absence de documents sur l'accueil réservé au
Liber par ceux à qui il était destiné, il serait
sans doute exagéré de dire qu'il se heurta à une
résistance opiniâtre des rudes chanoines galiciens,
puisque la réforme romano-clunisienne fit son chemin,
bon gré mal gré, grâce à l'appui des princes, des
évêques et des moines. Les nouveaux textes durent
entrer dans la pratique. Il faut attendre le récit
du voyage que fit à Compostelle en 1572 Ambrosio
de Morales, pour apprendre qu'il feuilleta le Codex,
lequel était tenu pour l'original ("aquel original
que alli tiene la santa Iglesia"). S'il loue
l'ensemble du livre qui, dit-il, n'a cependant pas
été écrit par le pape Galixte et s'il trouve dans
le Guide "cosas buenas", il vitupère contre
le livre IV qui ne contient que des "cosas
tan dehonestas y feas que valiera harto mas no haberlo
escrito". On reconnaît là l'Espagnol patriote
qui demande aux chanoines de faire disparaître ce
livre. Ce qui fut fait en 1609 par les soins u
jésuite Juan Mariana. Avec la Renaissance en effet,
le merveilleux du Moyen Age avait commencé à devenir
suspect. Ainsi, la Chronique devait rester cachée,
entachée d'une sorte de malédiction, jusqu'en 1893,
année où G. M. Dreves put voir le cahier de vingt-neuf
folios à part, jusqu'à ce qu'enfin il pût, vers
1960, retrouver sa place dans le Codex, sur l'initiative
du professeur René Louis, lors de l'une de ses visites
à Compostelle. Paradoxalement, de bonne heure et
pour longtemps, le Turpin fut copié, recopié, traduit,
plus que toute autre partie du Liber et il a toujours
eu la faveur des médiévistes, ainsi que le Guide,
pour l'étude de la tradition épique française.
Par
manière de conclusion, on pourrait sans doute transposer
la célèbre formule de Joseph Bédier, en disant qu'au
commencement du Liber sancti Jacobi était le Codex
Calixtinus.
André
Moisan
-----------------------------------------------------------
retour
à Q.Culture Codex

delhommeb
at wanadoo.fr - 10/01/2013
|